Longtemps il resta à genoux sur les dalles de marbre, quêtant une aide, un conseil… un apaisement. Et… cet apaisement vint. Il crut entendre la voix de Baudouin lui rappelant le miracle accompli sur son tombeau. « Dieu a fait grâce à la victime alors que le bourreau a déjà reçu sa punition. Laisse-le mourir de ce mal contracté par sa seule faute ! Laisse passer la justice divine ! Tu as encore beaucoup à accomplir sur la terre. Ne charge pas ton âme d’un crime majeur ! »
Un peu réconforté, il sortit sur le parvis. Un soleil timide éclairait la ville et la mer où, dans le vent, se balançaient les voiles jaunes ou rouges de deux bateaux quittant le port. Thibaut emplit ses narines de cette odeur salée qu’il aimait et se dirigea vers le château. Inutile maintenant de retarder une rencontre inéluctable. Si elle s’avérait trop rude et la proximité à venir trop pénible, il était décidé à demander son congé à Balian pour aller là où le comte jugerait utile de l’envoyer…
Le destin, lui, en décida autrement.
Débouchant de la rue où vivait Isabelle, Thibaut aperçut Jocelin. Appuyé sur un long bâton, enveloppé dans une pelisse fourrée et la tête couverte d’une capuche de soie rouge, l’ex-Sénéchal se dirigeait droit vers lui. Ce fut d’ailleurs à cette coiffure mentionnée par Arsuf que Thibaut le reconnut, car le visage mangé de barbe était couturé de cicatrices encore congestionnées mais les yeux bleus Courtenay – qu’il n’avait pas transmis à son fils – brillaient toujours de la même méchanceté.
— Te voilà donc ! cria-t-il de toute sa voix. Je viens rendre grâces à Dieu de m’avoir épargné et il te met sur mon chemin… Quelle joie !
Son gourdin brandi, Courtenay s’avançait autant que lui permettait sa claudication récente, les bras ouverts, prêt à embrasser ce fils qu’il avait toujours détesté. D’une main tendue à toucher le samit de la pelisse, Thibaut évita l’accolade incongrue.
— Une joie ? C’est chose nouvelle entre nous ! Je n’ai jamais remarqué que vous me portiez une affection quelconque ?
— Eh bien, disons qu’elle m’est venue. Tu étais insupportable naguère encore. À présent, il faut resserrer nos liens de famille. N’es-tu pas mon unique enfant ?
— Il est un peu tard pour vous en apercevoir. Moi, je préfère ne pas m’en souvenir !
— Mauvaise tête, hein ? Je le sais depuis longtemps ! Tu me ressembles, après tout. Allons, oublions le passé et embrassons-nous !
Il voulut s’approcher de nouveau. Thibaut recula d’autant.
— Non !
— Non ? Mais… pourquoi ?
— Parce que je vois clair, aujourd’hui. Un instant, je l’avoue, j’ai été surpris par une bénévolence qui vous convient si peu, mais ce n’est pas la tendresse que vous voulez me transmettre avec ce baiser imité de Judas. C’est votre mal, n’est-ce pas… mon père ? C’est cette lèpre qui vous ronge au moins autant qu’elle ronge votre âme.
— Tais-toi ! Tu es fou, ma parole ! Moi, mesel ? Où as-tu pris cela ?
— Dans la cave de votre hôtel de Jérusalem où vous aviez enchaîné Ariane pour la vouer à une mort atroce…
— Et méritée. Cent fois, mille fois méritée ! Cette ribaude pourrie avait osé se frotter à moi…
Sous sa calotte de cheveux bruns, le visage de Thibaut prit la dureté de la pierre.
— Pour cette insulte ignoble, pour ce que vous lui avez fait et pour l’encoba que vous n’avez pas craint de voler, je devrais vous tuer ! Gronda-t-il, les dents serrées. Mais passez votre chemin et à l’avenir oubliez-moi !
— Oublier quel beau garçon ta garce de mère m’a donné ? Jamais ! Tu es magnifique, en pleine santé. Et moi je suis déterminé à tout partager avec toi…
Et avant que Thibaut, écœuré de ce qu’il entendait, eût le réflexe de le repousser une troisième fois, Jocelin se jeta à son cou, le baisa sur les lèvres avec une force insoupçonnée. Révulsé d’horreur, Thibaut voulut l’écarter mais déjà, avec un cri bref, les bras qui l’étreignaient se détachaient de son cou et Jocelin glissa le long du jeune homme face contre terre. Une dague venue de nulle part était plantée dans son dos…
Sidéré, Thibaut regarda le corps inerte, mit genou en terre pour toucher l’arme mortelle qui avait dû être lancée avec une force singulière et releva les yeux à la recherche du meurtrier, mais déjà des gens accouraient… En tête une femme criait d’une voix furieuse qui éclata dans ses oreilles comme la trompette du Jugement dernier :
— Assassin ! Parricide ! Regardez tous : c’est ce misérable qui vient de tuer son vieux père ! Je l’ai vu ! J’ai tout vu !
