— Prends-le, Thibaut ! Tu n’as aucune fortune et ton roi n’est plus là pour te nantir !

Et comme le chevalier esquissait un geste de refus, elle insista :

— Prends-le, te dis-je ! Je le veux… Et prie pour moi ! Je crois… que je vais en avoir… besoin.

Alors il obéit.

Le tintement d’une cloche se fit entendre au-dehors et, avant qu’il ait pu remercier avec une vraie émotion, la porte s’ouvrait devant le prélat escorté de deux porte-cierges et d’un thuriféraire. Entre les mains, un calice recouvert d’une étoffe d’or. On s’agenouilla devant lui puis Thibaut se retira suivi du regard plein d’affection de Marietta qui promettait de se retrouver plus tard.


Agnès mourut dans la nuit, procurant ainsi à Balian un surcroît de travail pour organiser des funérailles convenant à la dépouille d’une femme qui avait porté un roi. Et il fallait faire vite, les chaleurs de l’été n’autorisant pas une longue conservation.

Aussi, le soir même, le corps reçut les dernières bénédictions dans l’église des Hospitaliers. Le Patriarche officia en personne. Tous savaient ses relations avec la morte, mais la parole était l’une de ses séductions et il trouva des mots simples mais prenants pour décrire les cruels derniers jours d’une belle dame qui, de la volupté, avait fait son credo et qui sut cependant mourir dans le dépouillement et la pénitence. Chacun comprit qu’en lui pardonnant il s’était un peu pardonné lui-même, mais il n’y eut personne pour en sourire. Ensuite, à la lumière des torches, Agnès de Courtenay, comtesse de Sidon, alla reposer dans la crypte auprès de son premier gendre, Guillaume de Montferrat, mort depuis longtemps déjà… Les cloches avaient sonné en glas dès le départ du palais.

Thibaut pria d’un cœur sincère pour cette Agnès dont l’inconduite et l’avidité avaient fait tant de mal au royaume mais qui, pour lui, se rédimait dans l’amour constant qu’elle avait porté à son fils lépreux. Après quoi, il suivit Balian sur les remparts où l’on ne cessait d’accumuler les pierres, la poix, les fagots et les jarres d’huile destinés à être déversés sur l’assaillant lorsqu’il apparaîtrait. Ce qui ne pouvait tarder : les troupes de Saladin s’emparaient, l’une après l’autre, des petites villes autour de Jérusalem, achevant de l’entourer d’un cercle de fer et de feu qui – chacun s’en rendait compte ! – serait impossible à rompre sans le secours du dehors. Or, de secours, on n’en pouvait guère attendre. Les rois d’Occident étaient sourds aux appels incessants qu’on leur avait lancés. Quant au comte de Tripoli et au prince d’Antioche, ils étaient bien trop occupés à limiter les dégâts sur leurs propres terres – déjà amputées ! – pour se soucier le moindrement de Jérusalem.

Pourtant avec les réfugiés qui arrivaient encore et que l’on ne pourrait bientôt plus accueillir mais dont les hommes étaient capables de porter les armes, revinrent vers leurs maisons chevetaines des chevaliers du Temple et de l’Hôpital échappés aux diverses commanderies investies et qu’ils avaient préféré abandonner pour venir combattre autour du Saint-Sépulcre. Le Temple se repeupla et à défaut du Maître toujours captif, un sénéchal fut nommé entre les mains duquel frère Thierry éprouva un vif soulagement à remettre les responsabilités du domaine et du trésor. Quant à Adam, Thibaut ne l’aperçut même pas dans les jours qui suivirent. Il devait avoir à faire. Fidèles à leurs règles, les Templiers faisaient aumône largement chaque jour, accueillant et réconfortant qui en avait besoin. Malades et blessés, eux, encombraient l’Hôpital où les chevaliers à la robe rouge se dévouaient sans compter comme ils le faisaient depuis l’an 1048, lorsqu’ils n’étaient encore qu’une simple confrérie hospitalière à l’ombre du Saint-Sépulcre.

De jour comme de nuit, la ville bouillonnait d’activité. Balian d’Ibelin, infatigable, était partout à la fois, tranchant, organisant, dirigeant toutes choses avec une sûreté de vue qui faisait l’admiration de tous et les galvanisait. Pas question de se rendre comme des moutons dociles, de tendre le cou au sabre des Infidèles ! On se battrait jusqu’à la mort ! Seuls les Grecs ne faisaient pas montre d’un enthousiasme délirant mais ce n’était pas nouveau : depuis toujours ils supportaient impatiemment la domination de leurs coreligionnaires latins et n’auraient vu aucun inconvénient à ce que l’on ouvrît largement les portes au sultan, mais Balian les tenait à l’œil et expliqua aimablement à leurs chefs que le moindre mouvement suspect serait puni de mort.

Thibaut cependant n’oubliait pas les dernières paroles de dame Agnès. Elle avait dit que Jocelin aimait et haïssait Ariane tout à la fois et qu’il l’avait mise « en sa maison ». Mais laquelle ? L’hôtel du Sénéchal dans la rue Saint-Etienne, le château de Montfort à sept ou huit lieues d’Acre qu’Agnès avait obtenu pour lui de Baudouin, ou encore le palais du gouvernement d’Acre même dont il avait offert si benoîtement les clefs à Saladin presque au lendemain du drame d’Hattin ?

