Thibaut était déjà debout. Il avait trop besoin d’agir pour discuter le projet d’Adam. Il n’avait d’ailleurs rien d’autre à faire. Tous deux sortirent de la tente le plus doucement possible : elle n’était pas gardée. Là-bas, autour du grand tref jaune entouré de ceux des émirs comme une poule de ses poussins, la fête continuait dans la lumière des torches, les chants guerriers et la fumée des viandes rôties. Le lac était là, tout près.

En rampant comme des couleuvres à travers l’herbe rêche puis les roseaux, les deux hommes atteignirent l’eau, s’y glissèrent sans faire le plus petit bruit ou soulever la moindre éclaboussure… Une grenouille dérangée s’enfuit en coassant. Le lac était frais, presque froid à cette heure tardive.

Levant les yeux vers la voûte céleste criblée d’étoiles, Thibaut lui adressa une prière muette, puis, lentement, commença à nager derrière Adam déjà parti. Retenant autant que possible leur souffle, ils longèrent la berge en direction du sud, s’arrêtant au moindre bruit suspect. Pas un instant ils ne remarquèrent l’ombre qui s’était détachée de leur tente quand ils en étaient sortis et qui avait suivi leur évasion avant de retourner auprès du sultan…

Les deux fugitifs nagèrent longtemps pour être certains d’avoir dépassé la zone occupée par l’armée. Ils se hissèrent alors sur la rive et y restèrent étendus pour reposer leurs muscles et reprendre souffle. Après quoi, ils se dirigèrent vers la vallée du Jourdain.

11

Pleure, ô Jérusalem…

Comme l’avait prévu Thibaut, dès le lendemain, Saladin s’emparait du château de Tibériade, y rencontrait la princesse Eschive qu’il salua comme il convenait à si haute dame avant de l’informer qu’elle allait pouvoir rejoindre son époux à Tripoli. Il lui donna même une forte escorte afin qu’elle et ses femmes accomplissent le voyage en toute sécurité. Après quoi, il fit détruire une partie de la ville, installa une garnison au château, puis, ayant ordonné la construction d’une chapelle rappelant son triomphe aux Cornes de Hattin, il reprit son chemin vers Acre, la grande cité marine qui était le poumon commerçant du royaume franc. Il eut l’agréable surprise de ne pas rencontrer la moindre résistance. Le bayle de la ville, autrement dit le gouverneur, c’était Jocelin de Courtenay. Les terribles échos de Tibériade étaient parvenus jusqu’à lui et Saladin n’eut qu’à paraître pour qu’il lui porte les clefs d’Acre à la tête d’une belle délégation de marchands. À ceux-ci, le sultan donna à choisir entre rester en ville ou en sortir en leur promettant toute sûreté dans l’un ou l’autre cas. Beaucoup partirent, Courtenay en tête, sachant bien qu’en dépit de ce que promettait le vainqueur tout irait bien tant qu’il serait là, mais que ses émirs se hâteraient de les tondre jusqu’à l’os dès qu’il aurait tourné les talons. Les bazars regorgeaient de richesses et les soldats turcs firent main basse sur l’or, les produits de toute l’Asie, les magnifiques étoffes de soie damassées et les velours de Venise dont le comptoir était important. Il y avait aussi de grandes quantités de sucre et des armes et bien d’autres choses encore. Saladin laissa là son fils Afdal et reprit son chemin victorieux.

Alors que des milliers de prisonniers avaient déjà pris le chemin de Damas où ne les attendait nulle lumière divine, mais bien l’esclavage le plus rude – car il y en eut bientôt tant sur les marchés que les cours s’effondrèrent et qu’un esclave vigoureux coûtait à peine le prix d’une paire de babouches –, Saladin gardait auprès de lui ses deux captifs principaux : Guy de Lusignan et Gérard de Ridefort qu’il réduisit au rang de factotums ; il leur avait promis la liberté contre la reddition des autres places fortes et, toute honte bue, ces deux tristes sires firent de leur mieux pour convaincre leurs sujets et chevaliers de livrer sans coup férir leurs places à l’ennemi. Ainsi en fut-il de Beyrouth, Jaffa et d’autres cités de la côte comme Caïffa et Césarée. En même temps les émirs ravageaient et pillaient les villes de Galilée dont ils trouvèrent parfois les portes ouvertes et les habitants enfuis vers le comté de Tripoli et la principauté d’Antioche que l’on ne devait pas attaquer. Tripoli n’était-il pas plus ou moins ami du sultan ? Quant à Antioche, son maître, Bohémond l’incapable, enfin veuf d’Orgueilleuse de Harenc, n’avait rien trouvé de mieux qu’épouser sa maîtresse Sibylle de Burzey qui, depuis longtemps, renseignait Saladin sur ce qui se passait dans la région. Moyennant quoi, on y vivait encore tranquille, écoutant le bruit lointain des chaînes, des massacres et des incendies.

Tombèrent aux mains des lieutenants du sultan Naim, Arsuf, Genim, Samarie, Naplouse, Jéricho, Fuleh, Maalscha, Sandelio et Tibnin. D’autres encore alors qu’en dépit des bons offices de Lusignan et de Ridefort résistaient les grandes forteresses templières ou hospitalières : Château-Neuf, Saphed et Belvoir, et cela pendant plus d’une année, jusqu’à ce qu’elles fussent réduites par la faim.

