Le lendemain à l’aube, elle gagnait seule et à pied la maison des moniales de Sainte-Calixte.

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Des rois et un fantôme…

Dix jours après la mort de sa sœur, Isabelle était couronnée reine de Jérusalem par l’archevêque d’Acre en remplacement du Patriarche toujours à Rome ; et deux jours plus tard, dans cette même cathédrale où, jadis, sa mère avait épousé Amaury Ier, elle était unie à Conrad de Montferrat. Jamais sans doute sous les joyeux atours rouge et or des épousailles on n’avait vu mariée plus pâle et, quand il lui fallut mettre sa main dans celle du marquis, cette main était glacée.

Jusqu’au dernier moment elle avait espéré que le cardinal légat Ubaldo n’accepterait pas de rompre un mariage qui ne présentait en apparence aucune faille, mais la reine Marie et les barons avaient fait ressortir plusieurs causes d’empêchement : l’âge d’Isabelle d’abord au moment du mariage, l’absence de consentement des parents (même s’il avait été arraché à Baudouin IV malade) et surtout la contrainte dont la fillette avait été l’objet puisqu’elle avait été conduite au Krak après que l’on eut violé son couvent de Béthanie. Dans ces conditions, le légat ne pouvait faire autrement que déclarer nulle l’union d’Isabelle de Jérusalem et d’Onfroi de Toron. La pauvrette se retrouvait donc unie à un homme que non seulement elle n’aimait pas, mais dont elle avait peur.

La nuit de noces qui suivit eût pu décourager un homme moins déterminé : le corps ravissant qu’il découvrit dans le grand lit drapé de pourpre subit ses assauts avec une totale inertie et, lorsque enfin épuisé il s’endormit comme une masse, Isabelle titubante et le visage noyé de larmes s’en alla réveiller Euphémia et se rendit avec elle dans les bains du château, déserts à cette heure de la nuit. Là, elle se lava longuement comme pour effacer de sa peau des traces immondes. L’eau était froide et elle grelottait, mais, après que la vigoureuse Grecque l’eut enveloppée d’un drap hâtivement chauffé et frictionnée à lui arracher la peau, elle se sentit mieux et revenue dans le lit nuptial, le plus loin possible de Conrad, elle réussit enfin à trouver le sommeil.

Malheureusement il ne lui fut pas possible de s’appliquer ce traitement tous les soirs et trois mois après ces noces sinistres, Isabelle fit connaissance avec l’état de grossesse.

Elle put alors respirer car son époux, soucieux de défendre ses droits à la couronne, allait prendre sa part au siège d’Acre. En effet, si les barons du pays et quelques autres avec eux tenaient Isabelle pour leur reine incontestée, il n’en allait pas de même des seigneurs venus d’Occident dont les Lusignan s’étaient hâtés de s’attirer la sympathie. Pour ceux-là Guy, couronné au Saint-Sépulcre – de la main de sa femme sans doute mais couronné tout de même –, possédait tous les droits pour hériter de Sibylle. Conrad, lui, n’avait reçu aucune couronne et entendait la recevoir de l’ensemble des croisés. Or, en cet hiver pénible entre tous, la famine régnait dans le camp sous Acre. Le marquis chargea donc des bateaux de victuailles – sans aller cependant jusqu’à affamer sa bonne ville de Tyr ! – et fit voile vers le nord.

Son arrivée fut saluée de grandes acclamations. En dépit du temps affreux, du froid et de la boue, on se jetait à l’eau pour aider à décharger plus vite les navires de leur précieuse cargaison.

Une si grande agitation n’échappa pas aux espions que le sultan entretenait chez ses ennemis et, séance tenante, il donna l’ordre d’attaquer. Pris de court, les Francs se ruèrent à leurs défenses et un combat furieux s’engagea auquel ceux d’Acre ne manquèrent pas de se mêler en jetant du haut de leurs murailles de la naphte enflammée et de grosses pierres. Si furieux même que Saladin crut avoir bataille gagnée jusqu’au moment où un incident étrange changea le cours des choses : à l’instant où un soleil timide réussissait à percer la couverture de nuages, un chevalier venu de nulle part arriva dans le dos des Musulmans de toute la vitesse d’un superbe cheval blanc ; sur son passage, les rangs s’ouvraient et les hommes, frappés de stupeur, arrêtaient leur ruée pour le regarder avec dans leurs yeux de l’effroi, parce que ce guerrier fulgurant ne pouvait venir que de l’autre monde.

Dans les pâles rayons blancs, son haubert, son heaume et ses armes étincelaient comme de l’argent pur. Une couronne d’or fleuronnée cerclait son casque rayonnant comme la croix brodée sur sa cotte d’armes. Il accaparait la lumière, il resplendissait au point qu’on aurait pu croire que saint Georges en personne venait à la rescousse des chrétiens. Son épée tournoyante lançait des éclairs, mais ce qui le rendait si effrayant c’était le voile de mousseline blanche qui lui cachait le visage…

Une rumeur terrifiée achevée en invocation passa sur tous ces hommes, simples pour la plupart et épris de merveilleux :

— Le roi lépreux ! Il revient ! Allah ! Allah !

