Héraclius s’interposa. En dépit des chocs produits sur ce prêtre à peu près incroyant par la mort d’Agnès et le miracle, ils ne l’avaient pas changé au point de lui faire désirer la palme du martyre. Comme tous les lâches, il trouva de bons arguments : la sortie laisserait sans défense les non-combattants, surtout les enfants, que Saladin ne manquerait pas de convertir à l’islam, donc de perdre leurs âmes.

Balian se résigna à demander une entrevue au sultan et se rendit à son camp flanqué du seul Thibaut et de son chroniqueur Ernoul. Il venait offrir la reddition de la ville contre la libre sortie de ses habitants.

Une première surprise attendait les ambassadeurs quand ils furent sous la grande tente jaune : le sultan usait d’un interprète, et cet interprète n’était autre qu’Onfroi de Toron, le si peu vaillant mais très cultivé époux d’Isabelle. Et en passant par sa douce voix, la réponse de Saladin prit une si étrange résonance qu’agacé il acheva lui-même son discours qui était un refus ; il voulait la reddition à merci et ajouta :

— Je ne me conduirai pas envers vous autrement que vos pères envers les nôtres qui ont été tous massacrés ou réduits en esclavage.

S’efforçant de maîtriser sa colère, Balian d’Ibelin répondit :

— En ce cas, nous égorgerons nous-mêmes nos fils et nos femmes, nous mettrons le feu à la ville ; nous détruirons le Temple et tous les sanctuaires qui furent aussi les vôtres. Nous massacrerons les cinq mille captifs musulmans que nous détenons ainsi que les bêtes de somme, puis nous sortirons en masse et soyez certains qu’aucun de nous ne tombera sans avoir abattu au moins l’un d’entre vous. Alors tu pourras entrer dans Jérusalem, sultan, mais elle ne sera plus qu’un monceau de ruines baignée dans le sang.

Le silence, à cet instant, pesa le poids de milliers de vies humaines. Dans les deux camps chacun retenait sa respiration. Puis, d’une voix qui avait retrouvé tout son velouté, Saladin soupira :

— J’ai peut-être le moyen de t’amener à composition, si tu aimes ton Dieu comme tu le prétends…

Il frappa dans ses mains et aussitôt un rideau se souleva pour livrer passage à un grand mamelouk élevant dans ses deux mains le chef-d’œuvre d’or ciselé contenant le bois du supplice du Christ : la Vraie Croix était devant les chefs francs.

Thibaut retint un cri de stupeur tandis que, d’un même mouvement, quasi machinal tant il était pour eux habituel et naturel, lui et ses deux compagnons mettaient genou en terre. Des larmes de douleur leur vinrent qu’ils refoulèrent de toutes leurs forces, car c’était pour eux un coup terrible tant ils étaient sûrs que leur divin symbole avait été bien caché. Le cœur de Thibaut battait à se rompre tandis que son visage brun devenait couleur de cendre.

— Je te la rends contre la ville ! dit Saladin avec un grand calme. Tu peux la prendre et partir où tu veux avec ceux qui t’accompagnent. Sois sans crainte, je prendrai soin de ton épouse et de tes enfants qui seront conduits en sûreté auprès des leurs.

Mais déjà Balian était debout, tremblant de tous ses membres tant l’heure lui était cruelle. Cependant son regard sombre, scintillant de larmes était ferme et résolu comme sa voix même :

— On te dit homme de foi, craignant ton Dieu et le mettant au-dessus de toutes tes actions, de toutes tes pensées. Le marché que tu m’offres est pour moi insoutenable. Voir la Croix sainte entre tes mains est une trop grande douleur pour moi. Si tu as l’âme aussi noble que certains le prétendent, tu n’en feras pas l’objet d’un marché qui me déchire…

Saladin allait répondre quand Thibaut se fit entendre :

— Accordez-moi un instant, sire Balian…

On le laissa approcher de la grande croix d’or sertie de pierres. Il se remit d’abord à genoux puis, après l’avoir examinée un moment, il se releva :

— Apaisez-vous, Balian d’Ibelin. Vous n’aurez pas à mettre en balance votre foi et votre honneur. Ceci n’est pas la Vraie Croix !

Aussitôt Saladin réagit :

— Tu ne manques pas d’audace, chien d’infidèle. Tu oses m’accuser de mensonge ?

— Non. Il se peut que tu aies été toi-même abusé… par un de tes émirs désireux de te plaire.

— Aucun n’oserait. Et toi, qu’est-ce qui te permet d’affirmer pareille sottise ?

— Le simple fait que je connais bien la Vraie. Pendant des années, depuis que je suis en âge de porter l’épée et la lance, je l’ai suivie de près dans le sillage du roi Baudouin qu’elle précédait en cas de péril pour le royaume, et il n’a été vaincu que le jour où elle n’était pas là ! Après sa mort, je l’ai revue de plus près encore puisqu’il m’est arrivé d’être commis à sa garde immédiate…

— Et alors ?

— La réputation des orfèvres damasquins n’est plus à faire, seigneur, et ils ont produit là une œuvre admirable. L’or employé est le plus pur. Perles et pierres, sont de qualité. Seulement cet or justement est trop neuf, trop net : celui de la Vraie Croix porte des petites bosses et de légères égratignures. En outre, le renflement du fût qui permet de la porter est orné de trois rubis et de trois topazes d’un doré profond ; je ne vois ici que des rubis. Que devons-nous conclure, seigneur ?

