L’intronisation de Montferrat le comblait d’aise parce qu’elle contrariait Richard. Ce soir-là, les deux amis trinquèrent joyeusement à l’événement qui se préparait, mais ne prolongèrent pas la soirée trop tard. Le lendemain on partait pour Acre.
Philippe ne raccompagna pas Conrad : la distance était courte entre sa demeure et le château. Conrad était venu à pied, en voisin. En outre, il aimait à se promener seul dans les rues de Tyr et cette nuit de printemps était tiède et claire comme une nuit d’été. Soudain, deux hommes d’apparence débonnaire s’approchèrent de lui et lui tendirent un placet qu’il accueillit sans méfiance, prêt à accorder toutes les faveurs, toutes les permissions tant il était heureux. Mais, tandis qu’il le lisait, l’un des deux hommes lui plongea un poignard dans la poitrine. Un seul cri et Montferrat s’écroulait, frappé à mort, tandis que s’enfuyaient les meurtriers.
Quelqu’un avait vu le crime. Il donna l’alerte et les assassins furent pris avant d’avoir pu gagner un refuge quelconque, en admettant qu’ils en eussent un. En effet, ils se laissèrent arrêter sans opposer de résistance et avec une indifférence au sort qui les attendait telle que Balian d’Ibelin, devant qui on les mena, les identifia sans avoir besoin de recourir à la question. Ces hommes étaient ce que l’on appelait des Haschischins(32), dont le maître était ce personnage quasi fantastique, étrange et redoutable que l’on appelait le Vieux de la Montagne et dont la réputation, auréolée de légendes, inspirait une crainte à peu près universelle en Orient.
Il y avait un siècle environ qu’en Perse zoroastrienne, était apparu un ordre ismaélien professant que Dieu, inaccessible à la pensée, ne peut se manifester que par la raison universelle. Il avait pris naissance à Alamout, une forteresse impénétrable, sauf pour les aigles, dans les montagnes de Roudbar. Le maître en était alors un prophète visionnaire, Hassan Sabbah, qui s’était voué à une lutte sans merci contre l’islam orthodoxe. Devant Alep, dans les débuts de son règne, Saladin échappa de justesse au poignard de ses sicaires. L’ordre, en effet, s’était déplacé d’Iran en Syrie, emmené par l’enfant dont Hassan Sabbah avait fait son disciple. De ses nouveaux repaires des monts Ansarieh, Rachid ed-din-Sinan, le nouveau Vieux de la Montagne, pouvait lâcher à son gré sur les royaumes ses fidèles fanatisés à l’aide du haschich.
« Le Vieil gardait en sa cour royale des jeunes gens de sa contrée, de douze à vingt ans, qui voulaient être des hommes d’armes. Il leur faisait boire un breuvage qui les endormait aussitôt, puis les faisait porter dans son jardin. Ils s’y voyaient alors en si beau lieu qu’ils pensaient être vraiment en Paradis. Les dames et les demoiselles les satisfont tout le jour à leur volonté de telle manière qu’ayant tout ce qu’ils veulent jamais ils ne sortiraient de là de leur propre vouloir… Et quand le Vieil veut faire occire un grand seigneur, il leur dit : “Allez et tuez telle personne et quand vous reviendrez je vous ferai porter par mes anges qu’ils vous ramènent en Paradis…” Aussi faisaient-ils à son commandement sans craindre aucun péril dans le désir qu’ils avaient de retourner en Paradis. Et par cette manière le Vieil faisait occire tous ceux qu’il leur commandait(33)… »
C’était cet homme qui venait de faire « assassiner » Conrad de Montferrat…
Philippe de Dreux vint en personne annoncer à Isabelle ce qui, pour le royaume en voie de reconstruction, était une véritable catastrophe. Il lui dit aussi d’où venait le coup et elle ne comprit pas, car à premier examen ce meurtre justement était incompréhensible :
— Le Vieux de la Montagne est l’ennemi de Saladin et comme tel ne peut être celui de mon seigneur époux. Je sais que, jadis, mon père vénéré, le roi Amaury Ier, entretenait avec lui des rapports quasi amicaux et que monseigneur Guillaume de Tyr parlait de lui avec estime. Alors pourquoi ce crime ?
— J’ai peur, soupira l’évêque de Beauvais, d’une raison assez sordide. Il y a quelque temps, Montferrat a fait saisir, vider de sa cargaison et couler un gros navire marchand appartenant au Vieux. Par deux fois, celui-ci a réclamé le bateau, son chargement et l’équipage – ou tout au moins un dédommagement –, mais votre époux n’a pas cru que cet homme, dans lequel il voyait surtout une légende, pouvait être dangereux. Il a accueilli ses demandes d’un haussement d’épaules. Ce n’est pas à vous que j’apprendrai quel caractère entier était le sien.
— Je sais. Lorsque la colère s’emparait de lui, elle pouvait obscurcir son jugement par ailleurs clair et sagace. C’est parce que l’on m’avait appris quel grand roi il pouvait devenir que j’avais accepté de l’épouser. Et à présent, ajouta-t-elle avec un sourire amer, vais-je devoir régner seule, moi qui n’entends rien à la politique ? Ou bien la couronne va-t-elle retourner à Guy de Lusignan que ce crime doit réjouir fort ?
