Thibaut comprit que Montferrat parlait pour lui-même, non pour ceux qui étaient à ses côtés, son plus fidèle ami, Raimondo d’Acqui, Balian d’Ibelin et deux autres barons piémontais.

Cependant, la voix de Saladin s’élevait de nouveau, mordante et ironique.

— Entends-moi, Conrad de Montferrat ! Voici mes conditions : si tu me livres la ville, les habitants seront épargnés et bien traités. Sinon, voici ton père, mon prisonnier depuis Hattin, sur qui tu devras tirer avant de nous atteindre.

Le marché était affreux. Tous le ressentirent. Montferrat était devenu blême en voyant des esclaves planter en terre à peu de distance du fossé un poteau auquel les mamelouks attachèrent le vieillard à peine conscient tant il paraissait épuisé, mais ses lèvres remuaient un peu et on sentit qu’il priait. Chacun retenait son souffle, comprenant le combat intérieur que subissait son fils. Celui-ci tenta de parlementer :

— Choisis une autre rançon ! Dussé-je te donner mon dernier besant je la paierai…

— Non. Je veux Tyr, et ton père vivra. Sinon…

Née de son impuissance, une furieuse colère s’empara du marquis :

— Je préférerais tirer moi-même sur mon père qu’abandonner une seule pierre de « ma » ville !…

Il eut juste le temps de s’abriter derrière le créneau : une volée de flèches, suivie d’une autre, puis d’une troisième s’abattit sur la barbacane sans causer d’autres dégâts que de légères blessures : tous ceux qui l’occupaient avaient eu le réflexe de se jeter à terre dès le dernier mot. Thibaut risqua un œil tandis que volaient les dards meurtriers.

— Ils s’éloignent ! cria-t-il en se redressant, mais Montferrat était déjà debout, appuyé des deux poings à l’embrasure.

Tous l’imitèrent et virent qu’en effet le sultan se retirait au bout de l’isthme. Le poteau, lui, était toujours là, supportant le vieil homme affaissé dans ses liens, voué sinon aux projectiles venus de la ville, du moins à la faim, la soif. Une horrible agonie que pourrait évidemment écourter une flèche miséricordieuse. La pluie se mit à tomber soudain avec la violence coutumière aux approches de l’hiver dans les pays de fortes chaleurs, ajoutant encore à la solitude tragique du vieux marquis. Sombre, silencieux, les bras croisés sur la poitrine, son fils le regardait.

— On ne peut pas le laisser là ! protesta Balian. C’est une insulte pour chacun de nous !

— Croyez-vous que je ne la ressente pas ? Gronda Conrad. Mais aller le chercher signifie ouvrir portes et herses, abaisser le pont. Et ces chiens n’attendent que cela !

— S’il vous plaît, monseigneur, avança Thibaut, il y a peut-être un autre moyen.

— Lequel ?

— Il fera nuit bientôt. Je peux aller au port, prendre une barque, deux hommes et venir par le fossé qui ne doit pas être si difficile à escalader de ce côté. Grâce à Dieu, votre père n’est pas enchaîné : de simples cordes dont une bonne dague viendra à bout facilement.

Dans le regard quasi minéral, si froid qu’il semblait ne pouvoir refléter aucun sentiment humain, s’alluma une brève étincelle, comme si ce silex en avait frappé un autre.

— Essaie ! dit Montferrat. Mais tu n’auras qu’un homme ! Je ne veux pas risquer d’en perdre trois !


La pluie durait encore, insistante et drue, noyant le paysage nocturne quand, vers onze heures, Thibaut se mit en route avec son compagnon Jean d’Arsuf, cousin éloigné de Balian et son écuyer. C’était un garçon de dix-neuf ans, solide comme un bœuf et pourvu d’un heureux caractère rappelant un peu celui d’Adam Pellicorne. Il vouait à Thibaut une amitié admirative, mais peu démonstrative en dehors du fait que Jean avait revendiqué l’honneur de l’accompagner.

La nuit n’était pas assez sombre pour cacher les galères égyptiennes rangées en arc de cercle autour de la ville, mais à distance prudente. Demain elles essaieraient sans doute d’entrer dans le port dont l’énorme chaîne tendue d’une tour à l’autre barrait l’accès. En sortir n’offrait aucune difficulté pour le petit bateau que les deux compagnons, entièrement vêtus de noir, trouvèrent tout préparé près de l’une des tours d’attache. À cet endroit il était aisé de se glisser sous la chaîne.

Ce qu’ils firent. Jean empoigna les rames avec une assurance d’habitué : il avait passé toute son enfance à Sidon chez un aïeul et naviguait comme un Viking, dont il avait d’ailleurs quelques gouttes de sang. Thibaut en remercia le ciel : hors du port, en effet, la mer était formée et drossait la barque vers le rivage ; mais Jean d’Arsuf tenait bon et, après quelques efforts, on arriva dans le fossé récemment ouvert. L’isthme tranché s’élevait au-dessus d’eux comme une petite falaise. À cet endroit le flot était plus calme. Thibaut put se mettre debout, un grappin en main. Il le balança un instant, le lança, tira. Le premier essai fut le bon : les griffes de fer étaient solidement amarrées.

