Les gardes entourèrent le condamné après lui avoir ôté ses chaînes, ses bottes et la cotte de laine qu’on lui avait baillées dans sa prison en lieu et place de ses vêtements déchirés. Il allait s’éloigner avec son escorte devant laquelle des hommes d’armes repoussaient la foule sans ménagements. Mais il avait eu, avant de tourner le dos à ses juges, un tel regard que Balian n’y tint pas. Il courut vers lui, écartant brutalement les soldats qui n’osèrent pas résister à ce haut baron, le prit dans ses bras et les larmes aux yeux l’accola :

— Ceux qui vous aiment vont prier pour que Dieu vous préserve et vous garde, j’en fais serment ! Et contre ce recours-là aucune flèche ne saurait prévaloir.

— Si l’on vous permet de la revoir un jour, dites à Isabelle qu’au dernier instant, son nom sera sur mes lèvres comme il est dans mon cœur depuis toujours…

Puis, repoussant doucement son ami, il poursuivit son chemin dans le cliquetis des armes auxquelles il n’avait plus droit.

Ensuite il traversa la cour et les défenses du château près de la porte Magistra sur laquelle les archers se mettaient en position de tir, les pointes tournées vers l’intérieur de la ville. Le jour était gris, froid avec des rafales de pluie qui en un instant trempèrent la toile de sa chemise et firent frissonner le banni. Ses pieds nus se recroquevillaient déjà dans la boue froide pleine d’immondices. Il serra les dents pour s’obliger à ne pas trembler tandis qu’il s’avançait au milieu d’un univers minéral constitué du fer des armes, des pierres des bâtisses, et de ce double mur humain figé par là peur et qui n’osait plus esquisser le moindre mouvement ni émettre le moindre son.

La pluie redoubla et le vent l’enveloppa d’une énorme gifle quand ses pieds touchèrent les madriers du pont-levis. Au-delà l’isthme s’étendait nu, désert dans le crépuscule qui venait. Thibaut passa près du poteau d’où il avait détaché le vieux marquis et que l’on n’avait pas songé à ôter. Il sentait sur son dos le poids de tous les regards tandis qu’il entamait son calvaire, trempé encore davantage par les embruns que la mer crachait sur lui du côté opposé au port. Alors il se mit à prier pour chasser la tentation d’en finir, de se jeter dans ces flots d’une vilaine couleur grise empanachée d’écume. Mais le suicide était le crime suprême fermant à jamais les portes de la miséricorde divine ; il était interdit plus encore au chevalier, même s’il s’agissait d’échapper à une torture ou à un cruel supplice. Pourtant, un instant, il faillit s’y laisser aller et entama les litanies de Notre-Dame à laquelle il vouait depuis toujours une vénération et une tendresse d’enfant qui n’a jamais connu sa mère. Peu à peu il se sentit mieux, même si le vent le maltraitait, si les pierres du chemin blessaient ses pieds…

Au créneau de la barbacane, Balian d’Ibelin et Jean d’Arsuf restèrent longtemps sous la bourrasque, regardant disparaître dans le soir et la brume la haute silhouette, naguère encore si fière, à présent si pitoyable.

Ils étaient encore là quand il n’y eut plus rien à voir mais l’image douloureuse était gravée au fond de leurs yeux où les larmes se mêlaient à la pluie et ils n’arrivaient pas à se persuader qu’elle s’était effacée…


Dans l’espace réduit de leur maison, Isabelle se sentait étouffer peu à peu sous la férule de sa belle-mère. En réalité Etiennette ne changeait pas et restait fidèle à elle-même. Mais ce qui se vivait assez aisément dans l’immense Krak de Moab devenait insupportable entre les quatre murs d’une demeure citadine. En outre, tant que vécut Renaud de Châtillon, c’était sa loi à lui que l’on appliquait et son épouse, craignant ses réactions brutales, prenait grand soin de ne pas le contrarier. À Tyr, la mollesse de son fils lui donnait des pouvoirs absolus, hormis celui de le séparer de sa femme bien-aimée. Etiennette en abusa : Isabelle dut vivre à la manière des épouses musulmanes de haut rang qui ne sortaient jamais. Une seule exception : la messe matinale à la cathédrale voisine où l’on se rendait « en famille ». Encore Isabelle se voyait-elle contrainte de porter un voile qui l’enveloppait jusqu’à la taille.

Elle s’en plaignit à son époux : s’il l’aimait tant, pourquoi permettait-il à sa mère de la rendre malheureuse en lui interdisant tout ce qui peut être agréable dans l’existence ? Onfroi, bon garçon au fond, en toucha un mot à sa mère. Celle-ci eut l’habileté de lui répondre avec le sourire :

— Sachez, mon fils, que je veux seulement votre bonheur. Votre femme est jeune, ravissante et étourdie. Elle rêve de plaisirs qui ne sauraient être de mise en temps de guerre et, si je l’oblige à ne sortir que voilée, c’est pour éviter que viennent bourdonner à notre porte une foule de damerets attirés par sa beauté. Celle-ci ne doit fleurir que pour vous, pour vous seul, et je la préserve ainsi des regards concupiscents des autres hommes. Nous ne sommes plus au Krak, hélas, et votre félicité n’est plus protégée par l’éloignement et nos fortes murailles. Alors laissez-moi faire ! Et donnez-lui tout l’amour que vous pouvez !

