— Votre frère, le comte Robert de Dreux, a engagé sa parole en votre nom, monseigneur. Allez-vous la renier ?
— Non, certes ! Mais je suis indigné de la désinvolture avec laquelle on a disposé en Acre d’une reine, de sa main, de son cœur, de sa vie comme si elle n’était rien d’autre qu’un enjeu politique.
— Elle l’est, en effet… ou tout au moins sa couronne ! Elle ne peut la porter seule et vous le savez parfaitement !
D’une main posée sur le bras du bouillant évêque, Isabelle s’interposa :
— Merci de prendre souci de moi, monseigneur, mais le roi Richard sait ce qu’il fait quand à la fille d’Amaury, à la sœur de Baudouin le Grand, il parle raison d’État – si je vous ai compris, sire mon cousin ?
— En effet. Je le répète : le prétendant a été choisi par acclamations, car nul autre ne saurait mieux convenir à ce pays, comme à ceux de France et d’Angleterre. Comme à vous-même, ma cousine. Outre qu’il est très noble et preux chevalier, aimable et sage comme il convient, il mêle en lui le sang des Capétiens à celui des Plantagenêt puisqu’il est à la fois le neveu de Philippe de France et le mien. C’est le comte Henri II de Champagne qui a été choisi… et je vais avoir l’honneur de vous le présenter, ajouta Richard en s’adressant à la brillante assemblée qui, sur un signe de lui, se fendait en se retournant vers l’entrée de la salle.
Sur le seuil apparut, suivi de ses chevaliers, un homme d’une trentaine d’années, pas très grand mais de belle mine, le cheveu et la moustache bruns, l’œil de couleur indéfinissable car tellement enfoncé sous l’arcade sourcilière qu’on ne pouvait distinguer sa nuance. Il fronçait le sourcil, ce qui lui donnait un air sévère, tout simplement parce qu’il était de mauvaise humeur n’ayant pas encore accepté son élection. Il ne souhaitait pas le trône et moins encore l’obligation d’épouser une inconnue dont il savait seulement que, loin d’être vierge, elle était déjà passée par les bras de deux hommes et que, de surcroît, elle était enceinte.
Sa discussion avec les barons et Richard avait été rude. Henri ne voulait rien entendre. D’abord, l’idée de passer le reste de sa vie sur cette terre brûlée de soleil ne le séduisait pas. Il aimait trop ses terres de Champagne, si vertes, si fertiles, si bien ordonnées, pour s’attacher à un peuple ne rêvant que plaies et bosses et toujours entre deux batailles. Ensuite, il ne trouvait pas la « promise » très fraîche. Enfin et surtout il ne supportait pas l’idée de s’unir à une femme, même reine, déjà grosse d’un autre.
— Si elle accouche d’un mâle, c’est lui qui deviendra roi et moi je resterai encombré de la dame ! J’ai fait vœu de croisade, pas de détruire ma vie, fût-ce pour l’honneur de Dieu !
— Ne mêlez donc pas Dieu à vos récriminations, mon fils, dit alors l’archevêque d’Acre avec beaucoup de douceur. Quant à la dame, comme vous dites, attendez donc de l’avoir vue ! Elle est toute jeune et plus belle et gracieuse qu’aucune femme au monde !
Henri avait fini par accepter de se rendre à Tyr, bien décidé à défendre son point de vue. D’ailleurs, en y réfléchissant, il espérait trouver une alliée dans cette Isabelle de Jérusalem que l’on prétendait jeter dans son lit moins d’une semaine après l’assassinat de son époux.
En pénétrant dans la salle, il l’aperçut aussitôt, debout sur les marches du trône. Une mince silhouette d’abord, élégante et fine dans ses atours d’un noir profond qui exaltait la douce blancheur de son visage. En approchant il la vit mieux et ses sourcils froncés se détendirent. L’archevêque avait raison, par Dieu ! Jamais beauté plus éclatante et plus exquise à la fois n’avait empli son regard. Elle avait l’air d’une perle. Sa bouche ronde d’un joli rose devait avoir le velouté d’un pétale de fleur. Ses yeux ressemblaient sous leurs longs cils à des lacs bleus ombragés de saules.
Quand il fut devant elle, Henri remarqua l’expression d’angoisse, presque d’épouvante, de ce regard fixé sur lui et il se sentit soudain envahi d’un immense désir de lui plaire, de se faire aimer d’elle et d’abord de la voir sourire…
Après s’être incliné profondément, il mit genou en terre, leva la tête, ouvrant grandes ses prunelles, bleues elles aussi et que l’heureuse surprise illuminait.
— Noble reine, dit-il, si vous daignez m’accepter pour votre époux, sachez que je vous serai loyal, fidèle, plein de respect… et aussi aimant que vous m’y autoriserez ! Je compatis à votre douleur. Ce que l’on exige de vous est plus que difficile… hors nature ! Mais j’essaierai de vous aider, de toutes mes forces, à surmonter cette épreuve en vous demandant infiniment pardon d’en être l’instrument…
À mesure qu’il parlait, le visage d’Isabelle se détendait, cependant que l’étau qui tenait son cœur se desserrait. Elle comprit que cet homme, outre la chance qu’il représentait pour le royaume, en était peut-être une pour elle aussi et que, si elle la laissait passer, si elle refusait Henri, le nouveau candidat proposé pourrait être infiniment pire. Un autre Montferrat ?
