Le groupe ainsi formé était charmant dans le décor fleuri de ce jardin forcément peu étendu. Le rire des petites était contagieux et Marie Comnène une mère peu sévère. Elle riait avec elles, offrant sans s’en douter une image reposante pour celui qui arrivait, les yeux encore emplis de l’affreux spectacle qu’il venait de contempler venant après ce qu’une ville prête à un siège sans merci lui montrait jour après jour.

Marie avait toujours apprécié Thibaut. Elle le reçut comme on reçoit un ami perdu de vue depuis longtemps. Elle lui présenta ses filles – habillées comme elle-même à présent à la mode franque –, puis, les ayant rendues à leur nourrice, elle n’attendit pas davantage pour poser la question que son époux n’avait pas jugé bon de formuler :

— D’où vient, sire Thibaut, que vous n’ayez point regagné le Temple et revêtu son habit ? Nous avons pourtant appris de mon cher époux que vous avez fait profession.

— Je l’avais fait, madame, mais du bout des lèvres et poussé par la nécessité sur le conseil et sous le parrainage d’un ami. À présent et surtout après ce que j’ai vu et su des agissements de celui qui en est le Maître, je ne supporte plus l’idée de lui obéir en aveugle comme le veut la Règle. Si le Temple a été grand, il ne l’est plus et j’ai décidé de prier Dieu à ma façon, désormais. En outre, j’avais juré au roi Baudouin de veiller sur la seule femme qu’il ait aimée d’amour. Aujourd’hui nous l’avons retrouvée, dame Isabelle et moi. Si elle vit, il faudra que je m’en occupe…

— Pourquoi ne serait-ce pas nous ? Ariane a vécu des années auprès de ma fille. Une véritable affection les unissait et sa place est marquée dans notre famille…

À ce moment, Isabelle se montra à l’entrée du jardin et fit signe à Thibaut de la rejoindre. Dans la salle basse où débouchait l’escalier, Joad ben Ezra attendait, la mine très sombre.

— Eh bien ? fit Thibaut.

Elle est faible et la mort n’aurait guère attendu si vous n’étiez venu à son secours… Mais je me demande si cela n’eût pas mieux valu.

— Et pourquoi s’il vous plaît ? S’insurgea Thibaut.

— Ecoutez-moi sans colère, je vous en prie, car c’est à elle que je pense. Ce qu’on lui a fait subir est abominable. Cette malheureuse a été battue, blessée, brûlée, violée à plusieurs reprises sans doute et avec une rare sauvagerie car son intimité est déchirée. Affamée aussi je pense : elle est maigre à faire peur et dans les derniers jours son gardien qui devait avoir des ordres a oublié de lui donner à boire.

— Mais enfin cela ne se peut-il réparer ?

— Si… mais en d’autres conditions. Elle est atteinte de la lèpre…

— Non !

Le cri, c’était Isabelle qui l’avait poussé en se laissant tomber sur les genoux, le visage caché dans ses mains. Thibaut, lui, crut sentir la terre vaciller sous ses pieds.

— Maître ben Ezra ! Savez-vous ce que vous dites ?

— Je ne le sais que trop ! Sire Thibaut et vous, noble dame, n’allez pas pouvoir la garder ici. Cette maison est pleine de pauvres gens qui ne demandent qu’à vivre.

— Bientôt peut-être, c’est à Saladin qu’il leur faudra adresser cette demande… Lépreuse ! murmura-t-il pour lui-même car à cet instant affreux il oubliait les autres mais les autres cependant l’entendaient. C’est impossible !… Il ne l’a jamais touchée… sauf une seule fois et il y a si longtemps !

— Cela peut suffire, souffla le médecin devinant à qui le chevalier faisait allusion. En réalité, nous ne savons pas grand-chose des moyens de transmission du mal. Par contact sans doute, mais peut-être pas uniquement. Ainsi un enfant, né de parents sains tous les deux comme l’étaient le roi Amaury et dame Agnès, peut-il en être touché. De même nous ignorons combien de temps le mal met à devenir apparent…

Il parlait, parlait à présent sans reprendre souffle comme s’il essayait de noyer dans ce flot de paroles l’horreur de cet instant. Thibaut, lui, ne l’entendait plus, rendu sourd par la colère dont se gonflait son cœur. Ainsi Ariane, torturée, écrasée, n’aurait trouvé un refuge que pour s’en voir chasser ? Dieu allait-il permettre que cette vie donnée tout entière à l’amour le plus pur s’achève misérablement dans l’abomination d’une maladrerie hors les murs à laquelle les Turcs, lorsqu’ils arriveraient, se hâteraient de mettre le feu ?

Il regarda autour de lui, aperçut dans l’escalier et aux portes des visages apeurés ; il vit Isabelle toujours à genoux et les épaules courbées, priant, les yeux clos, avec une ardeur qui blanchissait la jointure des doigts. Il entendit le silence. Un silence né de la peur et qui, déjà, rejetait aux ténèbres extérieures celle qui reposait là-haut…

Alors une immense colère, une sorte de fureur sacrée s’empara de lui. Bousculant servantes et valets, il remonta l’escalier comme une tempête, se jeta dans la chambre et resta un instant au pied du lit à regarder la malade. On l’avait abreuvée, lavée, revêtue d’une chemise blanche, et elle semblait un peu moins misérable, plus calme aussi, mais il savait trop à quelle cruauté peuvent pousser la peur et la bêtise car, sur le front débarrassé du sang séché et de la crasse, paraissant couler de la racine des cheveux noirs, deux taches brunes se montraient qui lui en rappelaient d’autres.

