— Pourquoi pas des nôtres ? lança une belle fille dont l’œil hardi ne cachait pas au chevalier qu’elle le trouvait à son goût. Nous pouvons servir, nous aussi : porter des pierres, faire bouillir l’huile, ramasser les flèches, aider les blessés…

— Soyez-en remerciée ! Toutes les bonnes volontés sont acceptées, répondit-il avec un sourire dont il voulut envoyer la fin à Isabelle.

Mais elle se penchait déjà sur une femme enceinte qui était en train de perdre connaissance. Thibaut vit alors qu’elle n’était pas seule comme il le croyait mais que trois suivantes l’accompagnaient munies de paniers remplis de charpie, de bandes, de baumes, d’huiles et de tout ce qui pouvait servir à des premiers secours. L’une d’elles était la grosse Euphémia, et elle portait du pain et du vin qu’elle se mit à distribuer.

Tout en portant secours à la femme avec une compétence qui surprit Thibaut, Isabelle distribuait des ordres pour faire tirer de l’eau du puits et chercher de la paille afin d’établir des couchages à peu près confortables pour les plus épuisés. Elle releva soudain la tête et regarda Thibaut :

— Rendez-vous utile, mon ami ! Il faut nourrir tout ce monde et il doit bien y avoir des réserves dans ce château !

D’un signe il appela Khoda et lui posa la question. À laquelle l’esclave répondit d’un geste résigné, indiquant une porte derrière laquelle il y avait un escalier. Elle était, bien entendu, fermée à clef. Isabelle se les fit donner et se releva :

— Je vais avec vous. Je dois voir ce qu’il y a !

L’escalier ressemblait à tous les escaliers de caves : raide et glissant surtout pour les fins souliers d’une princesse. Isabelle dut s’appuyer sur Thibaut pour le descendre. Il était même si malcommode qu’en dépit de ce soutien elle manqua tomber mais son compagnon la rattrapa et ils se retrouvèrent dans les bras l’un de l’autre au bas des marches. À la sentir contre lui, le jeune homme eut un éblouissement. Sa robe de lin, du même bleu que ses yeux, était sans doute salie de poussière et de taches, mais Isabelle dégageait un délicieux parfum où se mêlaient la rose et le jasmin. En outre le corps que le vêtement protégeait de sa mince épaisseur n’était plus celui d’une fillette, mais d’une jeune femme de dix-huit ans aux délicieuses rondeurs que les mains impatientes de Thibaut venaient de découvrir. De son côté, Isabelle répondit spontanément à son baiser brûlant d’une passion trop longtemps contenue sans cesser cependant de murmurer des « non… non… » de plus en plus faibles et de moins en moins convaincus.

Le regard de Thibaut fouillait déjà la cave, cherchant ce qui pouvait ressembler, même de très loin, à un lit nuptial, quand l’écho d’une plainte lui parvint… et l’arrêta net. Isabelle avait entendu elle aussi et, tout naturellement, le couple se désunit.

— Cela vient de par là ! dit Thibaut en désignant un couloir ouvert devant eux entre des jarres d’huiles, de vins et des sacs de nourritures de toutes sortes.

Empoignant la torche qui flambait à l’entrée de la cave, il se dirigea vers le fond où il y avait une porte, en assez mauvais état à vrai dire, mais munie d’une grosse serrure neuve. La plainte venait de derrière cette porte.

— Faites attention ! Souffla Isabelle.

— Donnez-moi les clefs et prenez la torche !

Fébrilement il fit un choix dans le trousseau, cherchant celle qui pouvait convenir, en essaya deux qui ne fonctionnèrent pas et finalement trouva la bonne qui était d’ailleurs la plus neuve. Bien huilée la serrure ne se fit pas prier et la porte, basse et épaisse, s’ouvrit, libérant une odeur pénible.

— Restez là ! Intima Thibaut. Il y a peut-être une bête malade et dangereuse…

— On n’enferme pas si bien une bête, même de prix ! répondit-elle, logique, en lui rendant le luminaire.

Il se courba pour entrer, fouillant des yeux les ténèbres de ce qui n’était rien d’autre qu’un cachot, sans air ni lumière, où il lui était impossible de tenir debout. Et ce que lui montra la flamme lui arracha une exclamation horrifiée :

— Mon Dieu !

À peine couverte d’une robe en loques, une femme était recroquevillée sur de la paille pourrie qui répandait cette odeur affreuse. Un bracelet de fer soudé à l’une de ses chevilles la retenait à la muraille, mais dans l’état où était la malheureuse c’était vraiment une précaution superflue. En dehors de son corps sale, meurtri, d’une tragique maigreur et couvert de vermine, Thibaut ne vit d’elle tout d’abord que de longs cheveux noirs et emmêlés qui cachaient le visage. Elle n’avait pas paru s’apercevoir de l’entrée du jeune homme et continuait à gémir doucement.

Pris d’un pressentiment, Thibaut allait écarter les cheveux quand Isabelle, entrée derrière lui, s’en chargea :

— Doux Jésus ! C’est Ariane ! s’écria-t-elle en découvrant le mince et pâle visage couvert de meurtrissures où le sang avait séché.

Les yeux enfoncés dans le masque étaient clos, les traits creusés par la souffrance.

