Mission remplie, Adam devait à cette heure voguer sur les mers en direction de la Provence d’où il rejoindrait sa Picardie natale. Mais même si Thibaut reconnaissait que son ami avait tout fait pour l’entraîner à sa suite, il n’en éprouvait pas moins une profonde tristesse en pensant qu’il ne le reverrait sans doute plus. Cette pensée était aussi douloureuse que s’il venait de perdre un frère. Peut-être même davantage !

En attendant, on réunissait le plus d’or possible pour racheter le plus possible de chrétiens. Quant à Saladin, il tenait ses promesses. Une escorte fut envoyée à Marie Comnène, à sa fille Isabelle et à ses autres enfants pour les accompagner d’abord chez le sultan où ils furent accueillis avec honneur, ensuite jusqu’à Tyr qui était, sur la côte méditerranéenne, le seul refuge possible, avec Tripoli et le port de Saint-Siméon, qui desservait Antioche. En outre, il donna des ordres sévères pour que les principales artères fussent gardées par ses troupes qui avaient défense formelle de molester quiconque ou de se livrer au pillage. Ensuite, permission fut donnée aux Hospitaliers de rester dans la ville encore un an afin de soigner les malades. Le Saint-Sépulcre serait confié aux Grecs et aux Syriens.

Vint enfin le jour où Saladin fit son entrée dans Jérusalem au cœur d’un silence profond, qui éclata en cris de douleur mêlés aux cris de joie des Musulmans quand le sultan fit abattre la grande croix dorée au sommet du Temple avant de faire laver, à l’eau de rose, le Dôme de la Roche qui redevenait le Hiram Es-Chérif. Puis il alla s’installer à la citadelle tandis que ceux qui voulaient partir étaient autorisés à le faire.

Toutes les portes de Jérusalem avaient été fermées. Seule demeurait ouverte la porte de David…

On vit alors s’avancer Héraclius, premier du cortège comme il se devait pour le Patriarche. Le clergé séculier ou régulier le suivait… et ses bagages qui étaient d’autant plus importants qu’il emportait les vases sacrés, les orfèvreries, les tapis et tout le trésor du Saint-Sépulcre. Saladin, qui regardait la scène du haut des remparts, aurait pu s’y opposer : il n’en fit rien.

Vint ensuite Balian d’Ibelin en tête de la noblesse franque et des notables. Raidi dans sa volonté de rester fier et ferme, il menait son cheval d’une seule main, l’autre tenant la bannière des rois de Jérusalem qui ne flotterait plus sur la tour de David. Thibaut de Courtenay et Ernoul de Gibelet chevauchaient à la croupe de son cheval, puis tous les autres derrière eux, montés ou non. Et tous s’efforçaient de faire bonne figure, mais la douleur était trop grande et bien des femmes pleuraient sur ce qu’elles laissaient et sur ceux qui restaient, voués sans doute à l’esclavage parce qu’ils n’avaient pas été rachetés. C’était à eux surtout que pensait Thibaut tandis qu’il entamait ce chemin si souvent parcouru. À eux et à Ariane qu’il avait bien fallu conduire chez les Hospitalières où elle voulait toujours faire profession. Rester proche du tombeau de Baudouin était tout ce qu’elle désirait. Il n’était pas certain de la revoir un jour, mais il savait que sa présence de miraculée allait être d’un grand réconfort aussi bien pour sa communauté que pour les malades confiés à ses soins… Même sachant Isabelle hors de danger par la protection de Saladin et avec elle Marietta qu’il lui avait confiée, Thibaut se sentait l’âme lourde et pleine d’une rage qui lui serrait la gorge. Saladin était là-haut, dans le palais de Baudouin, dans l’appartement de Baudouin peut-être ou sur la terrasse, regardant l’immense et pitoyable cohorte de ceux qu’il chassait, même s’il les laissait emporter quelques miettes ! Certains restaient comme ceux de la Juiverie, comme Joad ben Ezra, blanchi par le chagrin, qui l’avait embrassé en pleurant. Il y avait surtout les morts que Thibaut avait aimés et dont les corps, privés de la Croix, demeuraient captifs aux mains des Musulmans : les rois, les reines, les parents – comme sa tante Elisabeth, morte à Béthanie peu avant son retour de Hattin, reposant avec les autres abbesses dans la chapelle vide qui, demain peut-être, serait violée. Les quelques nonnes réfugiées dans la ville durant le siège devaient être perdues dans cette énorme foule… Et le regard de Thibaut, brouillé par les larmes, caressait une dernière fois les ravins, les croupes, pelées à présent, des collines où tant de fois il avait chassé, couru, galopé à la queue noire et ondoyante de Sultan… l’étalon sans pareil que Le Dru, son palefrenier, avait tué de sa main pour qu’il ne tombe pas sous les griffes du Sénéchal, avant de se donner la mort à lui-même.

Et pourtant, le soleil brillait sur la Cité sainte à jamais perdue peut-être, aussi largement en cette heure cruelle qu’aux plus beaux moments de liesse, inconscient des souvenirs qu’il réveillait, des blessures qu’il ravivait.

C’était le 2 octobre 1187, jour de la fête des Anges, l’an 583 de l’hégire, et Jérusalem n’avait plus de roi ! Ceux qui partaient ne voulaient plus croire qu’il en existât encore au monde puisque aucun n’était venu à leur secours.

