Ce fut ce jour-là qu’Onfroi de Toron et sa mère arrivèrent à Tyr.

Son époux mort de la main même de Saladin et son unique fils prisonnier, l’indomptable Dame du Krak abandonna sans hésiter sa ville et son château encore intacts et, avec une très petite escorte, vint à Jérusalem demander audience au sultan. Étant donné les souvenirs d’enfance qu’elle partageait avec lui, Etiennette savait n’en avoir rien à redouter. De fait, il la reçut avec sa courtoisie habituelle, additionnée d’une nuance amicale. Non seulement il lui rendit son fils sans qu’elle eût à supplier, mais il ajouta de nombreux présents et, naturellement, une escorte pour traverser les terres conquises jusqu’aux portes de Tyr. Comme aux autres prisonniers libérés, il demanda au jeune homme le serment de ne plus jamais porter les armes contre lui, sachant parfaitement que celui-là au moins – le seul peut-être de ceux à qui ce serment avait été demandé ! – ne le trahirait pas. En effet, si Saladin avait pu apprécier la culture de son « interprète » provisoire ainsi que les qualités décoratives de sa personne, il connaissait aussi son manque total de bravoure. Il le remit donc à sa mère et celle-ci, en échange, promit de ne pas retourner en Outre-Jourdain. N’étant plus qu’une simple réfugiée comme les autres, elle put rejoindre Tyr où son arrivée souleva des réactions diverses.

Balian et son épouse en furent franchement contrariés. Marie et Etiennette se haïssaient depuis trop longtemps pour que la dureté des temps y change quelque chose. D’autre part, Montferrat offrait au château une large hospitalité, mais n’entendait pas l’étendre à une femme qui lui avait déplu au premier regard. Aussi Isabelle qui vivait avec eux fut-elle contrainte de s’éloigner pour aller vivre, avec son époux et sa belle-mère, dans la maison proche de la cathédrale qu’on lui désigna.

Pour sa part, Isabelle fut aussi triste de quitter sa famille qu’elle avait été heureuse, jadis, de lui tourner le dos pour rejoindre le beau prince de Kérak. C’est que les temps avaient bien changé ! Il est vrai que, dans l’immense château du Moab, la place ne manquait pas : elle ne se cognait pas sans arrêt sur Etiennette. Ce n’était pas le cas à Tyr. La maison blanche à toit en terrasse qu’on leur attribuait était petite : quelques pièces autour d’une cour intérieure où le caractère difficile de l’ex-Dame du Krak fit bientôt régner une atmosphère d’autant plus étouffante qu’en passant par Jérusalem, elle avait recueilli Josefa Damianos, qui avait toujours fait siens les sentiments de son ancienne maîtresse Agnès de Courtenay et détestait en bloc Marie Comnène et ses proches. Certes, Isabelle remerciait le ciel d’avoir préservé Onfroi.

Elle l’avait trop aimé pour que l’inquiétude de son sort lui eût été épargnée, mais l’amour qu’elle éprouvait pour lui – et ce n’était pas une découverte récente – ressemblait davantage à celui d’une mère pour son enfant qu’à celui d’une femme pour son époux. Il y avait à présent des comparaisons trop faciles, qui n’étaient guère à l’avantage d’Onfroi. Elle le voyait tel qu’il était : un trop beau garçon, trop doux, trop mou, trop timide, trop couard, trop affligé par la perte de ses biens, et qu’il convenait de rassurer dans un univers d’orages sans cesse menaçants, un monde bardé de fer qu’il ne comprenait pas et qui l’épouvantait. Il se réfugiait dans les douceurs de la chair, le seul terrain sur lequel il fit preuve de quelque énergie. Seulement, si forte était la désillusion d’Isabelle qu’elle ne trouvait plus le même charme aux jeux de l’amour, si délicieux aux premiers temps de leur mariage et qui, à présent, l’accablaient. Elle n’en montrait rien parce qu’elle avait pitié de lui et que ce n’était pas sa faute s’il ne ressemblait plus à l’image qu’elle s’en faisait. De ce naufrage, elle n’avait à accuser qu’elle-même, si obstinée jadis à vouloir l’épouser.

Tout aurait été plus facile sans doute si Thibaut n’eût été trop près d’elle dans cette ville surpeuplée où l’on vivait les uns sur les autres. Si près… et pourtant si loin ! Dès qu’Étiennette put remettre la main sur elle, Isabelle se retrouva quasi prisonnière dans la maison d’où elle n’avait le droit de sortir qu’escortée par sa belle-mère ou Josefa, qui la valait bien pour la méchanceté. Onfroi, lui, ne sortait pas par crainte des regards sans nuances de ses pairs les barons. On y lisait trop clairement le mépris qu’il leur inspirait. Aussi préférait-il de beaucoup, lorsqu’il ne caressait pas sa ravissante épouse, rester dans sa chambre ou dans la cour ombragée d’un palmier à lire les livres empruntés à la bibliothèque de l’archevêché voisin, qui avait été celle de l’érudit Guillaume de Tyr. Alors Isabelle se réfugiait plus souvent dans la prière, heureuse quand, du haut de la terrasse, elle pouvait apercevoir Thibaut passant sur son cheval aux côtés de Balian et du marquis pour aller inspecter telle ou telle défense de la cité. La messe solennelle du dimanche restait le seul moment où la terrible veuve de Châtillon lui permettait d’aller saluer sa mère. Les deux femmes avaient tout juste le temps de s’embrasser, les larmes aux yeux, avant qu’Étiennette ne fasse ramener Isabelle à sa place. Ce qu’elle ne pouvait refuser, car cela se passait régulièrement juste avant que l’office commence.