Le sourire qu’il espérait suivit la réflexion d’Isabelle et, spontanément, elle lui tendit sa main :
— Qu’il en soit selon la volonté exprimée par tant de nobles barons ainsi que par le peuple ! Quant à moi, seigneur comte, sachez que je vous donne ma main avec plus de joie que je n’osais l’espérer…
Une vibrante acclamation salua ses paroles et Richard embrassa avec peut-être plus d’enthousiasme qu’il ne convenait celle qui allait devenir sa nièce.
Le lendemain, dans la cathédrale de Tyr, Isabelle et Henri étaient unis par les liens du mariage… tout juste huit jours après que Conrad de Montferrat eut été porté en terre. Puis Henri fut couronné roi de Jérusalem.
La nuit de noces fut remise à plus tard. Henri avait trop de délicatesse et un trop grand désir de se faire aimer pour imposer dès le premier soir des droits qui eussent pu sembler insupportables. En outre, quelques jours plus tard, durant les préparatifs du départ pour Saint-Jean-d’Acre où le couple royal allait résider désormais, la jeune femme fit une chute et perdit son fruit. Sans grande peine et avec une sorte de facilité : elle n’était enceinte que d’un peu plus de deux mois. Elle reçut cet accident comme une expression de la volonté divine : Henri pouvait désormais être assuré de rester le premier sur ce trône qu’il n’avait pas cherché mais qui, jour après jour, lui devenait plus cher à mesure que grandissait son amour pour Isabelle.
15
La nuit de Saint-Jean-d’Acre
Le 10 octobre 1192, Richard Cœur de Lion quittait à son tour la Terre Sainte, moins heureux qu’au jour de son arrivée. Certes, le royaume était en partie reconstitué, mais en partie seulement : le littoral syrien de Gaza jusqu’à la Cilicie et un peu de l’arrière-pays. Jérusalem, la ville emblème, n’était pas reconquise. Pourtant ce n’était pas faute d’avoir essayé ! Peu après le (troisième) mariage d’Isabelle, l’ost chrétien faisait une nouvelle tentative, remportait des victoires, mais s’arrêtait à cinq lieues de la Cité sainte. Elle était trop bien défendue par ses ravins, ses montagnes, ses murs puissants et les puits d’alentour que Saladin avait fait boucher. Il eût fallu plus d’hommes, plus de machines de guerre, plus de temps… et moins d’écrasante chaleur ! Même les maîtres du Temple et de l’Hôpital conseillèrent le repli. En outre, Richard souffrant de malaria dut rester de longs jours sous sa tente, rafraîchi par les pêches, les poires et les sorbets que chaque jour lui faisait porter le sultan. Ensuite, la paix avait été signée, confortant la bande de terres reconquises et permettant aux pèlerins le libre accès au Saint-Sépulcre.
Il n’y avait rien d’autre à faire qu’accepter… après de si grands rêves, après de si beaux exploits : car Richard, à plusieurs reprises, laissa paraître le fabuleux combattant qu’il pouvait être. À présent il rentrait. Plus tôt sans doute qu’il ne l’aurait voulu, mais l’Angleterre aux mains du détestable prince Jean avait besoin de lui pour s’opposer aux visées de Philippe Auguste, fort désireux d’offrir à la France, avec la Normandie, sa frontière maritime naturelle. Ce retour n’aurait rien d’agréable. Aussi, tandis que s’éloignaient le port de Saint-Jean-d’Acre pavoisé en son honneur et les pentes bleues du mont Carmel, le Plantagenêt se sentait-il le cœur lourd. Il semblait qu’une malédiction pesât sur sa race. Redoutait-il de connaître la même fin pitoyable que son père, Henri II, mort en maudissant le fils qui l’avait combattu, trahi ? L’avenir lui faisait peur (34)…
Cinq jours après le départ de Richard, le 15 octobre, Saladin quittait Jérusalem pour aller passer l’hiver à Damas. Le 30, il était à Beyrouth où il reçut Bohémond d’Antioche, dit le Borgne. Bien qu’ayant hérité le comté de Tripoli, celui-ci n’avait participé en rien aux combats pour la reconquête. Il venait lui rendre hommage et solliciter sa protection. Elle lui fut accordée avec de nombreux présents et une pension de vingt mille dinars à prélever sur le Trésor. Mais il y avait longtemps que ceux d’Antioche se préoccupaient uniquement de leurs propres intérêts.
Le 4 novembre, le sultan reçut enfin l’accueil de Damas, après quatre ans d’absence. Un accueil délirant à la mesure de sa gloire, la plus éclatante qu’eût connue l’Islam depuis celle du Prophète. Hélas pour Saladin, ses jours étaient désormais comptés. Le samedi 21 février il mourait d’une fièvre typhoïde, ne laissant pour tout héritage que quarante-sept dinars, une pièce d’or tyrienne… et bien sûr un empire qui ne résisterait guère à son absence. L’argent ne représentait rien pour lui et il l’avait toujours dépensé à profusion pour le bien de ses armées, de ses peuples… et même des vaincus dont il paya nombre de rançons et qu’il assista quand il s’agissait de femmes ou de pauvres gens. Auprès de lui, à l’heure dernière, l’imam Ahû J’affer récitait les versets du Coran traitant de la fin de Mahomet : « Les ténèbres succédèrent à l’éclat du jour quand cet astre arrivé à son déclin disparut dans la nuit du 27 safer. Avec lui, les sources de la lumière s’obscurcirent, avec lui moururent les espérances des hommes. La générosité disparut et l’inimitié se répandit… »
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