Le matin venu, Saladin comprit que la partie était perdue. S’obstiner pouvait devenir d’autant plus dangereux que, par ses espions, il avait appris qu’une croisade, menée par l’empereur Frédéric Barberousse, allait se mettre en route. Il leva donc le siège et regagna Damas, profondément irrité contre ce marquis de Montferrat qui ne serait pas facile à réduire… C’est alors que son génie politique lui souffla une brillante idée, fondée sur cette étrange fatalité qui poussait les princes francs à se dresser les uns contre les autres… Il décida de libérer les Lusignan : le roi Guy et le connétable Amaury, ainsi que l’en priait constamment la reine Sibylle venue jusqu’à lui de Tortose où elle s’était réfugiée sous la protection des Templiers. Il aurait dû accomplir ce geste depuis le temps où, après Hattin, Guy l’avait aidé à s’emparer d’Ascalon et autres cités aux approches de Jérusalem. S’il n’en avait rien fait, c’est parce que au fond Guy, toujours indécis, toujours hésitant, ne savait trop où aller et que, bien traité, sa captivité ne lui pesait guère ; mais à présent le beau roi si falot lui semblait un pion intéressant à jouer. Il le libéra avec son frère et quelques autres captifs de son parti, non sans les avoir équipés convenablement et leur avoir fait jurer qu’ils « passeraient les mers » afin de n’être plus tentés de porter les armes contre lui.

— Il vous reste le port de Tyr que tient le seigneur de Montferrat, dit-il à Guy. Vous aurez ainsi toute facilité de vous y embarquer avec la reine, votre belle épouse…

Le « roi » promit tout ce que voulait Saladin et peut-être serait-il resté fidèle à sa parole s’il n’y avait eu sa femme et son frère. Tous deux savaient ce que représentait l’ancienne cité phénicienne : une place forte inexpugnable en face des immenses horizons marins. Pourquoi ne pas en faire une base de départ pour la reconquête ? La perte des Lieux saints allait peut-être finir par secouer enfin l’égoïste inertie des souverains d’Europe ?

Et ce fut avec des rêves plein la tête que l’on prit le chemin de la côte.


À Tyr, Conrad de Montferrat ne rêvait pas. Ce n’était pas dans ses habitudes. En revanche il jouissait pleinement de l’heure présente qui lui semblait pleine de promesses ; il avait fait reculer Saladin et une excellente nouvelle lui était arrivée : l’homme qu’il redoutait le plus de voir se dresser entre lui et le pouvoir sur le royaume franc n’était plus. Dans les derniers jours de l’année, en effet, Raymond III de Tripoli venait de mourir d’une pleurésie aggravée par le chagrin et l’état d’abattement où il se trouvait depuis qu’il avait échappé à l’enfer de Hattin. Son héritier était le fils de l’incapable Baudouin III d’Antioche qui ne pèserait pas bien lourd devant Saladin, en admettant qu’il en eût seulement envie.

Tout allait donc pour le mieux quand, un soir, alors que Montferrat jouait aux échecs avec son ami Acqui, des trompes résonnèrent au-dehors et l’on vint aussitôt lui annoncer que le roi et la reine de Jérusalem désiraient entrer dans « leur bonne ville de Tyr ».

Le marquis releva un sourcil au-dessus d’un œil où s’allumait une féroce ironie :

— Parce qu’il y a encore un roi et une reine à Jérusalem ? D’où sortent-ils, ceux-là, pour ignorer qu’ils ne sont plus rien ?

Cependant, il était impensable de les laisser frapper à la porte sans leur adresser seulement la parole. S’il n’y avait eu que Guy, Conrad eût sans doute refusé de se déranger car la réputation de celui-ci était désastreuse ; mais il y avait Sibylle et, que Montferrat le voulût ou non, elle avait été sa belle-sœur. Il quitta sa partie d’échecs pour se rendre à la barbacane. Là, se penchant au créneau, il distingua dans la brume légère du soir une petite troupe de cavaliers dont le centre était le plus beau couple qu’il eût jamais vu : une symphonie blonde en bleu et or. Mais s’il admira en connaisseur la beauté de Sibylle, ravissante sur sa haquenée blanche et dans les velours fourrés qui l’enveloppaient, celle de son époux le laissa de marbre. Le beau visage de Guy et sa haute stature lui donnaient peut-être l’air d’un roi, mais seulement l’air.

— Salut à vous, gracieuse dame, et à vous aussi, messire ! Puis-je savoir ce que vous désirez ?

— Je suis Guy, roi de Jérusalem, et voici la reine, mon épouse. Nous voulons entrer dans cette ville qui est nôtre. Alors faites abaisser le pont !

— Cette ville qui est vôtre ? Pour quoi faire ? Pour permettre à Saladin d’y entrer à votre suite comme vous avez fait d’Ascalon et d’autres ? Jamais je n’y consentirai ! Tyr est mienne parce que je l’ai prise et sauvée du désastre advenu à Jérusalem. Je vous en refuse l’entrée.

Un autre cavalier vint se placer auprès de Guy.

— Moi, je suis Amaury de Lusignan, Connétable du royaume. Je vous somme, marquis de Montferrat, d’accueillir le roi et la reine de Jérusalem ! C’est votre devoir !

— Le royaume de Jérusalem n’existe plus, il n’y a donc plus ni roi ni connétable. Retournez d’où vous venez ! Et que Dieu vous garde… s’il en a encore l’envie !