— Elle est sans connaissance ! Gémit Isabelle. Il faut la soigner et d’abord la sortir de là. Il doit bien y avoir une clef qui ouvre ce bracelet ?

Il n’y en avait pas : le fer était soudé, indiquant bien que la malheureuse avait été condamnée à pourrir là jusqu’à ce que mort s’ensuive. Après quoi il n’y aurait plus qu’à sceller la porte.

— Ce monstre paiera ça de sa vie ! Gronda Thibaut. J’en fais le serment par mon épée !

— Ce monstre est… votre père, mon ami, fit Isabelle avec tristesse.

— Il m’a peut-être donné la vie, mais cela n’en fait pas un père. Et j’ai juré à votre frère mourant de veiller sur Ariane. Ne bougez pas ! Je vais envoyer Khoda chercher un forgeron. Il faut d’abord couper cette chaîne. Ensuite on verra…

Mais l’Éthiopien avait disparu, sachant bien qu’il risquait, le premier, de subir la colère du chevalier. Thibaut alors se planta au milieu de la cour à présent pleine de réfugiés :

— Y a-t-il un forgeron parmi vous ?

Un homme barbu se présenta, traînant après lui un lourd sac de cuir où était sa forge et un autre plus petit où étaient ses outils.

— On m’appelle Simon d’Hisham et je viens de Jéricho.

— C’est bien. Attends-moi un instant !

Il grimpa à l’étage, trouva sur un lit une couverture de soie pourpre, la mit sous son bras et rejoignit le forgeron. Ensemble ils se rendirent à la cave où Simon n’eut aucune peine à trancher la chaîne.

— Pour le bracelet ce sera plus délicat, mais je pense y arriver sans blesser cette pauvre femme. Dans quel état, mon Dieu ! Dans quel état !

Thibaut étendit la couverture sur le sol du couloir, puis il voulut emporter Ariane pour l’y déposer. Simon protesta timidement :

— Laissez-moi faire, sire chevalier. Le contact de votre haubert pourrait lui faire mal.

Thibaut, en effet, ne quittait sa carapace de mailles que juste le temps de se laver au berquil de la citadelle. Comme tous les défenseurs de la ville, il vivait et dormait avec. Avec cette douceur que savent montrer certains hommes très forts, Simon enleva Ariane de sa couche infâme et vint l’étendre sur la somptueuse couverture où Isabelle, dont les larmes coulaient à présent, l’enveloppa avec délicatesse.

— Je la porte dans une chambre ? demanda Simon.

— Non. Nous allons l’emmener chez ma mère, à l’hôtel d’Ibelin. Il faut un médecin ! Chargez-vous d’en trouver un, Thibaut ! Moi, je montre le chemin… Je te donnerai de l’or, forgeron, pour ta peine. Surtout si tu parviens à lui ôter ce fer sans lui casser la cheville.

Abandonnant à Isabelle la suite des opérations, Thibaut prit sa course en direction de la Juiverie en priant Dieu pour que Joad ben Ezra y soit encore, chose dont il n’avait pas eu le temps de s’assurer.

L’habile médecin juif habitait toujours sa maison du Figuier, mais il n’y était pas. L’afflux de réfugiés multipliait à l’infini ses heures de travail. Cependant Thibaut le découvrit dans la rue de Josaphat, non loin de la poterne du même nom, occupé à enduire d’un baume les brûlures d’une femme qui s’était ébouillantée avec son chaudron. Il dut contenir son impatience jusqu’à ce que celle-ci soit convenablement pansée. Joad refusa de le suivre tout de suite, arguant de malades sérieux qu’il lui fallait visiter.

— Ils attendront ! décida Thibaut. Ariane l’Arménienne est en grand péril et a besoin de vous. Vous vous en souvenez, j’espère ?

— Celle que le roi Baudouin appelait son ange ? Oh oui, je m’en souviens, et j’ignorais qu’elle fût malade : on ne m’appelle plus au palais depuis la mort du mesel !

— Elle n’est plus au palais.

Chemin faisant, Thibaut expliqua de son mieux les circonstances de la découverte et l’état dans lequel se trouvait la jeune femme. Ils la rejoignirent dans la chambre d’Isabelle et Simon était encore auprès d’elle : il achevait de limer, à coups prudents et après que l’on eut protégé le pied blessé avec autant de charpie possible, le morceau de fer refermé autour de la cheville.

— J’ai préféré qu’il opère pendant qu’elle est encore inconsciente, expliqua Isabelle. Elle semble n’avoir rien senti… ou alors peu de chose.

Simon repartit avec une bourse bien garnie et bien méritée, le médecin mit tout le monde dehors, y compris Thibaut, ne gardant auprès de lui que la seule Isabelle dont il savait qu’elle pouvait lui être d’une aide efficace. Thibaut pendant ce temps alla dans le jardin saluer celle que l’on appelait toujours la reine Marie et qui était en train d’apprendre ses prières à sa plus jeune fille, Marguerite, une bambine de deux ans, la quatrième des enfants nés de son mariage avec Balian. La petite Helvis, la troisième, se tenait à leurs côtés, s’efforçant de troubler la leçon en taquinant le nez de sa petite sœur à l’aide d’un brin de jasmin. Les deux aînés, Jean et Philippe, étaient déjà remis aux mains des hommes pour commencer leur éducation chevaleresque.