À bien y réfléchir et tel qu’il connaissait son géniteur, Thibaut penchait pour Montfort. Il avait déjà vu cette sombre forteresse dressée au cœur de la Galilée dans une région sauvage et d’accès difficile. L’endroit idéal pour y claquemurer quelqu’un que « l’on aimait et haïssait tout à la fois », parce que éloigné de tout secours. Il était possible, sinon probable, qu’à ce jour le château fût entre les mains d’un émir quelconque puisque à présent Saladin avait conquis la Galilée tout entière. En ce cas, la belle Arménienne – en admettant qu’elle fût encore vivante ! – était au pouvoir d’un Turc, jetée dans son harem ou Dieu sait quoi ! Cependant et par acquit de conscience Thibaut décida d’aller tout de même visiter à fond la demeure hiérosolymitaine. Il la connaissait bien pour y être allé plusieurs fois avec Baudouin au temps où régnait le roi Amaury et où la sénéchalerie appartenait à Milon de Plancy, le second époux d’Etiennette de Milly assassiné à la Noël 1174 dans une ruelle d’Acre par un sbire aux ordres du comte de Tripoli. Milon avait alors un jeune frère, mort depuis longtemps, mais qui était leur ami et que l’on allait voir assez souvent durant la maladie qui devait l’emporter.

En y arrivant, Thibaut trouva grande ouverte la porte percée dans un mur aveugle et donnant sur la cour intérieure. Une foule de gens portant de maigres baluchons s’y pressait en dépit des efforts de Khoda, un esclave éthiopien, noir comme la nuit et puissamment musclé, que Jocelin avait payé très cher à son retour de captivité et dont il avait fait son homme de confiance. Sans doute s’en était-il remis à lui de garder sa maison lorsqu’il avait gagné son gouvernement d’Acre. Parce qu’il était très grand, Khoda paraissait impressionnant mais dans la conjoncture actuelle il ne pouvait pas grand-chose contre cette troupe de malheureux avides de trouver où se reposer, de quoi se nourrir et d’oublier leur peur. Ceux-là arrivaient de Jéricho mais il y en avait partout dans la ville que l’on accueillait plus ou moins mais pour lesquels, en général, les nobles demeures s’ouvraient largement dans ce grand mouvement de charité des moments désespérés. À quoi bon interdire à des chrétiens des maisons qui, demain peut-être, seraient aux mains des Turcs ?

Khoda, lui, n’avait pas l’air de l’entendre de cette oreille. On lui avait donné une maison à garder, il la gardait, un point c’est tout. Et pour ce moment il parlementait avec une dame dont Thibaut, en arrivant, ne voyait que la tête couverte d’un voile bleu retenu par un cercle d’argent ciselé. Il entendit aussi la voix de cette femme, haute et impérieuse :

— Ces malheureux sont exténués, à bout de forces, et ils ont besoin d’aide. Tu dois les laisser entrer parce que ce sont les ordres du bayle, sire Balian d’Ibelin !

Thibaut n’eut pas besoin d’en entendre davantage. Le cœur battant la chamade, il ouvrit la petite foule en quelques coups de ses larges épaules et se retrouva en face d’Isabelle.

— Vous allez être obéie, gracieuse dame, sinon cet homme pourrait apprendre ce qu’il en coûte de refuser les ordres du gouverneur.

Oh, la belle, la merveilleuse lumière qu’irradièrent en le reconnaissant les grands yeux bleus de la jeune femme !

Elle ébaucha le geste de tendre les mains vers lui mais se retint : les effusions n’étaient guère de mise en face de ce chien de garde hargneux. Qui d’ailleurs protestait :

— Khoda n’a qu’un maître qui lui a dit de veiller sur sa maison. Il n’en connaît pas d’autres !

— Eh bien, tu feras connaissance, répliqua Thibaut en tirant son épée dont il dirigea la pointe vers la gorge de l’esclave. Tu les laisses entrer ou alors…

Khoda lut sans doute sa mort dans le regard gris, froid et implacable qui lui faisait face, mais tenta encore de parlementer :

— Que dira le maître quand il reviendra ? Songe, seigneur, qu’il peut se montrer très cruel !

— Moins que moi, sois-en certain. En outre, je ne crois pas que ton maître revienne jamais ici. Ce qui fait de moi son héritier car je suis son fils ! Alors tu me donnes les clefs et tu nous laisses entrer !

Vaincu, l’Éthiopien s’exécuta, décrocha de sa ceinture un trousseau de clefs qu’il offrit en s’inclinant profondément, puis il s’écarta. Rengainant son arme, Thibaut s’efforçant de maîtriser un tremblement de plaisir offrit son poing à Isabelle pour qu’elle y pose sa main, et il la fit entrer dans la cour où les réfugiés pénétrèrent à leur suite. Hommes, femmes, enfants et vieillards se répandirent dans les salles du rez-de-chaussée avec des cris de joie et des bénédictions. Des femmes vinrent même baiser la main de Thibaut qui, avant de goûter les quelques instants de bonheur que le hasard lui accordait, cria :

— Quand ils seront reposés, les hommes valides devront se rendre à la citadelle pour s’y mettre aux ordres de sire Balian ! Le péril auquel vous venez d’échapper s’approche de nous et nous avons besoin de tous les bras disponibles.