— Cette hypothèse est exclue, madame. L’assemblée des barons ne veut plus entendre parler de lui.
— Alors ?
Philippe de Dreux ne possédait pas la réponse à cette dernière question. Pas davantage Balian d’Ibelin ni personne dans l’entourage de la jeune veuve. Il fallut l’attendre cinq jours, le temps de procéder aux funérailles de Conrad, roi de nom pendant si peu de temps. Au milieu d’un grand concours de peuple affligé et inquiet de son devenir, Isabelle suivit, sous les voiles du deuil, le cortège funèbre à travers une ville tendue de noir jusqu’à l’église Sainte-Croix, où son époux allait reposer. Elle n’éprouvait pas de chagrin : elle avait trop détesté Conrad pour se donner l’hypocrisie de le pleurer ; le grand voile tombant de son chapel noir cachait un visage sec, mais pâle à cause de l’angoisse qui la tourmentait. L’enfant qu’elle portait en elle, quel avenir serait le sien ? Lui laisserait-on seulement le temps de vivre si c’était un mâle ? Ou bien disparaîtrait-il au bout d’une poignée de mois, comme le petit Bauduinet dont l’existence gênait ? Qui cet enfant-là gênerait-il, en dehors de Lusignan dont on lui assurait qu’il n’était plus à craindre ? Le vieux marquis de Montferrat avait eu deux autres fils en plus de Conrad et de Guillaume, père de Bauduinet. Il y avait Boniface, l’aîné, et Renier. L’un d’eux chercherait-il à s’approprier le fragile héritage ? Toutes ces interrogations ne menaient à rien, mais avaient quelque chose d’affolant.
Montferrat était en terre depuis la veille quand des nefs de guerre franchirent les tours du port. Au mât de celle qui venait en tête, les lions d’Angleterre, or sur champ de gueules, dansaient dans le vent du matin…
Un moment plus tard, dans la grande salle du château où l’aigle de Montferrat portait crêpe noir, Richard s’avançait à grands pas vers Isabelle qui l’attendait dans le fauteuil royal près duquel se tenaient sa mère, toujours belle mais que l’âge faisait plus imposante, et ses deux sœurs Helvis de Sidon et Marguerite promise à Hugues de Tibériade. Les hommes, à l’exception de l’évêque de Beauvais, avaient pris place un peu plus bas. Ainsi l’avait voulu Isabelle, déterminée à mettre en avant les femmes de la famille afin de faire comprendre au roi anglais que sa couronne, si elle la devait au roi son père, n’en était pas moins possession féminine et qu’elle était peu disposée à se laisser dicter sa conduite… Il ne pouvait être question d’apparaître en position de faiblesse en face d’un personnage qui avait été l’ennemi de Montferrat.
Elle regarda s’approcher le Plantagenêt blond, athlétique et arrogant, qui par le sang lui était cousin, et se leva seulement quand il fut au pied des trois larges marches soutenant le trône. Encore resta-t-elle debout sur la dernière pour lui tendre, sans un mot, ses doigts sans bagues dépassant de la longue manche de soie noire.
L’intention trop claire amena un flot de sang aux joues halées de l’Anglais, mais il s’inclina cependant sur cette main, dompté par la gravité, à la fois sévère et ensorcelante, de ce regard bleu immense et insondable. Puis sa voix s’éleva, haute et forte :
— Madame et ma cousine, je suis venu vous porter témoignage de l’affliction des barons d’Orient et d’Occident indignés et navrés de la mort cruelle de votre époux à la veille même de sa plus grande gloire…
— Soyez assuré que je vous en ai belle reconnaissance, sire mon cousin, à vous et à tous ceux dont vous daignez à cet instant vous faire l’interprète… C’est une consolation pour nous tous ici de vous y souhaiter la bienvenue. Puis-je espérer que vous serez mon hôte à Tyr comme vous l’eussiez été à Saint-Jean-d’Acre ?
— Pardonnez-moi, mais les instants me sont comptés trop chichement pour m’autoriser la douceur de votre hospitalité. Je ne viens pas seulement vous porter la douleur de ce pays, mais aussi son désir fermement affirmé de vous voir reprendre époux. Et…
Isabelle ne s’attendait pas à cela. Un éclair dans les yeux, elle coupa :
— Reprendre époux ? Alors que mon seigneur Conrad ne repose au tombeau que depuis hier ? Sire mon cousin, avez-vous bien conscience de ce que vous venez de dire ?
— Certes, ma cousine ! J’ai en effet conscience de ce que pourrait éprouver en pareille circonstance une femme quelconque. Mais vous êtes reine et cela change tout. Sans le crime qui vous a faite veuve, il devrait y avoir à Acre un roi. Il faut qu’il y en ait un, vous m’entendez ?
— Peut-être y en a-t-il un… dans mon ventre !
— L’armée qui se bat pour vous reconquérir Jérusalem n’a pas le temps d’attendre qu’il grandisse. Et moi, je ne resterai pas ici ma vie durant. Je suis venu vous dire qu’hier, dans la cathédrale d’Acre et par acclamations, les hauts hommes de Syrie mais aussi ceux d’Angleterre, de France…
— Je ne crois pas avoir été consulté ? Coupa Philippe de Dreux agacé par le ton de l’Anglais. Il me semble pourtant que je fais partie des hauts hommes ?
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