À Gaza et à Ascalon, les choses n’allaient pas non plus au gré des aides volontaires de Saladin. Guy de Lusignan était toujours seigneur en titre de la ville où il s’était jadis renfermé avec Sibylle pour narguer le roi lépreux qui, mourant, avait encore trouvé la force de venir les combattre. Un détail que les gens du cru ne lui avaient pas pardonné et, quand il osa venir leur demander d’ouvrir leurs portes aux Musulmans, Guy fut reçu à coups de pierres et avec les plus sanglantes insultes : il n’était qu’un pauvre sire indigne de porter une couronne ramassée dans le lit d’une femme perverse et à moitié folle, et plus jamais ne serait reconnu comme roi.

Le siège commença et il fallut à Saladin un mois d’efforts sérieux pour en venir à bout. Restait Jérusalem !


Quand Thibaut et Adam la rejoignirent après une brève halte à Belvoir où la détermination des Hospitaliers leur avait rendu courage, ils trouvèrent portes closes et eurent toutes les peines du monde à les franchir. Des hommes, des femmes aussi veillaient aux remparts et le premier eut beau clamer son nom, il semblait que personne ne l’eût jamais entendu. La fin du jour était proche et la lourde chaleur ne s’allégeait pas à cause des nuées orageuses venues de la mer. Cette atmosphère électrique semblait renforcer la méfiance des guetteurs.

Enfin, tandis qu’Adam parlementait avec un vieux Grec obstiné à voir en eux l’avant-garde de Saladin, une silhouette vigoureuse apparut au créneau à côté du bonhomme, se pencha et aussitôt une voix hurla :

— Ouvrez, sacrebleu ! C’est bien le bâtard ! Je descends.

Quelques instants plus tard, Thibaut tombait dans les bras de Balian d’Ibelin. Celui-ci lui donna l’accolade avec une joie qui lui mit les larmes aux yeux ; après quoi il embrassa aussi Adam.

— Vous voilà donc échappés de l’enfer, mes amis ? Ah, que Dieu en soit remercié ! Nous avons grand besoin ici de bonnes épées et d’âmes fortes ! Mais comment avez-vous fait ? Ce démon de Saladin a massacré d’ignoble façon tous les Templiers et tous les Hospitaliers comme s’ils n’étaient que vile charogne et non nobles chevaliers !

— Nous avons pu fuir en nous jetant dans le lac, expliqua Thibaut qui ne souhaitait pas en dire davantage. Mais vous-même, sire Balian ?

— Saladin m’a libéré quand je lui ai dit mon inquiétude au sujet de mon épouse et de sa fille. Je reconnais qu’il se montre volontiers chevaleresque envers les dames.

— Et il vous a laissé partir sans rien exiger de vous ? fit Adam avec une lueur d’ironie dans l’œil. Par exemple, le serment de ne plus porter les armes contre lui ?

Un frémissement douloureux passa sur le beau visage du comte, mais son regard demeura ferme.

— J’ai juré, je l’avoue, et j’en porterai la honte mais quand je suis arrivé ici j’ai trouvé un peuple affolé où il n’y a plus que des vieillards, des femmes et des enfants. Presque tous leurs défenseurs sont morts ou captifs et de nombreux réfugiés sont arrivés des campagnes que les émirs ravagent. Et là il y a des hommes qui ne veulent pas mourir ou devenir esclaves. Ils m’ont supplié en pleurant de leur donner des armes, de leur apprendre à s’en servir. En outre… J’en ai reçu l’ordre.

— De qui ?

Les trois hommes remontaient la rue du Saint-Sépulcre. Balian ne répondit pas, se contentant de désigner de la tête Héraclius toujours aussi rutilant qui, mitre en tête et crosse en main, se dirigeait vers eux.

— Il en a le droit car il est toujours Patriarche et, chose étrange, on dirait que la situation critique de la ville a réveillé en lui un besoin d’être utile à quelque chose et un désir bien paysan de garder la terre. Il devait même ignorer qu’il y avait cela en lui. Depuis qu’il sait ce qu’il est advenu de l’armée, il se multiplie.

C’est ainsi que, pour la première fois de sa vie, Thibaut reçut de cet homme qui le haïssait – et il le lui rendait bien car il ne pouvait oublier le mal qu’il avait fait à Guillaume de Tyr – un accueil presque amical. Héraclius avait vieilli. Sa puissante silhouette s’était, amaigrie et la cruelle ironie qui en était l’expression habituelle n’habitait plus le regard vert dont la couleur même avait pâli. Il souhaita aux deux arrivants une bienvenue qui semblait sincère en se servant à peu de chose près des mêmes termes que Balian :

— Nous avons grand besoin de vaillantes épées pour rassurer ce pauvre peuple…

Et il passa son chemin, entouré aussitôt d’une foule de vieilles gens qu’il ne regardait jamais naguère et avec lesquels il se mit à parler en distribuant quelques bénédictions.

— C’est à n’y pas croire ! Émit Thibaut. Ces gens viennent à lui comme s’il était la châsse de quelque saint ! Que lui est-il arrivé ?