— Là ? Il ne s’agissait donc pas d’un puits avec de l’eau ? En ce cas, Othman aurait dû le faire chercher sans trop de peine ?

— Peut-être ne l’avait-il pas vraiment perdu ? fit doucement Thibaut. Peut-être souhaitait-il qu’il ne le soit… que pour ses successeurs ?

— Afin qu’il n’y eût plus de califes après lui ? C’était ridicule… et même insensé. Mais, au fond, pour ce que je sais de lui, cela n’aurait rien d’impossible. En tout cas, tu as droit à ma gratitude. À présent donne-moi l’anneau !

— Me crois-tu assez stupide pour l’avoir sur moi au risque de me le faire voler par ceux qui m’ont dépouillé ? Je l’ai caché, moi aussi, fit Thibaut tranquillement.

Dans le cadre de leur barbe noire les joues de Saladin s’empourprèrent :

— Si tu te joues de moi, tu as tout à craindre de ma colère.

— Je sais. Aussi n’est-ce pas le cas. Je te dis la vérité.

— L’anneau est véritablement en ta possession ?

— Sur mon honneur de chevalier chrétien, sur le tombeau où dort ce pur héros qui était mon roi, je te le jure !

— Alors dis-moi où il est !

— Non. Et n’essaie pas de l’apprendre de mon ami : il n’en sait rien.

C’était plus qu’évident. Ignorant ce que Thibaut avait pu faire du joyau depuis leur départ de la maison chevetaine et persuadé qu’il le portait sur lui, Adam était le premier surpris. Ce que Saladin comprit aussitôt mais il ne le montra pas.

— Je sais que sous la torture tu ne parlerais pas mais peut-être si mes tourmenteurs s’occupaient de ton ami ?

— Comment dirais-je ce que j’ignore ? Émit le Picard en haussant les épaules.

— Oui, mais ta souffrance pourrait inciter celui-là à parler.

— Un chevalier ne craint pas la mort, même la pire. En outre le Temple a exigé de nous le serment de ne jamais révéler, fussent dans les tourments, les secrets que nous pouvons détenir. N’as-tu que la force à me proposer ? reprit Thibaut.

— Tu ne prétends pas faire un marché avec moi ?

— Ce serait t’offenser. Ce que je ne veux pas. Simplement, je désire que tu tiennes ta promesse de Damas. Souviens-toi ! Tu m’as dit : retrouve le Sceau du Prophète et tant que je vivrai le royaume franc connaîtra une longue période de paix comme avant que les Seldjoukides ne s’abattent sur la Palestine pour en chasser Byzance.

— Les temps ont changé et je songeais surtout à ce lépreux couronné qui avait l’âme si haute ! À présent, je suis vainqueur et n’ai plus qu’à tendre la main pour saisir le royaume tout entier. Ton marché a perdu sa substance. Le successeur du grand Baudouin n’est qu’un incapable craintif qui me livrera ses cités en échange de la vie sauve. Le Maître de ton ordre en fera tout autant avec ses templeries…

— Alors tu peux nous tuer tous les deux car je ne te donnerai pas l’anneau !

Le silence s’installa entre ce conquérant assis au milieu de coussins de soie et ces deux hommes au bord de l’épuisement, rompus par deux jours de combat et une nuit d’agonie et, pour Thibaut en outre, la douleur de voir son pays tomber entre des mains, nobles sans doute, mais qui n’en étaient pas moins celles de l’ennemi juré. Les captifs s’attendaient à voir paraître les cimeterres sanglants des bourreaux et se raidirent pour mourir dignement, quand Saladin frappa dans ses mains d’une certaine façon et ce furent des serviteurs noirs qui entrèrent. Le sultan les fit approcher pour leur dire quelques mots à voix basse puis revint à ses prisonniers :

— Ces esclaves vont vous conduire près du lac où vous pourrez vous laver, puis sous une tente où ils prendront soin de vous. Reposez-vous ! Nous nous reverrons plus tard…

S’ils éprouvèrent un soulagement, celui-ci n’excéda pas leurs premiers pas au-dehors. Gisaient là sous le soleil impitoyable les corps décapités – et ceux qui l’étaient proprement étaient rares – de près de trois cents chevaliers du Temple ou de l’Hôpital pour une fois fraternellement mêlés. Le spectacle de ce bain de sang où grouillaient les mouches était insupportable mais moins peut-être que l’odeur centuplée par la canicule.

— Comment un homme peut-il ordonner pareille abomination ? Jeta Adam. Son Dieu n’avait-il pas encore assez de sang avec tous ces cadavres qui couvrent les pentes de Hattin ? Et l’on dit Saladin magnanime !

— Il l’est quand cela l’arrange et nous en sommes un exemple, soupira Thibaut avec un haussement d’épaules. Mais souvenez-vous d’Ascalon… et de ce que nous y avons vu !

En dépit de cet enfer pourtant, l’eau fraîche de ce lac dont ils avaient rêvé leur parut l’essence même du paradis et, quand ils y furent immergés, la hauteur des roseaux du bord leur cacha l’horrible réalité à laquelle ils eussent tant aimé échapper. Ils se lavèrent avec délices, puis se laissèrent un moment porter par l’eau, immobiles comme des cadavres.

