L’accueil réservé à ses navires échoués s’étant montré hostile, Richard fit débarquer son armée, tomba à bras raccourcis sur Isaac qu’il battit à Tremithoussia, le fit prisonnier et entra en maître dans sa capitale de Nicosie, ce qui faisait tomber l’île tout entière dans sa main… Apprenant les faits, Guy de Lusignan s’embarqua aussitôt pour Chypre afin d’exposer son cas à Richard et le prévenir contre Conrad de Montferrat et ses tenants. Il y réussit pleinement. Séduit par sa prestance et sa beauté, Richard s’enthousiasma pour lui et lui promit son appui plein et entier. Il était ainsi avec lui. Richard passait de la plus noire fureur à des emballements d’adolescent et c’était là, avec un sens politique à peu près nul, le talon d’Achille de cet homme d’une folle bravoure, de ce guerrier fabuleux, sans doute le plus grand soldat de son temps.
Quand les lions d’Angleterre vinrent rejoindre les lys de France devant Acre, il fallut toute la diplomatie de Philippe Auguste pour que ce siège commun que l’on devait mener ne tourne pas à la querelle dynastique, tant Richard mit d’arrogance à faire savoir qu’il entendait soutenir les droits de Guy envers et contre tous. Diplomatie d’autant plus méritoire que les relations des deux hommes n’étaient pas des meilleures. Jadis amicales et même chaleureuses quand Richard, fuyant les colères de son père Henry II, séjournait à la cour de France, elles s’étaient détériorées dès que Richard s’était assis sur le trône de Henry. Il se retrouvait duc de Normandie, devant l’hommage à un roi fermement décidé à défendre l’intégrité de son royaume tout en visant à lui donner le maximum de frontières possible. En outre, Richard, fiancé à Alix de France depuis de longues années (la jeune fille avait été élevée à la cour anglaise), avait refusé de l’épouser pour la raison bien compréhensible qu’elle était devenue – par force sans doute ! – la maîtresse de son père Hemy, qui s’était pris pour elle d’une passion violente. Qu’on lui eût rendu sa sœur, Philippe pouvait le comprendre, mais tandis que l’on hivernait à Messine, il avait émis l’idée d’épouser lui-même Jeanne, sœur de Richard et veuve du roi de Sicile. Sans vouloir considérer ce qu’une telle union pouvait avoir de bénéfique pour les deux pays, Richard refusa brutalement. Philippe se le tint pour dit et quitta Messine, emportant l’idée de faire payer un jour cet affront à son ancien ami. Et la déclaration intempestive de Richard l’ancra plus solidement dans l’idée de se faire le champion d’Isabelle, de Conrad et des barons locaux. Richard avait peut-être des liens de parenté avec les Lusignan, mais lui en avait avec Montferrat. Il eut la sagesse de ne répondre à cette provocation que par une simple phrase :
— Prenons d’abord Acre, nous verrons ensuite !
Et il retourna à son pilonnage de murailles qui commençait à porter ses fruits tandis que Richard allait prendre position à l’opposé en face de la tour des Mouches, un ouvrage avancé sur la mer. Incontestablement, leur double arrivée galvanisait l’armée disparate dans laquelle les assauts de Saladin d’une part, les flèches et les pots de naphte des assiégés d’autre part avaient fait des coupes claires, encore aggravées par les épidémies. Celle de Philippe avait donné la première impulsion, celle du Cœur de Lion porté par sa réputation acheva de relever les courages.
Le 2 juillet « Male Voisine » ouvrait enfin une brèche près de la Tour Maudite et Philippe qui, debout près de sa catapulte, tirait à l’arbalète comme un simple homme d’armes donna l’ordre de monter à l’assaut et s’élança lui-même, mais ne put dévaler dans la ville. Saladin en personne lançait un assaut contre lui et il dut se retourner pour le repousser. Dans Acre le découragement s’installait : les assiégés, au moyen d’un pigeon voyageur, firent savoir au sultan qu’ils étaient à bout de souffle et ne pourraient plus tenir longtemps. Aussitôt Saladin envoya une nouvelle attaque qui ne put aboutir. Pendant ce temps Philippe Auguste reprenait l’assaut de la Tour Maudite, mené cette fois par Aubri Clément, maréchal de France, qui avait juré de prendre Acre ou de mourir. Mais le poids des soldats sur les échelles appliquées contre la brèche était trop lourd. Elles se brisèrent et Aubri Clément fut tué sous les yeux de son jeune roi que les larmes brouillaient.
Cependant Acre était frappée à mort. Le 11 juillet, après une charge furieuse menée par les Anglais, la ville demanda grâce et le lendemain elle capitulait. Des hauteurs où était placée sa grande tente jaune, Saladin put voir tomber les étendards de l’Islam qu’un guerrier remplaçait aussitôt par ceux des rois chrétiens. Ce guerrier, c’était Conrad de Montferrat…
Cependant il ne leva pas le camp. Il lui fallait racheter la vie de ces quelque trois mille hommes survivants qui, durant plus de deux ans, lui avaient conservé Acre et qui, à présent, étaient parqués dans le quartier des vainqueurs, attendant que l’on décide de leur sort après que l’on eut salué en eux de véritables héros.
