Ce fut pour Thibaut un trait de lumière. Le collier ! Sans doute cette Josefa songeait-elle à se l’approprier ? Il eut un petit rire de gaieté :
— Avant de mourir, dame Agnès, me sachant impécunieux, m’a fait un présent, un grand collier d’escarboucles… Il est en mon logis. Vous le donnerez à qui vous voudrez après ma mort !
— Vous n’êtes pas encore mort ! Et moi je ferai tout pour vous sauver… Mais je crains de ne pouvoir vous épargner le jugement. Les gens de la ville, excités par cette femme, hurlent comme une meute de chacals…
— Mais ne peut-on la faire taire ! s’écria Arsuf indigné. Elle n’est qu’une suivante de la Dame du Krak ! Sa maîtresse devrait lui faire entendre raison.
— Sa maîtresse n’a aucun motif de m’aimer et moins encore de me défendre, soupira Thibaut. Bien au contraire…
— Nous allons essayer d’éclaircir l’affaire, promit Balian. En attendant, prenez repos et courage ! On va vous porter de la nourriture !
Mais Thibaut ne put manger ni dormir. Son corps lui faisait mal et son âme encore plus. La catastrophe tombée sur lui comme la foudre lui ouvrait une si affreuse perspective qu’elle le laissait anéanti, regrettant presque de ne pas avoir été occis sur le parvis de la cathédrale. Au moins il eût évité le pire : être déchu de son rang de chevalier, déshonoré, puis jeté au feu comme le cadavre d’un pestiféré. Et, au fond, à bien y réfléchir, ce dernier épisode n’était pas le pire, puisque la mort y mettrait fin. C’était l’idée que son nom, si mal porté qu’il l’eût été par Jocelin, serait à jamais honni et méprisé. C’était aussi la pensée d’Isabelle. La reverrait-il seulement, sa belle dame dont l’image l’avait toujours aidé à se garder pur ? Et donnerait-elle des larmes à son souvenir ?
S’il pensait être traîné devant le seigneur de Tyr dès le lendemain, il se trompait. Durant plusieurs jours, il ne vit que le geôlier lui apportant sa nourriture. Cette fois il en fit usage, ayant compris qu’il aurait besoin de toutes ses forces quand viendrait l’heure s’il ne voulait pas laisser de lui-même l’image abjecte d’un être à demi détruit. Une grande semaine s’écoula avant que Balian ne revînt le voir.
— C’est pour demain, lui dit-il après avoir constaté avec satisfaction que le prisonnier avait meilleure mine. Montferrat n’a pas voulu que vous comparussiez plus tôt dans l’espoir que les esprits s’apaiseraient un peu.
— Je lui sais gré de cette bonne disposition, mais c’est Josefa Damianos qu’il faudrait calmer et je suppose qu’elle est toujours aussi agressive ?
— Je ne sais : dame Etiennette a fermé sa maison… Et ma noble épouse a vainement tenté d’aller voir sa fille, que l’on dit malade. Elle ne va plus à la cathédrale.
— Malade ? Émit Thibaut tout de suite inquiet. Pas gravement j’espère ?
— Si vous voulez mon sentiment, qui est aussi celui de ma reine, elle ne l’est pas du tout. Dame Etiennette abuse simplement de son pouvoir pour l’enfermer. Allons, mon ami, reprenez-vous et ne pensez qu’à vous-même ! Montferrat, j’en suis certain, souhaite vous tirer de là. Mais vous savez ce que représente cette ville pour lui et pour la survie du royaume, et…
— … et il ne peut risquer des émeutes susceptibles d’affaiblir sa position. Je comprends bien. Mais je voudrais tant éviter la honte d’être déchu, mes armes brisées et mon nom honni…
— De cela le Sénéchal s’est chargé et parmi tous ceux de vos pairs réfugiés ici, il n’y en a pas un pour le regretter. On vous plaindrait plutôt !
— Je préférerais que l’on trouve le vrai meurtrier… Enfin, c’est tout de même une consolation.
Qui lui parut bien faible, en vérité, lorsque le lendemain il comparut, mené par des gardes et enchaîné, devant la cour seigneuriale qui se tenait dans la salle d’honneur du château. Rutilant à son habitude, Conrad de Montferrat siégeait à la plus haute place, entouré de ses chevaliers, des barons réfugiés et des notables de la cité. Il avait sa tête des mauvais jours. Sur un siège élevé à droite de la salle, se tenaient l’archidiacre représentant l’archevêque Josse et une partie du clergé. Des gardes, lances en travers, maintenaient la foule qui se tenait tête nue au bas bout de la vaste pièce.
Quand on amena le prisonnier, il y eut un grondement de mauvais augure auquel la voix tonnante du marquis imposa silence. Thibaut cependant n’arrivait pas à comprendre pourquoi cette ville qui, à de rares exceptions, ne le connaissait pas se dressait contre lui, pourquoi l’accusation de Josefa Damianos rencontrait une adhésion aussi complète. Il ne comprit pas davantage ce qui suivit. Et fut remarquablement bref.
Lu par un scribe du marquis, l’acte d’accusation où se retrouvaient les mots de parricide et de voleur souleva l’indignation de Thibaut :
Un chevalier ne vole pas. Ce joyau m’a été donné par la feue dame Agnès de Courtenay en récompense des soins donnés à son fils Baudouin, quatrième du nom et mon roi vénéré. Aussi parce que je n’ai d’autre bien que mon épée. Sur l’honneur j’en fais serment !