— Si je n’avais si faim, avoua Adam, j’aimerais essayer de fuir, mais je crains de ne pas en avoir la force. Vous savez nager ?

— Depuis longtemps. J’ai appris tout petit, avec Baudouin, à Jaffa, Ascalon ou Césarée, et je peux nager longtemps mais je vous avoue que pour l’instant je ne sais pas si j’en serais capable. Peut-être un peu plus tard ? Je voudrais retourner à Jérusalem pour aider Isabelle et sa mère. Balian est prisonnier. Je l’ai vu couvert de liens et jeté sous une tente. Elles sont en danger…

— Pas tant que Jérusalem n’est pas tombée ! Mais, dites-moi ! Qu’avez-vous fait de l’émeraude gravée ? Je croyais que vous la portiez sur vous.

— Je la portais en effet… jusqu’à notre halte de la nuit dernière. C’est après avoir enterré la Croix avec frère Gérand que je l’ai cachée.

— Avec la Croix du Christ ? Souffla Adam scandalisé par un rapprochement qui lui paraissait sacrilège.

— Non. Dans les environs.

— Et votre compagnon n’a rien vu ?

— Vous savez quelle courtoisie exemplaire est de règle au Temple ? Frère Gérand n’a vu aucun inconvénient à s’écarter pour me laisser céder à un besoin naturel…

Le bain terminé, ils furent ramenés comme l’avait dit le sultan à une tente de la berge où on leur donna des vêtements propres et de quoi manger. Ensuite ils prirent ce repos dont ils avaient tant besoin en dépit du vacarme de la fête qui se déroulait dans le camp, interrompu seulement quand retentit l’appel à la prière du soir qui agenouilla les musulmans en direction de La Mecque à l’endroit où ils se trouvaient.

Dans la nuit Thibaut se réveilla et resta un moment les yeux ouverts. Il se sentait fort à nouveau, mais aussi plein d’angoisse pour ce qui allait suivre. Cette belle armée qui venait de fondre sous les feux du soleil et dans le sang était le seul rempart entre le royaume et Saladin. Ce n’étaient pas les quelques châteaux, les quelques commanderies encore existants qui pourraient s’opposer longtemps à la ruée des cavaliers d’Allah. Et puis il y avait Jérusalem, la Sainte, la Belle. Là était le tombeau du Christ, son Dieu, là était Isabelle, son amour. Qu’allait-il en advenir ? D’elle surtout ! Le sultan, il le savait, ne faisait pas la guerre aux femmes. Il pouvait se montrer avec elles clément et même déférent s’il s’agissait d’une noble dame. Ainsi la princesse Eschive qui du haut de ses tours n’avait sans doute rien perdu du drame qui venait de se jouer serait certainement par lui remise en liberté et même escortée pour rejoindre son époux. Son époux ? Ce traître ! Longtemps parce que Guillaume de Tyr l’aimait bien et vantait ses qualités de gouvernement, Thibaut lui avait accordé sa confiance. Et puis il y avait eu, à Damas, cette rencontre avec son émissaire Plivani, cette étrange incursion en Galilée « autorisée » par Raymond dans de si curieuses circonstances. Enfin ce passage que l’armée turque avait ouvert dans ses rangs pour le laisser s’y engouffrer… et qui lui avait permis de fuir vers la côte laissant les autres se faire exterminer. Certes, c’était bien une technique de guerre que s’ouvrir ainsi devant l’ennemi, mais c’était pour mieux se refermer sur lui non pour lui offrir une échappatoire. Raymond avait-il voulu la couronne de Jérusalem jusqu’à la demander à l’ennemi ?…

— Vous êtes réveillé ? Chuchota Adam qui l’entendait s’agiter. Comment vous sentez-vous ?

— Bien… mais exaspéré d’être ici, impuissant, quand tout ce à quoi je tiens encore en ce monde est en si grand péril ! Je crois que je préférerais être mort !

— Donc incapable d’aider qui que ce soit, sinon en prières. Il y a peut-être mieux à faire ?

— Quoi ? Aller chercher le Sceau pour le remettre à Saladin afin d’avoir la vie sauve ?

— Non. Que diriez-vous de fuir d’ici et de courir jusqu’à Jérusalem pour faire mettre la ville en défense ?

— Avec quoi ? Il ne reste plus qu’Héraclius et des bourgeois.

— Et des petites gens qui savent parfois se conduire en héros. Grâce à Baudouin, les remparts ont été refaits et profonds sont les ravins qui l’entourent. En outre… je voudrais bien rentrer au Temple, moi !

— Vous avez une idée ?

— Oui. La nuit est loin d’être achevée. Nous pouvons nous mettre à l’eau et nager jusqu’à ce que nous ayons dépassé les avant-postes musulmans, puis filer jusqu’à Belvoir, la forteresse des Hospitaliers qui surveille la vallée du Jourdain et doit être distante de six ou sept lieues. Avec un peu de chance nous trouverons peut-être un cheval échappé à la tuerie.

— Vous croyez qu’il y a encore quelqu’un à Belvoir ?

— Bien sûr. Les places fortes templières ou hospitalières n’ont pas été vidées de leurs défenseurs. Seulement les deux maisons chevetaines, et Belvoir sur son rocher donnera du mal à Saladin. C’est notre seule chance d’être encore utiles à quelque chose…

— Si vous le dites !