Hospitaliers et Templiers suivaient eux aussi. Ces derniers, déconsidérés depuis les agissements de Gérard de Ridefort en dépit de sa mort sous les murs d’Acre, et très diminués en nombre, étaient reconnaissants à Richard de leur avoir donné un nouveau Maître en la personne de son ami Robert de Sablé, qu’il aimait fort parce que c’était, comme lui, un « trouvère » aimant à chanter et à composer des chansons. Il avait été deux fois marié, laissant en Europe un fils et deux filles, et ne prononça d’ailleurs ses vœux qu’à son arrivée à Acre. Mais sa renommée de sagesse, de vaillance et de « prud’homie » était grande et les Templiers, dont il ne restait guère, l’accueillirent avec immense joie. Il sut en outre, dans la campagne qui commençait, garder discipline et discrétion afin que fussent oubliées au plus vite les erreurs passées. Comme naguère on les mit à l’avant-garde. Les Hospitaliers, encore très puissants sous la houlette de Garnier de Naplouse, qui gardaient le fort château de Margat et surtout l’imprenable Krak des Chevaliers dans les monts du Liban, assuraient pour leur part l’arrière-garde.

On partit le 23 pour longer la côte en direction du sud. Une route malaisée sous un soleil de plomb ; les buissons et les herbes montaient si haut qu’ils fouettaient les piétons au visage et agaçaient les naseaux des chevaux. Il fallait aussi subir les attaques rapides des mamelouks de Saladin qui les attaquaient sans aller jusqu’à la bataille rangée, leur imposant une pénible guerre de harcèlement. Les Turcs suivaient de l’intérieur des terres le cheminement qu’accompagnaient sur mer les navires croisés. La situation dura jusqu’au 7 septembre où enfin, près d’Arsuf, le combat s’engagea.

Les Francs y brisèrent la résistance de Saladin et s’ouvrirent la route de Jaffa, où ils trouvèrent la ville en ruine, mais aussi des arbres portant des fruits en grande quantité : grenades, raisins, figues et olives s’offraient à eux cependant que la flotte ancrée dans le port les ravitaillait de son côté. Saladin, lui, se retira dans Jérusalem après avoir démantelé les forteresses d’alentour et pratiqué la terre brûlée. Richard alors s’arrêta sur place, dans l’agréable plaine de Sharon, et y resta quatre mois, hésitant à engager l’armée dans cette suite de montagnes arides et de défilés étroits derrière laquelle se trouvait Jérusalem. Le spectre de Hattin dont il s’était fait conter et conter encore les péripéties hantait ses nuits. En outre, il n’avait pas su se concilier les Français que commandait le duc de Bourgogne et ses propres troupes commençaient à trouver le temps long. Certes Guy de Lusignan ne le quittait pas d’une semelle mais il avait fallu bien peu de temps à Richard pour juger la valeur réelle de cet homme trop beau. Il avait vu venir aussi Onfroi de Toron que l’espoir de revoir son épouse conduisait vers lui. Quant à Conrad de Montferrat, mécontent de s’être retrouvé simple héritier, il boudait, enfermé dans Tyr… avec Isabelle !


Le retour de son époux – un époux mécontent de surcroît ! – n’avait causé aucune joie à la jeune mère. La chute d’Acre et l’ardeur avec laquelle Montferrat entendait défendre ses droits à la couronne de sa femme lui laissaient espérer un automne et un hiver paisibles. Solidement gardé et bénéficiant en outre de la sagesse de Balian revenu soigner une blessure reçue durant le dernier assaut, Tyr n’avait pas vraiment besoin de son seigneur. Isabelle encore moins !

Dès qu’on la lui eut posée entre les bras, elle avait adoré sa petite fille. Une bonne fée avait évité à l’enfant le vilain aspect si fréquent lors de la naissance. Marie était un joli bébé tout lisse et tout rond, avec au-dessus de son mignon visage une petite mousse de cheveux bruns doux et légers comme un duvet d’oiseau. Devant son premier enfant, la jeune mère allait d’émerveillement en émerveillement. Il en allait de même de son entourage. La reine Marie, Euphémia, les dames, ses jeunes sœurs et surtout Helvis qui venait d’épouser Renaud de Sidon, toutes raffolaient de la petite Marie. Helvis peut-être plus que les autres. Son mariage avec l’ex-époux d’Agnès de Courtenay était le fruit d’un amour commencé pour elle dans l’enfance mais qui apportait à Renaud ce renouveau, cette bouffée de printemps si précieuse à un homme de quarante ans. Il avait aimé Agnès, jadis, mais son inconduite l’en avait détaché très vite. Les grands yeux adorants d’une jeune fille de seize ans lui avaient rendu confiance en lui-même et en l’amour. Et c’était volontiers que Balian d’Ibelin avait confié sa plus jeune fille à son compagnon d’armes, son ami aussi. Depuis la naissance de Marie, la nouvelle épousée quittait le berceau le moins possible.

— Voyez donc le bel enfant que peut donner un homme de l’âge de mon seigneur époux ! proclamait-elle. Si je veux en avoir un tout pareil, il faut que je le regarde bien et souvent !