Alors, à la force des poignets, il se hissa, prit pied sur la terre. L’isthme était désert mais au bout brillaient les feux du camp musulman. Le poteau était là, à deux pas, de même que sa victime trempée que seuls retenaient ses liens. En trois coups de dague, Thibaut les trancha. Le vieillard s’affala dans la boue. S’agenouillant près de lui, le chevalier s’assura qu’il respirait, encore que faiblement. Il fallait faire vite !

Il le porta au bord du fossé, prit la corde roulée autour de sa taille, la lui noua sous les aisselles, alerta Jean d’un léger sifflement puis, très doucement mais en maintenant fermement la corde, il le fit descendre vers les bras tendus de l’écuyer. À cet instant une rafale de vent le secoua, mais il était trop solidement planté sur ses pieds pour lui faire lâcher prise. La voix étouffée de Jean lui parvint :

— Je le tiens ! Venez ! J’entends du bruit !

Thibaut aussi entendait. Des hommes armés de torches approchaient. Sans doute pour voir où en était le prisonnier. Thibaut ne s’attarda pas à les attendre. En un clin d’œil il eut rejoint la barque, essaya de décrocher le grappin mais celui-ci résistait et il fallut renoncer. Les torches avançaient tandis que Jean ramait comme un forcené, luttant à la fois contre les bourrasques et les embruns.

— Je vous aide ! dit Thibaut.

Se glissant à côté du jeune homme, il prit l’une des rames et, joignant ainsi leurs forces, ils contournèrent la tour de la chaîne juste au moment où les soldats arrivaient près du poteau. Ils eurent encore le temps d’entendre leurs cris de colère auxquels répondirent, narquois, ceux des guerriers qui, de la barbacane, avaient suivi, arcs en main, les péripéties du sauvetage sans qu’ils les eussent seulement aperçus.

Sur le port éclairé à présent par des pots à feux, Conrad de Montferrat et Balian d’Ibelin attendaient aux marches d’un escalier de pierre plongeant dans l’eau et que la pluie rendait glissant. Avec habileté Jean amarra son esquif à un anneau rouillé, mais déjà Thibaut soulevait le vieil homme inerte.

— Donne-le-moi ! Ordonna la voix autoritaire de Montferrat.

Et, avec une force dont on ne l’aurait pas cru capable car il était maigre et pas très grand, il enleva son père dans ses bras et remonta avec lui les dangereux degrés sans permettre à quiconque de l’aider, puis il alla le déposer sur une civière que l’on avait préparée.

— Au château ! cria-t-il sans offrir le moindre remerciement aux deux sauveteurs qui regardèrent son manteau rouge se fondre dans la nuit.

La pluie, comme si elle n’avait attendu que ce retour, faisait trêve. Balian tendit aux deux hommes des pots de vin à la cannelle encore chaud, se contentant de remarquer avec l’ombre d’un sourire :

— Le marquis a trop de valeur pour que nous nous arrêtions à ces petits détails, n’est-ce pas ?

Guillaume III de Montferrat mourut au lever d’un soleil las et grisâtre au moment même où, dans le camp ennemi, le muezzin, juché sur un tertre, appelait les soldats d’Allah à la prière.

— Cette nuit, nous lui rendrons hommage en le confiant à Dieu, décréta Conrad.

Puis il se tourna brusquement vers Thibaut qui avait repris sa place auprès de Balian et dardant sur lui son œil d’aigle :

— Je n’oublierai pas !


Le siège de Tyr ne dura pas longtemps. Comptant sur la flotte égyptienne pour bloquer le port et empêcher les navires francs d’en sortir, Saladin avait bien installé trois ou quatre machines de guerre, pierrières et mangonneaux, sur l’isthme mais l’étroitesse du site en rendait l’emploi difficile. D’autant qu’au-delà des barbacanes, les projectiles ne touchaient qu’une petite partie de la ville sans faire grand mal. Le blocus, lui, semblait plus efficace, encore que Tyr, riche et bien approvisionnée, pût résister longtemps. Seulement la mauvaise saison était venue et l’idée de la passer sur ce bout de terre n’enchantait guère le sultan. Moins encore ses émirs très désireux de jouir enfin des bénéfices de leurs conquêtes. Chez les musulmans comme chez les chrétiens, le service dû au suzerain n’était pas continu. De même que les croisés venus d’Occident accomplissaient un laps de temps déterminé, les guerriers d’Allah étaient soumis à une période d’obligation sous les étendards verts. Conrad de Montferrat se chargea de mettre tout le monde d’accord.

Les galères musulmanes qui encerclaient Tyr étaient au nombre de dix et, comme il arrive lorsque l’on pense n’avoir rien d’autre à faire qu’attendre que la ville se rende, elles se gardaient mal quand le jour disparaissait. Dans la nuit du 30 décembre, Montferrat fit sortir du port, avec la plus grande discrétion, ses propres nefs assistées de deux galères provençales. La surprise fut totale : cinq des bateaux musulmans furent attaqués à l’abordage et capturés. Ce que voyant, les cinq autres prirent le large pour se réfugier à Beyrouth, mais les marins francs les poursuivirent et, sur le point d’être rejoints, ils s’échouèrent à la côte ; après quoi leurs équipages prirent la fuite.