La fantastique apparition, cependant, ne blessait personne, ne touchait personne. Elle passa comme l’éclair à travers les troupes médusées en opérant un mouvement tournant, puis disparut vers les croupes boisées qui dominaient la plaine d’Acre. Quelques cavaliers s’élancèrent, sans pouvoir le retrouver, d’autant qu’un nuage noir avala soudain le soleil et que la pluie se remit à tomber.

La scène n’avait duré qu’un instant, mais suffisant pour que les Francs se reprennent. Les mamelouks trouvèrent devant eux la belle chevalerie du comte Henri de Champagne et l’assaut fut rejeté. Conrad de Montferrat et ses vivres furent reçus avec la chaleur que l’on imagine. Sauf peut-être par les Lusignan. Le veuf de Sibylle ne perdit pas une minute pour faire entendre à l’époux d’Isabelle qu’il entendait bien rester là où l’amour de sa femme l’avait mis et peu s’en fallut qu’ils n’en vinssent aux mains. Ce fut l’évêque de Beauvais qui trancha le débat :

— Laissons aux rois qui vont arriver le soin de vous départager ! Ils ne sont plus loin…

C’était peut-être la sagesse, encore que les barons palestiniens, oubliant leurs origines européennes, considérassent avec méfiance l’idée que le roi de France ou le roi d’Angleterre décident pour eux dans leurs affaires dynastiques. Mais comme on avait grand besoin d’eux, on s’en tint là. Conrad de Montferrat, cependant, ne quitta plus le camp devant Acre de façon à se trouver à pied d’œuvre pour défendre les droits de sa femme et surtout les siens propres, sachant qu’il ne recevrait la couronne qu’une fois Isabelle définitivement reconnue de tous.

Cette décision présentait au moins l’avantage de débarrasser la jeune femme, aux prises avec les premières nausées, d’un époux que, vu son état, elle avait de plus en plus de mal à supporter, notamment pour une simple raison : très soucieux de sa personne – il fréquentait les bains plus que la moyenne des hommes –, Montferrat adorait les parfums et en usait généreusement. Or Isabelle, qui les aimait aussi en temps normal mais avec plus de modération, s’était prise d’aversion pour l’odeur que dégageait son époux au point d’avoir mal au cœur quand son pas énergique résonnait dans les salles précédant la chambre conjugale. Son départ ne lui causa donc aucune peine.

L’hiver que l’on entamait fut cruel avec ses pluies, ses froidures, ses maladies et chacun en eut sa part ; les moins atteints peut-être étaient ceux d’Acre qui avaient des maisons pour se protéger, mais dans les deux villes de toile on eut à souffrir. De plus, les combats continuaient, ajoutant des morts, des blessés. Les croisés surtout avaient fort à faire. Par deux fois, le chevalier fantôme reparut, toujours à des instants critiques, semant encore la terreur chez les Musulmans. Au dernier passage, Saladin lança des hommes à sa poursuite, sans succès : il se fondit comme l’apparition qu’il était dans les bois noyés de brume qui escaladaient les hautes collines…

Dès lors on ne le revit plus. D’ailleurs, de vigoureux secours arrivaient…


Au premier jour du printemps, la mer se couvrit de nefs aux couleurs de France. Philippe II que l’on appelait déjà « Auguste » amenait le duc de Bourgogne, Hugues III, une belle armée et aussi Philippe d’Alsace, ce comte de Flandre dont Baudouin IV avait eu à se plaindre et qui, plus âgé, plus sage et repentant, venait enfin mettre ses forces au service de la Terre Sainte.

Du flanc de ses navires, Philippe sortit les éléments de puissantes machines de siège et s’en alla planter son tref bleu aux fleurs de lys d’or en face de la Tour Maudite, l’endroit le mieux défendu de la ville et qui portait bien son nom. Devant, ses ingénieurs installèrent une gigantesque pierrière nommée « Male Voisine » qui entreprit de faire pleuvoir sur la muraille d’énormes blocs de rochers. Pour s’en défendre, les assiégés en hissèrent une autre sur le rempart, qui fit quelques dégâts dans le camp français sans pour autant entamer la bonne humeur qui y régnait. On baptisa la catapulte « Male Cousine » et on continua l’ouvrage de bon cœur comme si de rien n’était.

Entre le roi et Montferrat l’entente se fit sans peine. D’intelligence froide et de sens politique avisé, le Capétien qui, à vingt-six ans, avait déjà fait sentir à ses grands vassaux le poids de sa volonté trouvait des correspondances dans cet homme avide de puissance, possédant les moyens intellectuels de se la procurer. En outre, marié à l’héritière de Jérusalem, celui-ci lui semblait l’interlocuteur le plus indiqué.

Du reste, son compétiteur avait momentanément disparu. En effet, si Philippe arrivait tellement plus tôt que Richard d’Angleterre, c’est que celui-ci, parti quelques jours après lui de Messine où tous deux avaient passé l’hiver, avait vu le navire portant sa sœur et sa jeune épousée Bérengère de Navarre jeté par la tempête sur les côtes de l’île de Chypre. Celle-ci appartenait alors à un prince byzantin, Isaac Comnène, hostile aux Francs et entretenant d’ailleurs quelques relations avec Saladin.