— Faites-vous si bon marché du mariage, monseigneur ? J’ai été unie à mon époux devant Dieu et devant les hommes, et dûment bénie en la chapelle du Krak de Moab. Ce sont liens sacrés que l’homme, fût-il roi, ne saurait rompre.

— Sauf dans certains cas. Une reine se doit d’assurer sa descendance. C’est chose primordiale aux yeux de l’Église. Or, mariée depuis sept ans, vous n’avez toujours pas d’enfant.

— Peut-être n’est-ce pas la faute de sire Onfroi ? Peut-être est-ce la mienne ?

Elle était prête à se charger de tous les torts, de toutes les fautes même, pour éviter un divorce qui la livrerait à Conrad de Montferrat. Elle en avait peur et l’idée de ce qui l’attendrait au soir de ses noces la révulsait. Aussi entendait-elle s’accrocher à Onfroi parce qu’il était le seul rempart entre elle et la concupiscence tellement évidente du marquis. Incapable de cruauté, son amour était comme un cours d’eau tranquille, devenu sans surprise avec le temps et à l’abri duquel ce grand amour qui lui brûlait le cœur pouvait vivre caché comme le feu sous la cendre. Cependant l’archevêque Etienne la reprenait en souriant :

— Madame ! Les femmes de votre auguste famille sont fécondes ! Il n’y a aucune raison pour qu’il n’en soit pas de même pour vous. La faute, si faute il y a en cette matière où Dieu et la nature commandent, ne saurait être imputée qu’à sire Onfroi !

— Et cependant je le garderai ! Je refuse de m’en séparer et, puisque seule la couronne m’y contraint, je refuse la couronne ! Si vous et les barons du royaume tenez tellement à prendre le marquis de Montferrat comme souverain, eh bien prenez-le !

— Un changement de dynastie sans aucun lien avec celle qui règne depuis le début ? Personne ne l’acceptera.

— Vraiment ? N’y a-t-il jamais eu de précédent ? Quand mon grand-père Foulque d’Anjou est devenu roi, il arrivait droit d’Occident et il était un Plantagenêt…

— Mais il épousait Mélisende de Jérusalem et la chaîne n’était pas rompue. Vous le savez très bien, madame, et je vous demande en grâce de réfléchir encore… au nom de votre peuple et du Dieu Tout-Puissant. Il est bien d’aimer son époux mais, quand on est reine, c’est le trône et ceux qui en dépendent qui doivent l’emporter.

— Je ne changerai pas d’avis. D’ailleurs, vous ne possédez pas le pouvoir d’annuler mon mariage. Seul notre Saint Père le pape a ce pouvoir…

— Ainsi que le cardinal légat Ubaldo qui le représente. Réfléchissez encore, madame, et priez en songeant à cette grande armée venue reconquérir le royaume de vos pères constitué autour du Saint-Sépulcre. Ils endurent mort et misère dans ce camp où les maladies détruisent ceux que ne tuent pas les guerriers de Saladin et les pots de naphte enflammée déversés sur eux par ceux d’Acre. Votre sœur elle-même vient de trépasser dans de grandes douleurs. Faut-il que ce soit pour rien ? Je vous laisse à présent…

L’archevêque se retira, laissant Isabelle abîmée devant l’autel où les flammes des cierges animaient, comme de petites vagues, les veinures chatoyantes du tabernacle de malachite et d’or. Dans le cauchemar qui venait de s’abattre sur elle, la jeune femme se tournait tout naturellement vers Dieu. Elle se sentait cernée, assiégée comme ceux d’Acre par ces volontés, ces bonnes raisons, d’État ou non, et surtout le désir farouche de Montferrat de se l’approprier et de coiffer la couronne. Seul Dieu pouvait la délivrer.

Il lui donna au moins des forces pour combattre, et avant tout sa mère et Balian. À celui-ci, elle jeta, furieuse :

— Que ne réclamez-vous pour vous-même la royauté, sire mon père ? Votre épouse était reine plus que je ne le serai jamais ! Pourquoi ne pas choisir la veuve du roi Amaury ?

— Parce que cela ne se peut pas, Isabelle ! Les lois et usages du royaume s’y opposent. C’est l’ordre de la primogéniture qui commande.

— Hé, je le sais bien ! Je m’y plierais à l’instant si l’on ne prétendait me contraindre à rompre mon mariage. Et pourquoi, je vous le demande ? Parce que mon époux n’est pas un foudre de guerre, qu’il préfère la paix et…

— Ne m’obligez pas à vous répéter que c’est un pleutre qui a peur de tout. Je ne suis même pas certain que ce soit un homme véritable. Pourriez-vous sans être accablée de honte le voir à la place de Baudouin ?

— Ma sœur y a bien mis un benêt !

— Mais qui sait quand même se battre. Isabelle, croyez-vous que j’ignore comment, depuis longtemps déjà, il a perdu votre amour… s’il l’a jamais eu. Alors pourquoi vous obstiner ?

— Parce que le marquis me fait horreur !

Et elle s’écroula sur le sol, secouée par une violente crise de larmes.


Quelques jours plus tard, une nef drapée de noir amenait à Tyr le corps embaumé tant bien que mal de Sibylle pour y être inhumé dans la cathédrale, la seule du royaume qui pût encore la recevoir. Si venait le temps de la reconquête, viendrait aussi celui de la rapporter aux tombeaux du Calvaire…

Tyr se vêtit de noir pour elle et suivit le cercueil porté par des chevaliers à travers les rues étroites souvent coupées d’escaliers, qu’une pluie désespérante ne cessait de tremper. Le peu de famille que laissait la défunte venait derrière dans les atours du deuil. L’époux en premier, dont les yeux mouillés de larmes ne quittaient pas la couronne d’or posée sur l’étendard royal recouvrant la longue boîte de cèdre odorant.