Et Conrad, avec un salut ironique, disparut du créneau, laissant ses visiteurs du soir furieux et déconfits reprendre le chemin du nord vers Tripoli où ils espéraient trouver asile. L’ennemi de toujours, le comte Raymond, ayant quitté ce monde, il était beaucoup plus facile de s’entendre avec son successeur pour qui un regain d’effectifs, fût-il léger, était toujours bon à prendre ; Saladin commençait à se montrer envahissant – au sens propre du terme. Avoir chez soi le roi sacré au Saint-Sépulcre pourrait être intéressant quand la croisade de Frédéric Barberousse ferait son apparition. N’étant pas très intelligent, Guy n’oubliait qu’une chose : Montferrat était le neveu de l’empereur.

À Tyr, donc, où la vie quotidienne reprenait ses droits, on attendait Barberousse avec quelque impatience. Montferrat tuait le temps en renforçant encore les défenses d’une ville dont la population continuait de s’augmenter par l’arrivée de chevaliers ou même de barons évadés des prisons musulmanes, ou simplement relâchés par le sultan si la personnalité de l’homme lui semblait pouvoir contribuer à la division des camps et à la zizanie entre Conrad et Guy. C’est ainsi qu’un jour l’ancien Sénéchal du royaume et dernier gouverneur d’Acre, Jocelin de Courtenay, franchit le grand pont-levis.

Thibaut ne le sut pas tout de suite parce qu’il n’était pas au château au moment de l’arrivée de son père. Montferrat l’avait chargé de surveiller au port les travaux de consolidation d’une des tours de la chaîne. Ce fut Jean d’Arsuf, envoyé par Balian, qui vint l’avertir.

— Sire Balian sait que vous avez de grands ressentiments contre ce personnage, mais il vous demande d’y faire trêve au moins un moment. L’homme semble avoir beaucoup souffert de sa Captivité : il a des blessures au visage et porte capuchon de soie pour cacher de graves brûlures à la tête…

— Où aurait-il attrapé cela ? Sa captivité n’a pas duré si longtemps depuis qu’il a remis les clefs d’Acre sans même avoir tiré l’épée ! En outre, Saladin ne malmène pas ses prisonniers de haut rang parce qu’il en espère une belle rançon. En l’occurrence, je ne vois pas qui aurait pu la payer et le sultan a fait preuve d’une bien grande clémence envers un homme qu’il doit mépriser…

Thibaut n’ajouta pas que le dessein profond de Saladin n’était pas difficile à comprendre. Il relâchait Courtenay dans un but bien précis, sinon pourquoi l’envoyer à Tyr auprès de gens qui avaient toutes raisons de le détester – comme Balian et les siens – au lieu de l’expédier à Tripoli rejoindre sa nièce Sibylle ? De plus les blessures et autres brûlures de Jocelin étaient sans doute destinées à cacher les signes visibles de la lèpre mais cette idée-là il la garda pour lui.

— S’il est en si mauvais état, reprit-il, que ne le conduit-on à l’hôpital Saint-Pierre ? Les médecins pisans sont excellents !

— Un si haut seigneur dans un hôpital avec les indigents ? Mon ami ! s’écria Jean scandalisé. Il ne veut même pas qu’un mire vienne le voir : il dit qu’avec du repos et de la bonne nourriture le mal guérira tout seul…

— Cela m’étonnerait beaucoup ! Quelque chose me dit que ces maux-là ne guériront jamais. Et c’est très bien ! Jeta Thibaut avec fureur.

— Oh ! Comment pouvez-vous parler ainsi ? C’est votre père, à ce qu’il paraît ?

— Père ? Pourquoi ? Parce qu’il a engrossé ma mère avant de l’abandonner ? Je n’ai eu de lui que de mauvais procédés.

— Il vous a reconnu, tout de même ?

— Parce qu’on l’a exigé de lui. Mais laissons. Retournez au château ! Dites à sire Balian que je vais passer un moment chez maître Fabrègues, le négociant provençal.

Et, laissant le jeune homme médusé, il partit à grandes enjambées, remontant la rue principale en direction du Palais Vert où les Provençaux avaient leurs magasins. Il s’était lié d’amitié depuis peu avec ce gros homme jovial rencontré sur le port et aimait passer un moment chez lui, dans son comptoir à la porte abritée d’une toile, à boire du vin frais en l’écoutant parler de sa ville de Marseille. Mais en ce jour, Simon Fabrègues n’était pas chez lui et Thibaut, pour se calmer, décida de se rendre à la cathédrale d’abord pour prier Dieu d’apaiser son courroux, ensuite dans l’espoir d’apercevoir peut-être Isabelle que sa belle-mère contraignait à de longues stations à l’autel majeur au-dessus duquel régnait Un Christ Pantocrator dans une majesté que son regard fixe et dilaté rendait un peu effrayante. L’église avait été rebâtie sous Baudouin Ier dans le style byzantin avec d’admirables colonnes de porphyre ayant appartenu à la basilique initiale.

À l’intérieur, rutilant sous les flammes courtes de nombreuses lampes à huile, se pressaient de nombreuses femmes. Il y en avait toujours beaucoup en ces temps périlleux, mais aucune qui ressemblât à Isabelle. Thibaut en eut de la peine. Décidément, le secours de l’amitié et de l’amour lui manquait à cet instant où il en avait tant besoin ! Vers Dieu seul il pouvait tourner son âme emplie de rancœur et de violence. Alors il pria. Du moins il s’y efforça, mais jamais le chemin du ciel ne lui était apparu si aride et si difficile. Qu’il le voulût ou non, il portait en lui le sang de cet homme, un sang ivre de vengeance refusant le pardon à celui qui avait martyrisé Ariane après avoir osé voler l’huile d’encoba si nécessaire à soutenir le courage du roi lépreux. Comment regarder sans haine ce misérable si le Seigneur et Notre-Dame ne venaient à son secours ?