Sortie de nulle part elle aussi, Josefa Damianos l’accusait du crime et dirigeait sur lui une meute déjà hurlante…
13
Isabelle et la douleur
Ce fut l’arrivée de deux prêtres se rendant à la cathédrale qui sauva Thibaut. La petite foule excitée par Josefa était prête à le massacrer. Peu encombrés de douceur chrétienne, les arrivants le dégagèrent à l’aide de solides bourrades et en rejetant sans se soucier de l’endroit où ils allaient tomber ceux qui étaient en train de l’étouffer, le tout en braillant :
— Au nom du Christ, écartez-vous ! Laissez cet homme ! Honte à vous d’oser frapper devant la maison du Seigneur !
— Il vient de tuer son père, hurla Josefa. C’est un parricide !
— Même si c’est vrai, dit l’un d’eux, cela regarde la justice seigneuriale ! Il faut l’emmener au château !
C’était plus facile à dire qu’à faire : Thibaut était sans connaissance. Les vêtements déchirés, à moitié nu, il était couvert de meurtrissures, saignantes là où les griffes des furies avaient mordu.
— Par tous les saints du Paradis, c’est un chevalier, constata le prêtre. Vous allez avoir des comptes à rendre. Où est la victime ?
— Là, fit un pêcheur qui à genoux près de Jocelin était en train de retirer l’arme de la blessure. Voyez la belle dague ! Une arme de seigneur…
Puis, reculant sur ses genoux avant de se remettre debout, pour voir le visage du mort, il fit glisser la capuche rouge, découvrant de larges taches brunes. Il se signa frénétiquement en exhalant :
— Dieu Tout-Puissant… Un lépreux…
— Que personne n’y touche ! Les gens de la ladrerie de Scandelion viendront le prendre plus tard pour l’ensevelir avec ses pareils. Il faut le couvrir et mettre des pierres autour en attendant. Trouvez un brancard pour celui-là !
Tandis que l’on emportait Thibaut, Josefa rejoignit au coin du palais de l’Archevêque un petit homme à jambes courtes, dont les muscles énormes menaçaient de faire éclater la jaque et les chausses de cuir. Elle glissa une bourse dans sa main :
— Bon travail ! Tu vois que j’avais raison de nous attacher aux pas de ce vieux. Quelque chose me disait qu’il ne tarderait guère à rencontrer son fils… et sa mort ! Disparais maintenant ! La maîtresse sera contente !
Retroussant ses jupes, elle se mit à courir pour rejoindre le petit cortège qui emmenait Thibaut toujours inconscient vers le château et ses prisons. Son témoignage serait capital pour envoyer le bâtard au bourreau. Resterait à savoir, ensuite, où il tenait caché le collier d’escarboucles et de perles de dame Agnès. Mais, de toute façon, dame Etiennette saurait récompenser sa suivante de l’avoir débarrassée du beau chevalier qui faisait rêver sa bru.
Quand Thibaut reprit enfin une conscience qu’un mal de tête violent rendait floue, il était étendu dans un endroit qui ne pouvait être qu’une prison et quelqu’un le brûlait en lavant sa figure avec du vinaigre :
— Il revient à lui, monseigneur ! fit la voix de Jean d’Arsuf.
Le blessé réussit à ouvrir un peu ses paupières tuméfiées et vit que Balian se tenait debout, bras croisés, auprès de son écuyer occupé à le soigner. Dans la lumière de la torche accrochée au mur son visage était très sombre.
— M’entendez-vous, Thibaut ? demanda-t-il.
— Je vous… entends…
— Vous vous êtes mis dans un bien mauvais cas ! Ne vous avais-je pas cependant envoyé mon écuyer vous prévenir afin que vous gardiez votre calme ? Et que faites-vous ? Dès la première rencontre vous le tuez !
— Je ne l’ai pas tué ! Ce n’est pas moi…
— La dague n’est pas venue seule dans son dos, je pense ?
— Non, certes ! Mais ce n’est pas moi qui l’y ai plantée. Cet homme…
— Votre père !
— Pitié, sire Balian ! Vous savez depuis longtemps ce qu’il en est de nos sentiments réciproques. Or… il s’est jeté sur moi pour me baiser la bouche afin que je prenne son mal…
— Comme c’est vraisemblable ! Devenir mesel pour un simple baiser, vous qui des années avez vécu auprès de Baudouin sans prendre son mal ? N’était-il pas normal qu’un homme… très malade sans doute, veuille faire la paix avec son unique fils… et l’embrasser ?
— Abandonnez-moi, messire, si votre siège est fait ! Sur mon honneur de chevalier et sur la mémoire sacrée de mon roi, je jure que je n’ai pas tué le Sénéchal… À présent, laissez-moi à mon sort, si c’est tout ce que vous avez à me dire.
Balian s’accroupit pour être plus près de lui :
— Non. Je voulais vous pousser dans vos retranchements afin d’avoir une certitude, mais je n’ai jamais douté de votre parole. Malheureusement votre sort ne dépend pas de moi, mais du seigneur de Tyr. Et celui qui tue son père meurt sur le bûcher !
En dépit de son courage, Thibaut eut un frisson. Le feu ! Saurait-il le subir sans défaillir alors qu’il se savait innocent ?
— À la grâce de Dieu, sire Balian ! Soupira-t-il. Je ne sais pourquoi cette femme m’accuse ! Elle n’a aucune raison de me haïr !
— Elle dit aussi que vous êtes un homme mauvais et qu’à Jérusalem vous avez volé dame Agnès alors qu’elle était à la mort.
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