Et tout le monde riait autour d’elle. Mais les rires s’étouffèrent lorsque Conrad revint. C’est tout juste s’il accorda un regard au bébé, insoucieux d’ailleurs de son auguste présence et qui dormait avec application dans son berceau, les yeux bien fermés et sa petite bouche entrouverte sur l’ombre d’un sourire.

— Une fille ! lança-t-il avec dédain. Une fille, alors que j’aurais tant besoin d’un garçon pour soutenir mes droits quand Lusignan s’en ira enfin les pieds outre !

— Chez nous, les filles ont autant de droits que les garçons, protesta Isabelle indignée. La meilleure preuve n’est-elle pas que les barons m’ont reconnue comme reine ? Ce n’est pas votre cas. Si vous n’êtes pas satisfait, démarions-nous et cherchez-vous une autre épouse !

Sa colère calma celle du marquis. S’en faire une ennemie à un moment si délicat pour lui était la dernière chose qu’il souhaitât. D’autant qu’il la désirait toujours autant. Davantage même, car sa maternité l’épanouissait délicieusement. Il baissa pavillon :

— Je vous demande grand pardon, ma mie ! C’est vous qui avez raison : l’important c’est que notre mariage porte ses fruits et que tous en soient témoins. Lusignan, lui, n’a plus d’épouse…

— Mais il pourrait en reprendre une, lança Helvis qui détestait Montferrat et ne prenait guère la peine de le cacher. C’est un fort bel homme et les candidates à la succession de Sibylle ne vont pas manquer !

— Dans son lit sans doute, mais à l’autel c’est une autre histoire. Ce roi de pacotille se devrait d’épouser une princesse. Or aucune n’accepterait, sachant qu’elle procréerait en vain puisque le compromis fait de moi l’héritier. Quelle jouvencelle couronnée me voudrait pour fils ?

Sa plaisanterie le fit rire, mais il fut à peu près le seul. Isabelle gardait sur le cœur l’accueil fait à sa petite Marie. Pourtant Conrad, repentant parce qu’il se rendait compte de son effet désastreux, multipliait les efforts pour le faire oublier. Il eut le bon goût de ne pas importuner sa femme d’assiduités, que le temps des relevailles et l’avis des médecins interdisaient : l’enfant était superbe mais la jeune mère avait beaucoup souffert et il fallait lui laisser le temps de se rétablir complètement avant de mettre en chantier le fils tant désiré. Conrad alla s’en consoler auprès d’une belle Pisane, la Margarita, qui tenait le haut du pavé de Tyr en matière de courtisanerie.

Cet hiver clément fut particulièrement doux pour Isabelle protégée comme dans un cocon par l’amour et les soins qu’elle donnait à sa petite fille et le retour de ses rêves d’antan. Ernoul de Gibelet, revenu au château avec Balian, passait de longs moments auprès d’elle afin de lui lire des poèmes et de chanter pour Marie. La jeune femme appréciait sa présence. Incidemment, il lui avait parlé du chevalier voilé de blanc dont les apparitions fulgurantes semaient la terreur chez les Turcs, persuadés d’avoir affaire au roi lépreux. Isabelle en avait été émerveillée, mais pas autrement surprise. Depuis la guérison miraculeuse d’Ariane sur le tombeau de Baudouin, elle était persuadée qu’après la lente agonie qu’avait été sa vie, Dieu avait reçu son frère au nombre des bienheureux. À présent elle s’adressait à lui dans de petites oraisons mi-pieuses, mi-fraternelles pour lui confier ceux qu’elle aimait ; son enfant avant tout et aussi sa mère, ses sœurs, son beau-père… et celui qui s’était perdu, rejeté aux ténèbres extérieures un soir d’hiver et dont l’image obsédante hantait ses nuits et faisait couler ses larmes.

À Helvis seule, devenue sa confidente, elle osait parler de Thibaut parce qu’elle savait qu’elle l’aimait bien, l’admirait, et refusait, avec le bel optimisme qui en faisait une si précieuse compagne, de le rayer du nombre des vivants.

— Il est si fort, si vaillant, si habile aux armes et en toutes choses qu’il m’est difficile de croire que la méchanceté des hommes l’ait réduit à cette extrême misère dont seule la mort délivre.

— On ne lui a laissé aucune chance, Helvis. Encore eût-il fallu qu’il remercie qu’on lui ait fait grâce du bûcher ! Pour un crime dont il est innocent !

Helvis ne voulait rien entendre et secouait sa tête blonde, gardant entre ses fins sourcils un pli obstiné :

— Je le pense capable de se tirer des pires situations et au lieu de le pleurer, ma sœur, vous devriez prier pour obtenir de le revoir un jour parce que, s’il est vivant, rien ne pourra l’empêcher de revenir vers vous. Heureuse êtes-vous, Isabelle, d’être aimée de si grand amour ! Je crois bien que, si je n’aimais tant mon seigneur époux, c’est messire Thibaut que j’aurais aimé.

— Quel plaisir de vous entendre, ma mie ! Vous rendriez courage aux plus désespérés. Je voudrais tant vous croire !

— Mais vous me croyez, même si vous refusez de l’admettre, et je vais vous en apprendre la raison : il y a tout au fond de vous, j’en suis certaine, une petite voix, un sentiment, une émotion qui vous chuchote qu’il vit toujours.