— Que tu es habile, chevalier. Ce n’est pas la première fois que je m’en aperçois, mais je te crois honnête : es-tu prêt à jurer, sur ton honneur et le salut de ton âme, que tu as dit la vérité ?

Les yeux dans ceux du sultan et son poing ganté d’acier sur son cœur, Thibaut jura :

— Sur le salut de mon âme, mon honneur et ma foi, je jure que cette croix n’est pas celle au pied de laquelle j’ai si longtemps combattu !

La poitrine oppressée de Balian se dégonfla en un profond soupir de soulagement tandis que, du geste, Saladin faisait remporter la croix. Ce qu’il venait d’entendre, comme la résolution farouche de Balian, le plongea un moment dans un silence que nul ne s’avisa de rompre. Enfin il donna sa décision : les chrétiens de Jérusalem pourraient racheter leur vie moyennant dix besants d’or par homme, cinq pour les femmes et un pour les enfants. Balian alors reprit :

— Certes, beaucoup pourront payer, mais pas tous. Il y a beaucoup de pauvres gens incapables de trouver une telle somme. Aussi toutes ces femmes, ces enfants qui n’ont plus rien parce que vous avez tué ou pris leurs protecteurs naturels.

— Soit. La ville devra donc payer cent mille besants pour le rachat de vingt mille de ces malheureux… Je ne descendrai pas en deçà.

Il fallut bien s’en contenter. Satisfait malgré tout de ce qu’il avait pu sauver, Balian se disposait à regagner Jérusalem quand le sultan le pria de bien vouloir patienter un instant : il souhaitait s’entretenir quelques minutes avec son compagnon. Il accepta avec un haussement d’épaules, refusant les rafraîchissements qu’on lui offrait en disant qu’il préférait attendre au-dehors.

— Prétends-tu toujours être en mesure de me livrer le Sceau ? demanda Saladin. Tu n’es pas allé le chercher en quittant Tibériade.

— Comment le sais-tu, seigneur ?

— Vous avez été suivis, toi et ton ami. J’avais donné ordre qu’on vous laisse assez de liberté pour que vienne la tentation de fuir.

— Pourquoi l’aurais-je fait ? Cet objet ne m’importe pas à moi, dès l’instant où je ne peux plus obtenir en échange la liberté pour Jérusalem.

— Qu’en sais-tu ?

— N’essaie pas de me leurrer, grand sultan ! Il y a trop longtemps que tu veux la Ville sainte pour la lâcher maintenant. J’ai raison ?

— Tu as raison. Pourtant ce m’est une douleur de savoir que par ta seule obstination, je ne peux glisser à mon doigt le Sceau du Prophète – loué soit son nom jusqu’à la fin des temps !

— Et moi ce m’est une douleur plus grande encore de voir s’écrouler sous tes coups le plus beau royaume de la Terre auquel j’ai voué ma vie et qui est mon pays. Ce qui n’est pas ton cas puisque tu es kurde. Penses-y, seigneur, cela te consolera de laisser t’échapper l’infime parcelle de pouvoir dont tu rêvais encore. Tu es empereur ; tu n’as pas besoin d’être pape !

Et sans que Saladin tente seulement de s’y opposer, il rejoignit Balian. Revenu derrière les remparts, celui-ci réunit les chefs des quartiers, les Templiers et les Hospitaliers, comptant sur les trésors des deux ordres pour payer les cent mille besants des pauvres gens, mais il s’aperçut que ce ne serait pas si facile : en dépit de leur richesse certaine, ils prétendirent être incapables de réunir pareille somme. Tout ce que l’on réussit à obtenir d’eux fut de quoi libérer sept mille personnes. Ni ordres ni prières n’y firent rien. Et comme Balian qui, lui, donnait tout ce qu’il avait se laissait aller à la colère, Thibaut émit l’idée que, pour les Templiers, la plus grande partie de leur trésor pouvait bien avoir déjà quitté Jérusalem.

— Il est, dit-il, des moyens de sortir du Temple sans passer par les portes et sans être vu de quiconque… Le trésor est loin, j’en jurerais !

Cette certitude s’appuyait sur une excellente raison : pas une seule fois, durant le siège, il n’avait aperçu Adam parmi ceux des frères qui se battaient aux remparts ; et quand, une fois dictées les conditions de Saladin, il se rendit à la maison chevetaine pour demander à lui parler, les sergents du poste de garde, qui ne le connaissaient d’ailleurs pas, lui dirent que frère Adam et deux autres frères avaient quitté le Temple dès avant l’arrivée des Turcs pour conduire à la côte un groupe d’habitants de la ville qui souhaitait s’en éloigner et tenter de gagner les ports encore libres de la côte syrienne ou peut-être aller jusqu’à Byzance.

Pourquoi pas l’Occident ? pensa Thibaut. Il ne voyait pas bien, en effet, ce qu’Adam pourrait aller faire chez des gens aussi peu sûrs depuis la mort de l’empereur Manuel. En revanche, il le voyait très bien mettre à couvert le trésor du Temple sous couleur d’escorter des fugitifs. Et pourquoi donc les Tables n’en feraient-elles pas partie ?