Au-dessus, une tête arrogante, aux cheveux noirs et raides, des lèvres dures, un regard d’aigle, une voix tonnante.

— Je suis Conrad, marquis de Montferrat et maître de cette cité. Qui êtes-vous ?

— Venez-vous de si loin pour ne pas reconnaître cette croix et les ornements sacrés dont je suis revêtu ? lança Héraclius dont la patience n’était pas la vertu dominante – ce qui revenait à dire qu’il n’en avait aucune ! J’ai nom Héraclius, Patriarche du Saint-Sépulcre et de la Sainte Eglise de Jérusalem. Si vous êtes chrétien craignant Dieu, vous ouvrirez devant nous cette cité qui ne peut vous appartenir, car elle est toujours le bien de notre roi Guy, premier du nom !

— Votre roi ? Où donc est-il ? Si Tyr est encore chrétienne, c’est parce que, moi, je m’y suis installé et en ai pris le commandement, à la prière des notables et de tous les habitants. Qui sont tous ces gens ?

Balian poussa son cheval à la hauteur de celui d’Héraclius.

— La noblesse de Jérusalem dont je suis, moi Balian II d’Ibelin, dernier bayle, et j’espérais prendre ici le commandement. Mais s’il est vôtre de par la volonté des habitants, je ne le contesterai pas. À moins que vous ne refusiez d’ouvrir cette porte à ceux que Dieu vous confie ?

Sur son créneau, Montferrat esquissa un salut désinvolte, mais n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche. Auprès de lui surgit la mince silhouette d’une jeune femme vêtue et coiffée d’un azur si doux qu’il eut l’air d’ouvrir une brèche dans les nuages gris de cette fin de journée : Isabelle ! Elle était furieuse et sa colère la jeta presque à la figure du marquis :

— Ce sont les nôtres, messire ! Ma famille, mes amis et tous ceux de mes entours. Que faites-vous là à parlementer au lieu d’ouvrir au plus large les portes de cette ville qui est encore de mon héritage ?

Montferrat prit, en la forçant un peu, la main de la jeune furie et la porta à ses lèvres :

— Nous allons ouvrir, très gracieuse dame ! Je m’assurais seulement que ces gens sont bien ce qu’ils prétendent… et non des Sarrasins déguisés ! On ne se méfie jamais assez de nos jours !

L’instant suivant, le pont-levis s’abaissait avec un grondement de tonnerre et les voyageurs entrèrent enfin dans la ville.

— Sarrasins, hein ? grogna Héraclius quand il fut devant Montferrat, en avons-nous vraiment l’air ? Ressemblerais-je à quelque sultan voyageant avec ses femmes et ses enfants ? En attendant, je vous rappelle que je suis le Patriarche, c’est-à-dire le plus haut dignitaire du royaume, au-dessus même du roi car je suis l’avoué du Christ. Et j’attends votre hommage ! ajouta-t-il en élevant légèrement sa main gantée de pourpre sur laquelle brillait l’anneau du Pasteur.

À cet instant émanait de lui une autorité devant laquelle le marquis fut bien obligé de s’incliner. Pliant le genou, il prit la main que l’on consentait à lever vers ses lèvres et baisa la bague.

— Soyez tous et toutes les bienvenus ! s’écria-t-il enfin. Il y aura place pour chacun de vous ! Demain, quand vous serez réconfortés, ceux qui peuvent encore combattre me rejoindront à la citadelle où je loge ! Êtes-vous contente, madame ? ajouta-t-il en cherchant Isabelle.

Mais la jeune femme, après avoir embrassé Balian, tendait sa main à Thibaut qui mettait genou en terre pour y poser ses lèvres. Le sourire qu’échangèrent les jeunes gens fit froncer les noirs sourcils du marquis et, en se relevant, Thibaut rencontra son regard hostile. Il sut alors que Montferrat ne serait jamais son ami. Ce qui ne le tourmenta guère : dès le moment qu’il l’avait vu sur son rempart, Montferrat lui avait déplu. À présent, il sentait qu’il le détesterait. Surtout quand il l’eut vu reprendre la main d’Isabelle pour la « ramener à sa demeure »…

— Je n’aime pas beaucoup cela, confia Balian à Thibaut. Même s’il remplit auprès de Saladin des fonctions sans gloire, Onfroi de Toron est toujours l’époux de ma belle-fille et ce Montferrat me paraît vouloir respirer les fleurs de son jardin d’un peu trop près…

— Tant qu’elle sera sous la garde de la reine Marie… et sous la vôtre maintenant, sire Balian, elle sera en sécurité, répondit le jeune homme, affichant une tranquillité qu’il était bien loin d’éprouver.

Faisant dorénavant partie de l’entourage immédiat de l’ancien gouverneur de Jérusalem, lié à lui par une amitié déjà ancienne, il s’efforçait de se rassurer en pensant qu’il ne serait jamais bien loin de la jeune femme et pourrait veiller au grain. Pour l’instant, Balian et lui devaient pourvoir à l’installation des réfugiés, surtout ces femmes et ces enfants dont les défenseurs naturels étaient morts ou captifs. Grâce à Dieu il y avait de la place.