Les termes de la rançon furent dictés par Richard. La chaleur torride de l’été qui exaltait les puanteurs de tous ces cadavres que l’on ne savait plus où enterrer, les miasmes de la maladie que la mort traînait après elle venaient d’avoir raison de Philippe. Atteint d’une fièvre qui le faisait transpirer et claquer des dents avant de faire peler son grand corps, il dut rester sous sa tente pendant plusieurs jours. Richard, malade aussi mais moins gravement, en profita pour se conduire en chef incontesté de la croisade. Insolent, arrogant même en face de ses compagnons d’armes, son orgueil le poussait à des gestes regrettables : après que Montferrat eut planté sur Acre les bannières des rois, le duc Léopold d’Autriche, comme c’était son droit en tant que prince souverain, y fit ajouter la sienne… que Richard fit publiquement arracher et jeter dans les latrines(31).
La rançon que demanda le roi anglais était énorme : deux cent mille dinars d’or, la libération de deux mille cinq cents prisonniers francs et la restitution de la Vraie Croix.
Bien que malade, Philippe ne perdait tout de même pas de vue les intérêts de son candidat et de celle qu’il tenait pour vraie reine de Jérusalem, même s’il ne l’avait jamais vue. Isabelle, en effet, approchait de son terme et ne pouvait quitter Tyr cependant que Philippe ne pouvait quitter Acre. Soutenu par les barons autochtones, il batailla de son mieux contre Richard. Deux camps s’étaient formés, prêts à en venir aux mains. Il fallait trouver une solution. Le camp anglais était de beaucoup celui qui avait le moins souffert du siège et de ses suites. Il jouait sans pudeur de la popularité de Richard auprès des troupes et imposa sa façon de voir : Guy de Lusignan restait roi de Jérusalem. Philippe Auguste retrouva assez de forces pour l’obliger à un compromis : Conrad de Montferrat succéderait à Guy de Lusignan lorsque celui-ci mourrait. Ce qui n’était pas un grand cadeau, car Guy n’avait que trente-cinq ans, alors que Conrad en avait quarante, mais en ces temps difficiles ce n’était pas toujours le plus vieux qui mourait le premier.
L’affaire réglée, Philippe Auguste annonça son départ. Ce fut un tollé chez les Anglais qui le taxèrent de désertion. Montferrat et ses partisans, tout en déplorant ce départ, comprirent. Le roi de France n’était pas guéri de sa mauvaise fièvre. Il ne voulait pas, si jeune et alors que son beau royaume avait tant besoin de lui, laisser ses os à une terre qui, à ses yeux, n’était plus si sainte. Cependant, pour la gloire de Dieu il se comporta en grand prince, laissant l’armée qu’il avait amenée poursuivre la reconquête sous le commandement du duc de Bourgogne. Le 3 août, la nef royale quittait ce qui était redevenu Saint-Jean-d’Acre et faisait voile vers l’Occident. Le jour même, dans sa chambre du château de Tyr, Isabelle donnait le jour à une petite fille qu’elle appela Marie…
Philippe Auguste n’avait même pas attendu la réponse de Saladin concernant le rachat des prisonniers. Il est vrai que cette réponse se faisait attendre, mais les autochtones n’y voyaient rien d’extraordinaire, habitués qu’ils étaient, autant dire de naissance, à l’art de mener les affaires en Orient. Saladin qui était d’une extrême générosité était prêt à payer très cher la vie des preux qui avaient défendu Acre, mais il s’abandonnait volontiers aux rites du marchandage. Ce que ne supporta pas l’arrogant Richard et c’est en cela que résida le tort de Philippe : le laisser maître du terrain. Lui présent, il se fût opposé de toute son autorité au crime que perpétra le Cœur de Lion. Son orgueil ne s’accommodait pas des usages orientaux : il crut qu’on voulait le jouer et qu’à tout le moins Saladin se moquait de lui. Le 20 août, il fit rassembler les trois mille guerriers devant les murs de la ville et ordonna que l’on égorge « toute cette chiennaille » !
Ce furent les captifs francs qui firent les frais de cette boucherie et payèrent de leurs vies les violences irréfléchies du roi d’Angleterre. Saladin fit savoir que désormais il ne ferait plus de prisonniers. Quant à la Vraie Croix, elle fut renvoyée à Damas et jetée dans un débarras. Attitude étonnante de la part des musulmans qui reconnaissaient un prophète dans le Christ. Thibaut de Courtenay aurait pu donner sur ce point une opinion éclairée.
Cependant, une sorte de génie de la guerre habitait le Cœur de Lion, à défaut de sens politique sérieux. Il ne voulait pas rentrer sur une victoire qui n’appartenait pas à lui seul et il décida la reconquête du royaume. Arrachant presque de force les troupes aux délices d’Acre (la ville qui avait failli mourir de soif s’était rattrapée), il mit l’armée en marche vers le sud. Une armée qui marchait en bon ordre, car le duc de Bourgogne et les autres princes étaient convenus de lui laisser, comme au plus capable, la direction des opérations.
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