— C’est de cet abandon pitié pour si haute dame naguère encore si belle car les demoiselles suivantes sont parties avec la reine Sibylle et il n’y a plus auprès d’elle que sa vieille Grecque, la Josefa Damianos… et aussi Marietta que vous connaissez bien, sire Thibaut.

— Marietta ? Elle est revenue ?

— Comme tous ceux d’Ascalon que les Turcs n’ont pas tués ou jetés à l’eau. Ils sont parvenus ici en bien triste état, car s’il advient, dit-on, au sultan d’être compatissant, ses émirs ne le sont jamais. Au nom d’Allah, ils tuent, brûlent, pillent, violent et torturent. Marietta était blessée en arrivant. Elle est venue tout droit au palais, pensant bien qu’on lui ferait une petite place…

— Je voudrais la voir.

— C’est bien facile, dit Balian, resté en retrait pour entendre ce que disait le vieux soldat. Vous n’avez qu’à monter… à moins que vous n’ayez guère envie de revoir dame Agnès ? Ce que je peux comprendre si on se souvient de sa rapacité quand elle profitait des pires crises de Baudouin pour en obtenir ce qu’elle voulait.

— Je veux seulement me souvenir de son amour pour lui, même si elle l’aimait mal.

— Alors allez-y ! Je ne vous accompagne pas. Vous connaissez le chemin et je n’ai jamais été de ses amis… Vous la trouverez changée.

La nuit était complète à présent, mais à Jérusalem elle n’amenait que rarement le silence. Autrefois c’étaient les bruits des fêtes d’Agnès et de ses pareils, mêlés au tintement des cloches et des simandres. Maintenant ces dernières étaient toujours là, mais le bruit de fond c’était la rumeur des centaines de réfugiés qui campaient dans les basses cours de la citadelle, et dans les églises, les jardins de couvents, à l’Hôpital et dans la première enceinte du Temple.

Prenant une torche à un anneau de fer, Thibaut s’engagea dans l’escalier du logis royal naguère vivement éclairé et tout sonnant de l’écho des musiques, des flûtes, des luths, des tambourins et des chansons, à présent morne et silencieux.

À la porte d’Agnès il n’y avait même plus de gardes : on avait trop besoin ailleurs de tout homme pouvant porter une arme et, quand Thibaut poussa le lourd battant de cèdre sculpté, il libéra le chuchotement d’une prière. La chambre était obscure, éclairée à peine par les deux lampes à huile brûlant au chevet de l’immense lit drapé de satin de Damas azuré et de ces grands voiles qui arrêtaient les insectes nocturnes et dont la teinte bleutée convenait si bien à la beauté blonde de leur propriétaire. Cela formait, au milieu de l’obscurité ambiante, comme une énorme bulle, un nuage légèrement doré par les petites flammes jaunes ; mais c’était tout ce qui restait de la splendeur voluptueuse du lit où Agnès avait commis joyeusement le péché de luxure avec les plus beaux hommes que le hasard mettait à sa portée. Des draps de soie, des matelas moelleux, des coussins brodés doucement rembourrés de duvet, il ne restait rien. Le corps amaigri reposait sur une mince paillasse sans couverture ni draps, seulement enveloppé d’une blanche robe monacale semblable à celle que Baudouin portait si volontiers lorsqu’il ôtait l’armure. La somptueuse chevelure dont Agnès faisait son seul vêtement lorsqu’elle recevait ses amants était coupée court, formant un petit casque de boucles légères autour du visage que Thibaut hésita à reconnaître tant il était déformé par la souffrance. Ce corps créé pour l’amour se décomposait sous les morsures d’une bête qui dévorait les organes de la procréation. Une odeur de maladie annonçant celle de la mort emplissait la chambre en dépit des herbes que l’on y brûlait.

Fasciné par ce spectacle, inattendu en dépit de l’avertissement de Balian, Thibaut ne remarqua pas tout de suite les deux silhouettes qui se tenaient assises de chaque côté de la couche, celles de deux femmes à cheveux gris : l’une plus sèche et plus raide encore que par le passé, l’autre plus tassée mais encore vigoureuse. Ce fut elle qui la première s’aperçut d’une présence nouvelle et la reconnut avec émotion :

— Sire Thibaut ! Souffla-t-elle en se levant vivement pour venir à lui. C’est bien vous que je revois ?

Marietta avait parlé bas, pourtant la mourante l’entendit et fit le geste de tendre la main de ce côté, ce qui attira aussitôt un reproche impatient de la Grecque :

— Paix, voyons ! Vous dérangez notre pauvre dame !

— Non, murmura Agnès. Elle vient de prononcer un nom… Serait-ce… le bâtard ?

— C’est bien lui, douce dame, émit Marietta qui reniflait ses larmes heureuses.

— Amène-le-moi ! Oh… c’est Dieu qui l’envoie ! Peut-être un signe… de sa miséricorde ! Approche, Thibaut, approche…

Il vint contre le lit et vit alors, grands ouverts, les larges yeux bleus, ceux-là mêmes de Baudouin pâlis par la maladie avant qu’il ne devînt aveugle.

— Me voici, ma dame et ma tante, bien navré de vous trouver si dolente…

— Dolente ne suis pas ! Mourante oui… mais heureuse de te voir. Dieu, que tu es beau ! Souffla-t-elle, incorrigible. C’est vrai que tu es mon neveu… Le seul Courtenay qui puisse montrer quelle belle race nous étions !