Thibaut souffrait de cet état de choses. Il gardait au fond de son cœur, comme un trésor, le souvenir des quelques jours passés dans l’aura d’Isabelle avant qu’Onfroi et sa mère ne fissent leur apparition. À présent, il s’interdisait d’approcher sa bien-aimée. Onfroi vivait et elle lui était toujours unie par mariage. Lui-même, et en admettant qu’Isabelle fût libre, ne pouvait espérer qu’un amour du bout des yeux car, même s’il refusait de vivre sous la férule d’un Gérard de Ridefort, il n’en avait pas moins prononcé les vœux qui le liaient au Temple et dont seuls le pape ou un Maître digne de ce nom possédait le pouvoir de l’affranchir.

Quelqu’un d’autre, cependant, voyait avec une irritation croissante la claustration de la jeune femme : Conrad de Montferrat lui vouait depuis leur première rencontre un amour à sa propre image, farouche, violent, égoïste et passionné. Elle était de trop grande maison pour qu’il s’empare d’elle de force, mais il rongeait son frein, bien décidé à faire disparaître l’un après l’autre les obstacles dressés entre lui et son désir. Isabelle serait à lui, que le monde entier le veuille ou non !

En attendant, il lui fallait remettre à plus tard la réalisation de ses plans amoureux. Venait de se produire ce à quoi l’on pouvait s’attendre depuis la prise de Jérusalem : l’armée de Saladin campait à présent au bout de l’isthme, barrant l’accès à la terre ferme. Et tout de suite Montferrat comprit qu’il allait lui falloir employer les grands moyens quand on lui apprit qu’un étendard jaune, celui-là même du sultan, venait de fleurir sur la barbacane défendant la porte Magistra : il y avait donc au moins un traître dans cette ville qu’il croyait bien tenir en main. Une mauvaise nouvelle n’allant jamais seule, les voiles d’une flotte égyptienne se profilaient à l’horizon…

Après avoir donné les ordres qui convenaient pour prévenir la moindre faille dans la défense des remparts et du port, le marquis fit rassembler les notables dans la salle majeure du château.

— Nous allons avoir à subir l’attaque de Saladin et nous avons toutes chances de la repousser si chacun fait son devoir. Tous, vous devez avoir présent à l’esprit que si cette ville est le dernier bastion du royaume, elle est aussi la terre d’où surgira la reconquête. Rien n’est perdu si vous avez la foi, car des secours nous seront donnés. Je sais qu’en Occident on s’active à prêcher la croisade et que dans peu de temps ses armées déferleront parce que aucun roi digne de porter couronne ne peut rester indifférent à l’horreur du Saint-Sépulcre de nouveau souillé par les infidèles. Souvenons-nous de ceux qui nous ont donné cette terre ! Vous serez maudits par toutes les générations si à cause de vous l’œuvre de Godefroi de Bouillon et des grands rois de Jérusalem s’efface à jamais. Alors nous allons tenir, vous entendez ? Tenir jusqu’à l’arrivée des secours ! Pour cela, il faut d’abord éliminer les couards dont la lâcheté veut nous livrer au sultan ! Quelqu’un a planté cette bannière sur le rempart : j’exige qu’on me le livre ! Sinon je prendrai l’un de vous, n’importe qui désigné par le sort, et je le pendrai à sa place !

Une heure plus tard, le coupable était trouvé et pendu haut et court en remplacement du malencontreux étendard. Conrad de Montferrat était là qui regardait, un poing sur la hanche. Quand l’homme eut expiré, il jeta la bannière jaune dans le fossé envahi par la mer.

— Vous ne pensiez tout de même pas avoir ville conquise aussi aisément ? Tonna-t-il à l’intention de Saladin qui, entouré de sa garde mamelouke, s’avançait sur la langue de terre. Ceux qui seront tentés de trahir connaîtront un sort pire que celui-là, car je les ferai plonger dans l’huile bouillante avant de jeter sur toi leurs corps gonflés comme des beignets ! Ce qu’un Montferrat tient, sache qu’il le tient bien !

— Et que fait un Montferrat à celui qui tient un Montferrat ?


D’entre les jambes des chevaux, deux mamelouks traînèrent un vieillard à barbe et cheveux blancs qu’ils amenèrent devant le sultan, face tournée vers le rempart. On voyait à ses chausses de mailles fines – le seul vêtement qu’on lui eût laissé avec sa chemise – qu’il s’agissait d’un chevalier encore que les éperons d’or lui eussent été enlevés, un seigneur aussi à sa façon de redresser la tête en dépit d’une grande lassitude. Sur son créneau, Montferrat eut un mouvement de recul :

— Mon père ! Exhala-t-il. Que fait-il là ? Je le croyais à Rome ou au moins sur le retour après le pèlerinage qu’au dernier printemps il a tenu à accomplir, avant d’être trop âgé, au tombeau du Christ et à celui de mon frère Guillaume…