Triomphant, le cri résonna sous les voûtes, s’enfuit vers l’envolée des marches où s’entassaient les desservants de la basilique. L’un d’eux le reprit, puis un autre et encore un autre. Cela devint une clameur célébrant le miracle insigne et la gloire de Dieu… un alléluia immense qui emplit l’église, déborda sur le parvis et galvanisa la foule en prière. À tel point que le Patriarche fit fermer en grande hâte les portes de bronze du Saint-Sépulcre pour empêcher la ruée vers les tombeaux, puis descendit lui-même à la crypte. Ce qu’il vit le laissa bouche bée : la princesse Isabelle et le bâtard de Courtenay, rayonnants de joie, se penchaient sur la lépreuse de tout à l’heure dont il était évident qu’une incroyable grâce venait de lui être accordée. Ils l’aidaient à descendre du tombeau, mais il fut vite flagrant qu’elle était encore trop faible pour se tenir debout et Thibaut l’enleva dans ses bras pour la remonter à l’air libre. Alors Héraclius s’avança :

— J’ai fait fermer les portes afin d’éviter que le peuple ne se répande ici. Vous allez sortir…

— Nous allons sortir par l’entrée principale, coupa Thibaut trop heureux pour se montrer agressif. Une telle manifestation de la puissance de Dieu ne se cache pas. Le peuple a le droit de voir. Surtout à une heure où le péril s’approche de lui.

Trop troublé pour objecter quoi que ce soit, Héraclius donna l’ordre demandé et Thibaut portant Ariane et suivi d’Isabelle parut au seuil à présent éclairé par des dizaines de torches. La clameur reprit, puis s’éteignit soudain comme une chandelle que l’on souffle, et ce fut au milieu d’une foule à genoux que les jeunes gens traversèrent la place au bout de laquelle ils trouvèrent Balian d’Ibelin dont le visage fatigué brillait de joie lui aussi.

— Une guérison miraculeuse ! Exhala-t-il. C’est inespéré et cela va conforter les courages de tous. Ils vont en avoir besoin…

— Le Seigneur fera peut-être un autre miracle ? avança Isabelle.

— Peut-être, après tout ? En ce cas, il faudrait que ce soit bientôt. Les guetteurs signalent des incendies autour de la ville.

Toute la nuit, le peuple de Jérusalem se massa aux abords du Sépulcre, avec des chants d’espérance et de grandes prières. Mais quand le jour se leva, il éclaira l’armée de Saladin qui, avec ses fortes troupes et ses machines de siège, prenait position en vue des remparts…

L’heure du combat approchait mais tous, à présent, s’y préparaient avec un courage renouvelé…


Ce fut le lendemain seulement qu’Ariane, ramenée à l’hôtel d’Ibelin en dépit des protestations du Patriarche qui prétendait l’installer chez les Hospitalières, put retracer pour Isabelle et Marie ce qu’avait été son calvaire aux mains de Courtenay. Elle dit comment, les premiers jours, il l’avait attachée à son lit pour assouvir encore et encore un désir monstrueux qui semblait renaître dès qu’il s’apaisait. Cela avec le maximum de brutalité et une sorte de rage destructrice qui n’avait pas le moindre rapport avec l’amour. Et puis, quand il avait obtenu le gouvernement d’Acre, il l’avait enchaînée dans le caveau en donnant à Khoda des ordres précis. La captive ne devait être nourrie que juste ce qu’il fallait pour la garder en vie sans lui accorder le moindre soin : Courtenay voulait la retrouver encore capable de souffrir quand il reviendrait. Mais si la ville était menacée, Khoda ne rouvrirait plus la porte du cachot, laissant la prisonnière mourir de soif et de faim. Quand on l’avait recueillie, Ariane ne se rappelait plus depuis combien de temps elle n’avait pas revu l’Ethiopien…

— Mais enfin, il y a quelque chose d’incompréhensible. On disait que le Sénéchal craignait les maladies au point de faire collection de tous les remèdes dont il entendait parler et entretenait même un apothicaire pour son seul usage. Comment se fait-il qu’il t’ait violée à plusieurs reprises, toi qui étais meselle ?

— Je ne l’étais pas quand il s’est emparé de moi. C’est lui qui m’a infectée. Le mal est en lui depuis longtemps… même s’il a mis plusieurs années avant de se manifester.

— Ainsi cette malédiction dont a tant souffert mon frère bien-aimé lui venait des Courtenay ?

— Ce n’est pas ce que pensait le Sénéchal. C’est moi et nulle autre qui, selon lui, étais la cause première quand, la nuit du mariage de la reine Sibylle, il m’a attaquée dans un couloir du palais. Souvenez-vous, madame, je venais de vivre le seul instant d’amour charnel que m’ait donné mon roi et mon sang avait coulé…

— Et tu aurais transmis le mal de mon frère sans en être atteinte toi-même ? Allons donc ! Je croirais plutôt qu’elle lui est venue d’une des nombreuses femmes qu’il a mises dans son lit. Quand le mal n’est pas apparent, comment savoir ? Tous les mesels ne sont sans doute pas en ladrerie…

Cependant, il se pouvait que Courtenay ait eu raison. Lorsqu’Isabelle rapporta à Thibaut ce que lui avait dit Ariane, il se souvint alors des plaintes que Marietta émettait parfois touchant sa réserve d’huile d’encoba rapportée de Damas et qui diminuait d’inexplicable façon. Jamais on n’avait réussi à prendre le voleur, mais à la pensée que, ce faisant, Jocelin de Courtenay abrégeait la vie du roi, le bâtard sentait croître sa haine :

— Pour cela et ce qu’il a fait à Ariane, je le tuerai de mes mains si le Dieu de vengeance le met sur mon chemin !