— Vous l’êtes toujours ! dit-il, presque sincère tant ce regard sur le point de s’éteindre s’était illuminé tandis qu’un léger sourire entrouvrait les lèvres sèches.

— Merci… pour ce mensonge. Tu seras le dernier homme à m’avoir fait louange.

Puis laissant sa voix s’assourdir encore :

— Je suis très lasse et le temps m’est compté. J’aimerais pourtant… entendre ton histoire… ce que tu as fait…

Un instant elle s’arrêta cherchant son souffle :

— Dis-moi seulement… Quel âge as-tu ?

— Vingt-sept ans depuis la Saint-Siméon.

— Déjà ? Et combien… de femmes ?

— Ma dame !

Le hoquet scandalisé de Josefa la fit sourire encore :

— Allons ! Tu me connais, Josefa ! L’amour m’attirera toujours… même en l’extrémité où je suis… Alors, beau sire ?

— Aucune.

Le regard vacillant s’effara :

— Quoi ? Aucune ? Tu n’as jamais aimé ?

— Oh si, j’aime et de si grand amour qu’aucune autre qu’elle ne saurait avoir part de moi !

— Une seule maîtresse ?… Ce n’est pas beaucoup.

— Ce n’est pas ma maîtresse. Elle est ma passion et ma vie, mais ne m’appartient pas.

— Cela veut dire que tu n’as jamais… Bâti comme tu es ?

Au regard stupéfait il répondit par un sourire de dédain :

— Souvenez-vous, dame Agnès ! Sauf l’année où je fus prisonnier, je n’ai jamais quitté mon seigneur Baudouin. Son mal lui interdisait le commerce des femmes. Allais-je m’y vautrer pour revenir vers lui le corps et l’âme souillés de sales amours ? Ce n’était pas difficile : l’amour que je porte en moi me gardait des tentations.

Elle leva vers lui une main qu’il prit entre les siennes et qui brûlait de fièvre. Elle s’y cramponna pour essayer de se redresser, n’y parvint pas et se laissa retomber avec un soupir douloureux.

— Mais depuis ? reprit-elle.

— L’amour est toujours là !

— La pureté du chevalier ! Cela existe donc encore dans ce pays ?

— Plus que vous ne croyez. Templiers et Hospitaliers y sont soumis…

Il se tut car la douleur se réveillait de l’endormissement momentané procuré par l’opiat. Josefa alla chercher le remède qu’elle versa dans un gobelet d’or. Prévenant le mouvement de Marietta, Thibaut se pencha pour soulever Agnès et lui permettre de boire. Tout le corps était raidi, tétanisé par la souffrance et des gouttes de sueur perlèrent au front que Josefa essuya d’un linge fin. Agnès soupira tandis que Thibaut la reposait doucement sur son lit.

— Les bras d’un homme ! Quelle merveille ! J’ai rêvé des tiens… jadis !

— Dame ! Songez à Dieu ! Intervint à nouveau la Grecque.

— Je vais avoir tout le temps pour cela… et pour un repentir que… je crains fort de n’éprouver jamais… de mes péchés de chair… Mais, beau neveu, je voudrais… puisque tu es venu… adoucir ce passage… te donner quelque chose… un souvenir ! Que veux-tu ?

Il s’agenouilla près du lit et reprit sa main dans les siennes.

— Rien… sinon une réponse à une question : savez-vous ce qu’il est advenu d’Ariane l’Arménienne qui fut de vos demoiselles de parage ?

— C’est elle que… tu aimes ?

— Non. Mon roi l’aimait et peu avant sa mort il m’a ordonné de veiller sur elle. Quand je l’ai cherchée on m’a dit que le Sénéchal votre frère l’était venue prendre avec des hommes d’armes pour la mener à la maladrerie… où elle n’est jamais allée. Savez-vous ce qu’il a fait d’elle ? L’aurait-il tuée ? Vous devez le savoir ! À vous il disait tout.

Agnès ferma les yeux sans répondre et Josefa pria Thibaut de la laisser en paix se préparer à recevoir les derniers sacrements. L’évêque de Bethléem allait venir. À regret Thibaut se remit debout. Agnès, alors, releva les paupières :

— Cette fille… il la désirait et… la haïssait tout autant. Je crois… qu’il l’a mise… dans sa maison…

Le regard vacillant chercha celui du jeune homme qui y lut une imploration :

— Ne t’en approche pas ! Jocelin est mauvais ! Je le sais depuis longtemps. Bien plus que moi et en outre il te hait ! Toi, son propre fils…

— Je ne l’aime guère non plus et je me garderai. Mais… merci de me l’avoir dit…

Il se penchait pour poser, avant de se retirer, un baiser sur la main qu’elle tendit vers lui mais ce fut pour le retenir :

— Attends encore ! Je veux te donner quelque chose… un souvenir de moi… Josefa ! Ma cassette aux émaux…

— Madame ! L’évêque va arriver ! Vous n’avez plus le temps et…

— J’ai dit : ma cassette ! Ou alors va-t’en !

Force fut à la Grecque de s’exécuter : elle apporta le petit coffret bleu et or qu’elle ouvrit sur l’ordre de sa maîtresse et tira un grand, un magnifique collier fait d’une lourde chaîne d’or où s’enchâssaient des perles et des escarboucles. Un bijou qui pouvait aller aussi bien à un homme qu’à une femme.