Isabelle aussi regardait ce cercle orfévré, bosselé de pierres dont on voulait à tout prix la coiffer ; mais, elle, c’était avec aversion, comme si elle pressentait l’incroyable suite de douleurs dont elle aurait à souffrir à cause d’elle. À cet instant, elle ne songeait qu’à poursuivre son combat pour garder auprès d’elle le magnifique garçon aux yeux en amande qui eût pu servir de modèle à une statue grecque, mais certes pas celle d’un Achille ou d’un Ulysse. Cependant, elle comptait encore sur lui, sur la réaction qu’il ne pourrait manquer d’avoir lorsque bientôt, dans la grande salle du château, la délégation des barons lui demanderait de renoncer à elle et de se retirer. S’il montrait la même détermination qu’elle-même, rien ni personne ne pourrait les séparer…

L’heure fatidique vint trop vite au gré d’Isabelle, car les guerriers qui l’entouraient étaient pressés de retourner dans leur enfer devant Acre : la courtoisie retenue de Saladin ne durerait sans doute plus longtemps. Face à ces hommes marqués de blessures anciennes ou nouvelles, de fatigue aussi, face à ceux qu’elle aimait et aussi à l’archevêque, elle prit Onfroi par la main et affirma sa volonté de ne devenir reine qu’avec lui comme roi consort. Onfroi, dont les doigts étaient glacés dans les siens, lui fit écho et une rumeur de colère passa sur l’assemblée comme un vent de tempête. Mais personne, pas même le prélat, n’eut le temps de répondre : un chevalier de carrure athlétique dont le tabard armorié portait un simple écu écartelé d’or et d’azur sortit de la délégation. Il se nommait Guy de Senlis, d’ancienne maison remontant à Charlemagne. C’était un preux et un seigneur que sa naissance autorisait à faire ce qu’il allait entreprendre.

En trois enjambées il fut devant Onfroi, le regarda au fond des yeux et déclara d’une voix grave :

— Tout homme d’honneur a droit de défendre son bien et sa cause les armes à la main. C’est ce que je vous propose en vous donnant mon gage. Avec l’aide de Dieu, prouvez à vous-même et à cette noble assemblée que vous êtes digne d’être l’époux d’une reine !

Sans violence aucune, Guy de Senlis ôta son gantelet et le jeta aux pieds d’Onfroi…

Un profond silence s’abattit soudain. Énorme. Assourdissant parce qu’il étouffait le bruit des respirations contenues, même les battements du cœur affolé d’Isabelle. Sa main se détacha de celle de son époux afin de lui laisser toute liberté. Ses yeux pleins de larmes le suppliaient. Onfroi allait se baisser, relever le gage, puis demain, dans la cour d’honneur, il affronterait ce chevalier inconnu ! Il fallait qu’il le fasse ! Il ne pouvait pas l’abandonner, elle qu’il prétendait tant aimer, parce qu’il avait… peur ? Dieu Tout-Puissant, ce n’était pas possible qu’il reste là sans bouger, regardant cette main d’acier qui attendait la sienne. Il allait…

Non, il ne se penchait pas. Au contraire, il relevait la tête, considérant, avec ce qu’il fallait bien appeler de l’effroi, ces gens qui semblaient tous prêts à se jeter sur lui comme un vol de vautours. Mais…

— Non ! cria-t-il soudain. Non, je ne me battrai pas ! Démariez-nous si vous voulez… et gardez votre couronne !

Sans regarder sa femme devenue blanche comme un linge et que Marie se précipitait déjà pour soutenir, le petit-fils du grand Connétable s’enfuit de la salle et courut se réfugier dans la maison près de la cathédrale, tandis qu’Isabelle glissait à terre, miséricordieusement évanouie.

Etiennette de Milly était là, elle aussi, prête à soutenir son fils dans ce qu’elle considérait comme un déni de justice et une spoliation. Elle aussi blêmit devant l’effondrement brutal de ses ambitions, mais elle était d’un autre bois que sa bru. Pour rien au monde elle n’aurait voulu que ces gens, témoins de sa honte, lui adressent la parole. Elle n’avait que faire de leur commisération. Très droite sous les voiles noirs qu’elle ne quittait plus depuis la mort de Renaud, elle sortit de la grande salle et rentra chez elle.

Là, sans un mot, elle gagna sa chambre, ordonna à Josefa d’aller chercher son confesseur et ouvrit ses coffres pour mettre ordre dans ses affaires. De son immense fortune perdue, il lui restait de l’or et des joyaux. Elle en fit trois parts inégales : l’une destinée à la poignée de serviteurs qui l’avaient suivie depuis le Krak, la deuxième pour ce fils qu’elle ne-voulait plus revoir et la troisième pour le couvent où elle entendait se retirer. Josefa n’aurait rien : elle devrait se contenter du collier qu’elle avait réussi à s’approprier au prix d’un crime dont Etiennette ne se voulait complice en rien. Et dont elle ne parla pas au vieux prêtre auquel elle se confiait depuis son arrivée à Tyr. Car si elle se tournait vers Dieu à cette heure affreuse, c’était moins par amour pour Lui qu’afin de fuir à jamais le regard des hommes. Ceux-là devraient s’arranger de leur propre destin et elle n’éprouvait aucune contrition des méfaits machinés au cours d’une vie déjà longue. Dieu seul lui semblait un interlocuteur convenable pour celle qui avait été la Dame du Krak.