— Vous seriez parricide, Thibaut ! C’est péché mortel… et puni du bûcher sur cette terre.

— Que m’importe ? Dieu qui voit mon âme sera compatissant.

— Mais à moi il importe beaucoup, mon ami, murmura Isabelle. Que deviendrais-je si vous disparaissiez à jamais ?

— Cela veut dire que vous m’aimez toujours ? Oh, ma douce dame, dites-le-moi par grâce !

— Je n’en ai pas le droit. Mon époux est captif, en péril de mort peut-être et ce serait le rejeter. Il ne le mérite pas car, s’il n’est pas un preux, il est doux, tendre, dépourvu de toute méchanceté et il m’aime grandement.

— Vous lui avez donc pardonné sa… dérobade ?

— Comment faire autrement ? Il pleurait tant et tant que j’en ai eu pitié. Alors… non, mon chevalier, je ne vous dirai pas que je vous aime… même si c’est vérité ! ajouta-t-elle en lui tendant une main qu’il baisa impétueusement avant de repartir au pas de course.

En allant rejoindre Balian sur le rempart nord, Thibaut se sentait des ailes…


Face à Jérusalem, Saladin était resté un long moment en méditation devant la beauté de cette ville – la troisième de l’Islam ! – que dorait tendrement le soleil adouci du début de l’automne. Il ne souhaitait pas la détruire, mais seulement la vider de tous ces chrétiens impurs pour qui elle était l’image du royaume céleste. Alors il fit parvenir un message à ses défenseurs : s’ils se rendaient à merci, lui, Saladin, épargnerait les vies et les biens des habitants. Depuis sa victoire aux Cornes de Hattin, il agissait en effet – quand il se trouvait là en personne, ses émirs se comportant de toute autre façon ! – en vainqueur magnanime. Il traitait avec mansuétude les populations conquises, surtout celles d’origine grecque ou syrienne, afin de leur faire comprendre qu’il venait vers eux en libérateur. Ils n’avaient donc rien à craindre de lui pour leurs vies ou leurs biens. Et naturellement, les Grecs se prononcèrent aussitôt pour la reddition. Ce que voyant et peu désireux de garder des gens susceptibles de le frapper dans le dos, Balian les rassembla avec leurs biens et les fit conduire hors les murs. Marie Comnène étant grecque d’origine, Saladin lui écrivit pour lui proposer de se mettre sous sa protection avec ses enfants, mais elle refusa de quitter l’époux qu’elle aimait toujours tendrement.

Cela fait, le siège commença et il fut vite évident qu’il serait dur. Saladin voulait récupérer ses lieux saints : le Haram es-Sherif (le dôme de la Roche) et La Lointaine. Les Francs eux entendaient défendre une ville qui, pour eux, n’était pas la troisième, mais la première, l’unique, le réceptacle trois fois saint du tombeau de Jésus. Ils ne se rendraient pas sans résistance, même s’ils n’étaient qu’un peu plus de six mille combattants – dans une ville qui avant Hattin comptait environ cent mille habitants ! – contre une multitude. Mais ils avaient la foi chevillée au cœur et les Turcs s’en aperçurent.

Avant même que les bannières du Prophète ne surgissent dans les monts de Judée, Balian d’Ibelin et son monde n’étaient pas restés inactifs. Les fossés avaient été recreusés, les portes renforcées, des pierriers et des mangonneaux dressés sur les remparts où s’accumulaient quartiers de rocs, bûches et chaudrons pour l’huile bouillante, et les accès les plus larges considérablement rétrécis. Les femmes prêtaient main-forte et aussi les enfants. Au chant des cantiques, chacun se démenait de son mieux pour la survie de sa cité.

Ce fut un siège assez court – quinze jours –, mais d’une rare violence. Saladin avait mis en batterie deux grosses machines auxquelles répondaient celles des remparts. Les Francs tenaient bon et, sur plusieurs points, passèrent même à la contre-attaque. Le sultan, un moment, conçut un doute pour le succès de son expédition : ces gens étaient vraiment habités par cette foi capable de soulever des montagnes. En outre, on disait qu’un miracle s’était produit, ce qui est bien le meilleur des encouragements. On pouvait d’ailleurs voir, sur les murailles, des prêtres brandissant la croix au mépris du danger pour conforter les courages.

Ce ne fut, hélas, qu’un instant. Les sapeurs égyptiens de Saladin qui travaillaient à l’abri des machines de siège réussirent à ouvrir une brèche dans la muraille. Alors les chefs des défenseurs conçurent un projet aussi hardi que désespéré : tenter une sortie en masse, à la faveur des ténèbres, afin de s’ouvrir un passage ou mourir les armes à la main.