Que devait-il faire pour éviter l’horreur suprême à la bien-aimée de Baudouin ? La tuer là, dans ce lit ? Sa main chercha machinalement la poignée de sa dague. Mais au moment où il allait la tirer, quelque chose retint sa main, une force inconnue contre laquelle il ne pouvait rien. Et puis, soudain, comme un torrent de lumière, une idée folle, sublime, insensée mais tellement digne de la belle histoire d’amour dont ne restait que ce pauvre vestige humain !

Se penchant sur le lit, il enleva à la fois Ariane et le drap posé sur elle dont il l’enveloppa. Elle pesait si peu et ses forces à lui se décuplaient. Il l’emporta jusqu’à l’escalier.

— Arrière, vous tous ! Tonna-t-il en dévalant les marches.

— Thibaut ! cria Isabelle. Que prétendez-vous faire ?

Il traversait déjà la cour et ne répondit pas. Alors, elle se lança à sa suite, ramassant ses robes pour ne pas se laisser distancer. L’un derrière l’autre, ils remontèrent la rue coupée de marches qui montait au Saint-Sépulcre sans trébucher une seule fois dans les ombres du crépuscule. En face de cette charge furieuse, tous s’écartaient, se signaient, puis, la première surprise passée, se précipitaient derrière eux, avides de voir ce qui allait arriver.

Devant la basilique, il y avait des gens à genoux et Héraclius qui leur délivrait une quelconque homélie. Voyant ce groupe impétueux se ruer vers l’entrée, le Patriarche voulut s’interposer.

— Arrière ! hurla de nouveau Thibaut. Laisse-moi passer, prêtre sans foi, et j’oublierai pour un temps que tu as fait assassiner Guillaume de Tyr !

Dans la course, le drap avait glissé, découvrant le visage d’Ariane qu’éclaira un dernier rayon de soleil.

— Mais cette femme est… meselle ! balbutia le Patriarche affolé. Où prétends-tu l’emmener ?

— Là où elle doit aller. Place, Patriarche ! Ou crains la colère de Dieu sinon la mienne !

L’échine un peu courbée, l’œil dilaté comme un fauve face au dompteur, Héraclius recula et, derrière lui, s’ouvrit docilement la chaîne des chanoines et des diacres qui fermait l’entrée. D’un pas devenu soudain solennel, Thibaut pénétra dans l’église, fit une génuflexion sans que ses bras faiblissent, puis, tournant le dos à l’Anastasis, il gagna l’escalier menant à la crypte où reposaient les rois de Jérusalem. Comme le tombeau du Christ, elle était éclairée jour et nuit mais plus modestement : deux gros cierges de cire de chaque côté de la sépulture de Baudouin IV auprès de laquelle se voyait celle, si petite, de l’enfant de Sibylle. Sans hésiter, Thibaut déposa doucement son fardeau sur la dalle de marbre turquin où les deux flammes jaunes allumaient des profondeurs étranges, puis, tombant à genoux, il se courba jusqu’à ce que son front vînt toucher la pierre froide.

— Me voici, mon roi ! murmura-t-il si bas que nul ne l’entendit, même pas Isabelle agenouillée à présent de l’autre côté du tombeau. Et voici celle qui t’a tant aimé jusqu’à souhaiter mourir avec toi du plus affreux des maux. Et me voici, moi, ton féal à qui tu l’avais confiée et qui n’a pas su veiller sur elle. Alors je te l’apporte pour que toi tu en prennes soin et me dises, s’il plaît à Dieu, ce que doit être son sort. Et je vais prier, prier et prier encore jusqu’à ce que j’entende ton souffle à mon oreille ! In nomine Patris et Filii et Spiritus Sanctus…

Et Thibaut pria. Longtemps. Le temps coulait sans qu’il s’en aperçût tant était fervente la supplication qu’il adressait au Seigneur crucifié et ressuscité et au Père de tous les vivants. Et rien ne venait. Celui qui dormait là ne l’entendait pas sans doute car la voix espérée ne résonnait pas dans la tête du chevalier. Sa prière se fit plus ardente, plus pressante. Il voulait prier jusqu’à son dernier souffle s’il le fallait… Et soudain il entendit une voix toute proche, mais c’était celle d’Isabelle :

— Regardez !

Sur le glaçage bleu sombre du tombeau les flammes des cierges faisaient vivre l’étroit visage immobile sur lequel toute trace avait disparu et surtout les tragiques marques brunes. La peau du front était à nouveau de pur ivoire et les mains croisées sur la poitrine bien nettes.

N’en croyant pas ses yeux, Thibaut releva la tête et son regard rencontra les yeux émerveillés d’Isabelle que des larmes de joie faisaient étinceler comme deux étoiles bleues.

— Loué soit le Seigneur ! Souffla-t-elle. Le mal a disparu ! Dieu a permis qu’au tombeau de son serviteur Baudouin, celle qu’il aimait soit délivrée de la lèpre. Elle est guérie ! Guérie !