Et pourtant régnaient alors Isaac l’Ange, empereur de Byzance, Frédéric Barberousse, empereur d’Occident, Philippe Auguste, roi de France, et Henri II, roi d’Angleterre…

QUATRIEME PARTIE

TROIS ROIS POUR UNE REINE

12

Seigneur de Tyr !

Dans l’esprit de Saladin, laisser les derniers défenseurs de Jérusalem rejoindre le peu qui restait du royaume franc sur la Méditerranée – l’Outre-Jourdain résisterait encore longtemps et ne serait réduit que par la faim ! – n’était peut-être qu’une façon de reculer pour mieux sauter, son but étant d’en débarrasser à jamais la Palestine : il entrait bien dans ses intentions de s’emparer un jour ou l’autre de ces dernières places qui avaient nom Tyr, Tortose, Margat, sans compter bien entendu le comté de Tripoli et la principauté d’Antioche déjà fortement rognés. Tortose, ville des Templiers où ils se regroupaient comme les Hospitaliers à Margat, et surtout au Qalaat el-Hosn, le fameux Krak des Chevaliers, allait demander de longs efforts sans grand résultat. Quant à Tyr, elle était à peu près imprenable.

Par sa situation géographique, d’abord : une forte cité entourée des flots bleus de la Méditerranée sans autre lien avec la terre qu’une chaussée créée artificiellement jadis par Alexandre le Grand, la puissance de ses murailles abritant un port précieux et enfin, tombé quasiment du ciel au lendemain de Hattin, un défenseur aussi coriace qu’inattendu : Conrad, marquis de Montferrat, le propre frère de Guillaume Longue-Epée, époux météorique de la belle Sibylle. Et sur ses larges épaules allait reposer tout l’espoir de survie du royaume exsangue.

Ce n’était pas n’importe qui. Parent du roi de France et de l’empereur d’Allemagne, il passait avec juste raison pour l’un des meilleurs capitaines de son temps. Dur, autoritaire et ambitieux, il s’était rappelé que le défunt petit Bauduinet était son neveu et que, même si l’enfant n’était plus de ce monde, l’état de son héritage le regardait. En foi de quoi il s’était embarqué à Constantinople avec un groupe important de chevaliers et, ignorant ce qui venait de se passer près de Tibériade, avait fait voile sur Acre où il avait eu la surprise désagréable d’entendre les muezzins appeler à la prière et de voir les bannières de Saladin flotter sur les tours de la ville. Il décida donc d’aller voir plus loin, arriva devant Tyr, accueilli par les cloches des églises et des bannières tout à fait conformes à sa façon de voir les choses. Il débarqua avec son monde, fut reçu triomphalement par les habitants et la garnison qui le choisirent aussitôt pour chef, s’installa et entreprit de mettre la ville en défense. Puis il attendit les événements dont le premier fut l’exode des habitants de Jérusalem…

Thibaut connaissait Tyr depuis longtemps. Il y était venu souvent avec Baudouin au temps du cher évêque Guillaume. La ville renfermait tant de souvenirs ! Pas toujours agréables d’ailleurs, comme ce jour où on avait trouvé le pauvre Guillaume, excommunié par Héraclius, gisant sur le sol de sa chapelle, mais aimables le plus souvent si bien qu’il éprouvait l’impression de regagner un lieu privilégié où l’attendaient de chers fantômes, ce qui adoucissait la douleur d’avoir perdu, peut-être à jamais, le tombeau du Christ et celui de Baudouin…

Dès avant les sources du Ras el-Ain, dont les énormes réservoirs antiques avaient été bâtis par Salomon pour remercier Hiram de Tyr, le roi-bâtisseur, d’avoir construit pour lui le temple de Jérusalem, l’escorte musulmane abandonna ceux qui arrivaient à Tyr pour continuer la route avec ceux qui voulaient chercher refuge à Tripoli ou à Antioche. De ces sources, dépendaient l’extraordinaire fertilité de toute la région ainsi que l’alimentation de la ville, mais Saladin était trop sage pour vouloir la désertification de ce beau pays à seule fin de réduire la cité par la soif. Or, pour atteindre la branche de la source qui l’abreuvait, il aurait fallu tout détruire.

Avec des pensées diverses mais, pour beaucoup, assez semblables à celles des Hébreux descendant vers la Terre promise, les émigrés s’étirèrent au long de la vieille route romaine ombragée et bordée d’antiques tombeaux. Le voyage, avec ses campements de fortune pour la nuit, avait été pénible. Tous aspiraient au repos dans ce qui était pour eux le dernier port du salut. Si certains pensaient que ce ne serait peut-être qu’une dernière étape avant l’apocalypse, la plupart espéraient que Dieu les prendrait en pitié et susciterait un miracle pour panser leurs blessures. Il y en eut bien un, en effet, mais celui qui l’incarna n’avait rien d’angélique.

Quand, au bout de la chaussée maritime, les errants parvinrent devant la barbacane défendant la porte Magistra, unique entrée de Tyr désormais coupée de l’isthme par un fossé d’eau salée et reliée par un pont-levis tout neuf, ils virent surgir sur le rempart une extraordinaire apparition : un seigneur aux armes rutilantes portées sous une pelisse de renard gris brodée d’or, à peine justifiée par les premières fraîcheurs de l’automne. Un frileux, sans doute !