— Nul ne peut aimer plus que moi, ma mère ! protesta le jeune homme.

— Alors dites-moi donc comme il se fait que vous ne réussissez pas à la rendre grosse ? Depuis le temps !

— Je ne sais. Croyez que je fais de mon mieux !

— Ce n’est pas assez ! Une fois enceinte elle aura moins envie de sortir… et elle attirera moins les regards.

En fait, Etiennette haïssait sa belle-fille. Elle ne lui pardonnait ni son sang grec, ni la passion que lui vouait son fils et encore moins le désir violent que sa beauté fraîche avait éveillé chez Renaud, la sienne ayant passé fleur depuis longtemps. Aussi ne lui épargnait-elle aucune avanie, aucune méchanceté. Et n’ignorant pas les liens tissés jadis entre Isabelle et Thibaut de Courtenay, ce fut avec la curiosité d’un entomologiste épinglant un trop beau papillon, non sans délectation, qu’elle lui apprit le drame dont son ami d’autrefois venait d’être victime. Épiant sa réaction, elle conclut :

— Pour avoir navré son propre père, ce monstre méritait les flammes du bûcher autant que celles de l’enfer ! Il a eu la chance d’avoir affaire à ce Montferrat dont la perversité et l’impiété ne font aucun doute ! N’est-ce pas votre avis, ma fille ?

Isabelle était incapable de répondre. Blême, tétanisée d’horreur, elle crut que sa vie l’abandonnait avec son sang refluant vers l’extrémité des membres. Ses lèvres s’agitèrent sans qu’aucun son les franchît. Les yeux démesurément agrandis, elle se leva pour fuir cette cruauté étalée devant elle, mais ses jambes lui refusèrent leur secours et elle s’écroula sur le sol, évanouie.

— Mère ! cria Onfroi en se jetant sur elle. Que lui arrive-t-il ? Qu’est-ce que cela signifie ?

Calmement, Etiennette acheva la coupe de vin qu’elle portait alors à ses lèvres et répondit :

— Que j’avais raison de la garder comme je l’ai fait et qu’il faudra continuer ! Celui-là évincé, il en reste d’autres… À commencer par Montferrat !

— Mais enfin, venez la secourir ! La voilà toute pâmée et si pâle.

— Ce n’est rien. Jetez-lui de l’eau au visage, cela la fera revenir !

Et, haussant les épaules, Etiennette sortit de la salle où l’on venait de prendre le repas du soir.

Les jours qui suivirent furent affreux pour Isabelle dont les nerfs cédaient sous les coups du chagrin. Elle eut des crises de larmes. Elle retomba, comme à Naplouse, dans le cercle infernal des angoisses, des cauchemars suscités par l’image du bannissement de Thibaut décrit avec une si dure précision par Etiennette. Elle ne cessait de réclamer sa mère, ce dont Etiennette ne voulait même pas entendre parler. Onfroi, lui, ne savait plus à quel saint se vouer et se sentait devenir fou en face de cette femme ravagée par les pleurs dans laquelle il cherchait en vain à retrouver l’exquise compagne de ses nuits. Cela lui donna le courage d’affronter sa redoutable mère ; il l’implora avec des larmes et, devant la douleur de son fils, Etiennette finit par céder. Un serviteur alla au château prier la reine Marie de venir faire visite à sa fille. Mais la dame prit ses dispositions pour ne pas la rencontrer :

— Vous la recevrez seul, précisa-t-elle à Onfroi. Moi j’irai prier à la cathédrale… Tâchez qu’elle ne s’éternise pas !

Or, au lieu de Marie Comnène, ce fut Conrad de Montferrat qui se présenta flanqué de son médecin.

— J’ai appris que la princesse Isabelle est souffrante, dit-il à Etiennette après l’avoir saluée comme il convenait. Et voici maître Antoni, un savant mire milanais que j’ai attaché à ma personne…

— Ma bru réclame sa mère, pas les soins d’un homme dont elle n’a nul besoin ! Ce sont maux féminins auxquels les mâles n’entendent rien, riposta vertement Etiennette que cette visite contrariait fort.

— La reine Marie est elle-même dolente. Elle viendra dès qu’elle le pourra mais, en attendant, permettez à maître Antoni de voir la malade !

— Pour quoi faire ? Elle souffre de l’esprit plus que du corps et l’amour dont l’entoure son époux la guérira mieux que vos remèdes. Cependant, je vous remercie, sire Conrad, de vous être dérangé pour elle.

Si elle espérait voir Montferrat tourner les talons, c’était une lourde erreur. La mine affable du marquis disparut derrière un nuage menaçant.

— Gracieuse dame, fit-il avec un sourire féroce, vous semblez oublier un fait d’une grande importance : c’est le prix qu’attachent tous ceux de ce royaume – ou de ce qu’il en reste ! – à la vie de la dernière fille du roi Amaury. S’il arrivait malheur à la reine Sibylle – et l’on dit que sa santé n’est pas des meilleures depuis qu’elle a accouché d’une fille morte –, c’est à la princesse Isabelle que les barons, unanimes cette fois, porteraient la couronne. Elle n’est donc pas seulement votre bru mais, avant tout, un enjeu politique.