Bâtie sur deux îles réunies jadis par Hiram au prix de travaux cyclopéens, Tyr était l’un des fleurons du royaume franc. Son port au débouché d’une région exceptionnellement fertile était important, déterminant un commerce qui ne l’était pas moins. Génois, Pisans et Vénitiens s’étaient attachés depuis longtemps aux Echelles de Tyr où ils possédaient de riches comptoirs. C’était l’une des raisons, sinon la principale, pour lesquelles Conrad de Montferrat, natif comme eux de la botte italienne, avait reçu si bel accueil, vite suivi de l’investiture en tant que seigneur de la ville. En outre, les défenses de Tyr étaient impressionnantes : imprenable par voie de terre, elle l’était autant par la mer. Il eût fallu une énorme flotte… et un rien de trahison pour en venir à bout.

Chargée d’histoire, c’était une très belle ville. On la disait fondée en 2750 avant Jésus-Christ, à l’époque où les Hébreux revenaient d’Egypte, par les Phéniciens dont elle fut la riche capitale maritime et dont les navires allaient multiplier les comptoirs en Sicile et dans tout le nord de l’Afrique. Ses dieux étaient alors Baal et Astarté, et ses femmes jouèrent souvent des rôles de premier plan : plusieurs épousèrent des pharaons ; Jézabel, fille de son Grand Prêtre Ithobal, devint reine de Judée ; Didon, surtout, en partit un jour pour aller fonder Carthage. Tyr vit passer tous les peuples de Méditerranée orientale et ne devint chrétienne qu’au IVe siècle, où s’éleva sa première basilique, mais elle dut subir ensuite une occupation arabe jusqu’à ce qu’en 1124 une puissante flotte vénitienne la fasse tomber dans l’escarcelle des rois de Jérusalem, en l’occurrence Baudouin Ier.

Outre la cathédrale édifiée sur et avec les ruines de la basilique, elle comptait alors dix-huit églises – plus la chapelle du château – parmi lesquelles Saint-Pierre-des-Pisans, Saint-Laurent-des-Génois et Saint-Marc-des-Vénitiens. Cité tumultueuse et colorée, Tyr avait couvert de pourpre, qu’elle extrayait de certains coquillages, tous les souverains de l’Antiquité, inventé l’alphabet et donné naissance à des centaines de constructeurs de navires et d’architectes de talent : son port était riche et ses maisons solidement construites. Comme ses habitants, bien qu’ayant souvent la tête près du bonnet, étaient volontiers généreux, les malheureux qui venaient de perdre leur lieu d’existence en reçurent belle hospitalité, tandis que les malades trouvaient à l’hôpital Saint-Pierre les soins dont ils avaient besoin.

Héraclius, ses richesses et son clergé furent naturellement installés dans ce palais de l’archevêché dont il avait chassé Guillaume il n’y avait pas si longtemps. Depuis le concile de Vérone il en connaissait le titulaire actuel, ce Josse que le roi lépreux avait chargé de négocier le mariage de Sibylle avec le duc de Bourgogne. Celui-là était un prêtre de haute vertu et peut-être la cohabitation se fût-elle révélée difficile si Josse, justement, n’eût été absent : quand le royaume s’était fissuré sur ses bases, l’archevêque était parti pour l’Occident afin d’y prêcher la croisade et de convaincre les rois de regarder un peu plus souvent du côté de la Terre Sainte en si grand péril.

Cette nouvelle donna à penser au Patriarche privé de patriarcat. Réaliste avant tout et fort soucieux de son avenir, il comprit vite que cet avenir était plutôt compromis. D’autant que, parmi les réfugiés, figuraient sa maîtresse Paque de Rivery et le dernier fils dont elle avait d’ailleurs accouché dans le palais voisin du Saint-Sépulcre. Leur réunion à l’archevêché de Tyr sous l’œil noir de Montferrat était impossible. Aussi Héraclius choisit-il la seule issue qui lui restât : partir lui aussi dépeindre aux grands de ce monde, et tout d’abord au pape, la détresse du royaume franc. À Rome il avait des amis et même une demeure où il pourrait installer sa belle amie dont l’époux, le mercier de Naplouse, avait disparu depuis belle lurette. Dans cette âme obscure, l’appétit de vivre venait de chasser, en face des flots si bleus étendus à ses pieds, les germes de repentance et de retour au devoir éveillés par la mort d’Agnès et le drame de Jérusalem. Héraclius, la cinquantaine largement atteinte, se retrouvait un homme en pleine force de l’âge toujours aussi avide de puissance et de vie luxueuse. Oh, il était décidé à mettre son éloquence – célèbre à juste titre – au service de la bonne cause, mais il n’oubliait pas non plus que son titre de Patriarche, même s’il avait perdu son siège, faisait toujours de lui un haut dignitaire de l’Église. Il serait traité en conséquence.

L’hiver approchant, il choisit de ne pas s’attarder à Tyr, fit part de son projet au marquis – assez satisfait de se débarrasser d’un personnage aussi encombrant et par la même occasion d’un certain nombre de bouches inutiles –, prit langue avec un armateur pisan et quitta la Terre Sainte par un beau matin de novembre en distribuant à la foule amassée sur le port, et pour laquelle il venait de célébrer, la messe, de larges bénédictions… Au contraire de ses habitudes, il portait une noire bure monacale qu’il promènerait partout afin d’impressionner les esprits… Mais sa maîtresse et l’enfant avaient pris place, la nuit précédente, dans le château arrière de la grosse nef qui allait les emporter.