Suivit un débat rendu confus par les clameurs du public dans lesquelles il était difficile de se faire entendre. Seul, avec un beau courage, Simon Fabrègues s’y essaya. Il tenta d’exprimer l’amitié qui le liait au bâtard de Courtenay et sa ferme conviction qu’il était entièrement innocent des méfaits reprochés.
Pendant un temps, Montferrat écouta ce vacarme avec une attention montrant qu’il tentait d’en évaluer le pour et le contre. L’accusé se taisait, incapable de supporter ces cris de haine qu’il n’avait rien fait pour susciter, mais de sa voix criarde Josefa s’en donnait à cœur joie. Du regard le marquis interrogea les Lombards de son entourage qui, visiblement, ne tenaient guère à se mêler d’une affaire locale mettant en cause des gens qui leur étaient indifférents. Les réfugiés se taisaient, peu désireux de se mettre à dos ces citadins qui les accueillaient. Sauf Balian d’Ibelin, bien entendu, qui s’attaqua violemment à Josefa mais ne réussit pas à lui faire lâcher prise : elle maintenait qu’elle avait vu Thibaut poignarder son père pendant que celui-ci l’embrassait et qu’à Jérusalem elle l’avait surpris en train de voler la cassette. Balian crut alors la tenir en remarquant :
— D’où vient que l’on ait retrouvé cette cassette intacte ? Apparemment il n’y manquait rien… sauf peut-être ce collier… qui d’ailleurs n’était pas en son logis là où on me l’a indiqué !
— Pourquoi aurait-il donné la preuve de son forfait ? Il l’aura caché dans un endroit plus secret ! Vociféra-t-elle. Faites-lui donner géhenne et vous aurez vraie réponse !
— C’est à vous que je voudrais la faire donner car vous êtes une mauvaise femme qui en a menti par la gueule ! clama Ibelin furieux. Craignez la colère de Dieu !
— Je la crains si peu que je jure devant Lui que j’ai dit la seule vérité : celle de mes yeux !
Thibaut n’écoutait plus. Tout cela ne servait à rien et avait cessé de l’intéresser dès l’instant où il sut que le collier avait, cette fois, été volé. Ils étaient trop à vouloir sa mort…
Une mort que les notables et la ville entière réclamaient à grands cris. Immobile sur son siège, le coude à la patte de lion qui en formait le bras et le menton dans la main, Montferrat gardait le silence ; mais son regard mobile allait de l’un à l’autre des intervenants. Il ne bougea pas davantage quand le chef des notables vint devant lui réclamer que le prisonnier soit, dans l’instant, livré aux flammes. Son regard fauve se fixa sur lui avec une expression qui fit reculer le bonhomme. Finalement il se leva et, jambes écartées, poings sur les hanches, il les fixa avec un mépris palpable. Puis il tonna :
— Cet homme dont vous voulez la mort pour une raison qui m’échappe a risqué sa vie pour arracher mon noble père, Guillaume III de Montferrat, au sort indigne que lui réservait Saladin. À cause de cela, et parce que à mes yeux la parole d’un chevalier a plus de valeur que celle d’une mégère, je ne vous le livrerai pas !
Le vacarme recommença. Alors Montferrat cria plus fort :
— Assez ! Taisez-vous ou je donne à mes gardes l’ordre de vous charger ! Je n’ai pas fini !
Le silence revenu, à peine troublé par un vague murmure ici ou là, le marquis reprit :
— En l’absence de preuves, je n’ai pas le pouvoir d’effacer tout ceci et dois tenir compte des us et coutumes d’ici, mais j’entends faire prévaloir ma justice à moi, Conrad de Montferrat, sans qui vous seriez à ce jour esclaves du sultan. Alors je décide que cet homme sera banni et laissé à la justice de Dieu !
De nouveau la terrible voix dut surmonter les protestations et grognements, plus faibles sans doute qu’un moment auparavant.
— Taisez-vous ! Il sera conduit hors la ville, sans armes, pieds nus et sans autre protection que ses chausses et sa chemise. Il ira là où le Tout-Puissant voudra le mener. Pas très loin en pareil équipage, et sur cette terre pleine d’embûches…
Cette fois la rumeur fit entendre une satisfaction, trop légère sans doute pour que le marquis s’en contente.
— J’ajoute que sur la porte Magistra comme aux barbacanes, des archers se tiendront prêts à tirer sur quiconque s’approchera pour lui porter secours, mais aussi sur quiconque osera le molester en jetant des pierres ou quoi que ce soit d’autre. Et mes archers tirent juste ! À présent qu’on l’emmène ! Faites place ou craignez ma colère !
Thibaut était sauvé du bûcher et, ce faisant, Montferrat payait sa dette. Mais à sa manière et cette manière ne satisfaisait pas Balian.
— C’est la mort sous une autre forme que vous lui offrez, marquis. Ou, pire, l’esclavage. Les Turcs ne sont pas loin. Quant aux gens du pays, ils ne le secourront pas…
— Je ne fais que prolonger sa vie, je le sais… Mais c’est tout de même la vie. Qui peut prévoir ce qu’il saura en faire ? Nous connaissons tous deux sa valeur… Finissons-en à présent !
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