Dépouillé de son heaume et de son épée, il fut traîné plus que conduit jusqu’aux autres Templiers et Hospitaliers déjà captifs, que l’on menait vers la grande tente jaune dressée par les gens du sultan sur le champ de bataille où s’accumulaient les morts. Le hasard voulut qu’il se retrouve auprès d’Adam qui, chargé de liens, se débattait encore comme un ours captif.

— Gardez votre énergie pour bien mourir, lui conseilla-t-il. Ce ne devrait pas tarder ! Saladin hait le Temple et a juré sa perte.

En effet, la cotte d’armes blanche à croix rouge, même salie et poussiéreuse, servait de repère aux mamelouks qui séparaient les Templiers des autres captifs, puis les amenaient devant Saladin. Debout à l’entrée de sa tente, celui-ci les regardait venir, bras croisés sur la poitrine. On les fit agenouiller mais, au moment où des soldats armés de cimeterres allaient se placer près d’eux pour les exécuter, « on vit s’avancer un groupe de volontaires, gens de mœurs pieuses et austères, dévots, hommes de loi, savants et initiés à l’ascétisme et à l’intuition mystique. Chacun d’eux demanda la faveur d’exécuter un prisonnier, dégaina son sabre et retroussa sa manche(29) »… Et Saladin leur accorda ce qu’ils demandaient. Ce qui suivit fut abominable car, même au nom d’Allah, on ne s’improvise pas bourreau. Certains firent leur ouvrage proprement, mais d’autres, maladroits ou manquant de forces, massacraient leurs victimes au point qu’il fallut parfois achever leur besogne. Tous ces malheureux priaient avec un beau courage. Certains chantaient un psaume jusqu’à ce que le fer tranche leur voix. De toute la sienne alors, Thibaut, se redressant brusquement, hurla en arabe :

— Par le Sceau du Prophète, tu m’as oublié, sultan ? Je suis Thibaut de Courtenay.

Aussitôt, le bras de Saladin se leva et les sabres restèrent en suspens. Il dit quelque chose et deux soldats coururent vers le trouble-fête pour l’emmener vers le sultan aux pieds duquel ils le jetèrent. Mais Thibaut dit :

— Ordonne que l’on emmène aussi celui qui était à ma droite, car c’est mon frère. Sinon je ne dis rien !

Saladin fronça le sourcil, mais deux gardes repartirent chercher Adam qui fut rapidement à genoux auprès de son ami. Après quoi, on les ramassa pour les jeter sous la grande tente jaune, tandis qu’au-dehors les prières reprenaient… et aussi les exécutions, ce qui exaspéra Thibaut :

— Arrête cette boucherie ! Tous ces hommes sont mes frères et t’ont loyalement combattu !

— Ne m’en demande pas trop si tu veux que j’épargne ta vie et celle de ce frère-là ! J’ai juré la perte des hommes de ton Dieu qui n’ont cessé d’offenser Allah – son nom soit à jamais béni ! Il est bon que des hommes de foi abattent ceux qui ne savent que trahir la leur !

Et il ressortit pour continuer à présider le massacre. Thibaut comprit qu’il ne pourrait pas obtenir davantage de ce conquérant en proie à l’ivresse du triomphe.

— Vous auriez dû le laisser me tuer ! Je meurs de soif, balbutia Adam dont les lèvres craquelées formaient mal les mots.

— Patientez encore un peu ! Il finira bien par nous donner à boire, même s’il nous tue ensuite…

Ce fut fait dans l’instant. Un esclave noir apparut avec des gobelets, un pot d’eau, et les deux hommes purent enfin se désaltérer avec la merveilleuse impression de boire à la source même de la vie. Au-dehors, chants et prières faiblissaient, remplacés par les gémissements des malheureux à qui les maladroits faisaient vivre une agonie au lieu d’une mort rapide. Bientôt il n’y eut plus qu’un lourd silence vite relayé par les acclamations frénétiques des Musulmans. Adam et Thibaut, eux, s’étaient mis en prières pour les âmes de ces nobles guerriers occis de si laide façon. Ce fut dans cette position que Saladin les trouva.

— Vous osez prier votre Dieu à trois têtes sous mon propre toit ! Gronda-t-il.

— Que tu l’appelles comme tu veux, il n’y a qu’un seul Dieu, répondit Adam, et ceux que tu viens de massacrer vilainement étaient ses serviteurs. Quel regard crois-tu qu’il pose sur ce que tu viens de faire ?

— Un regard satisfait, j’espère. Voyez-vous, je veux purifier la terre de ces deux ordres immondes dont les pratiques ne sont d’aucune utilité, qui ne renonceront jamais à leur hostilité et ne rendront aucun service comme esclaves.

— Tu pouvais leur donner une mort plus digne !

— Que pouvaient-ils souhaiter de mieux ? Ils ont péri de la main des plus hauts serviteurs d’Allah – son nom soit loué dans l’éternité. C’est parce que l’armée avait besoin de ce sacrifice offert à Celui qui nous a donné la victoire que je l’ai fait. À présent…

À cet instant trois prisonniers furent amenés devant Saladin et c’étaient Renaud de Châtillon, Gérard de Ridefort et Guy de Lusignan. Ce dernier, brisé par l’épuisement, la soif et la terreur, était sur le point de s’évanouir. Saladin le fit asseoir auprès de lui après avoir jeté un ordre bref :

— Remets-toi ! Tu es au bout de tes forces. Apaise tes craintes aussi…

Puis, comme un esclave lui remettait une coupe pleine d’un sorbet à l’eau de rose rafraîchi aux neiges du mont Hermon :

— Bois ! Tu te sentiras mieux…

Le pauvre roi de Jérusalem but d’abord avidement mais, avec cette fraîcheur, un certain sens de la fraternité lui revint, il tendit la coupe à Renaud de Châtillon qui la vida. Alors la colère s’empara de Saladin :

— C’est une noble coutume arabe, dit-il, qu’un captif ait la vie sauve s’il a bu et mangé avec son vainqueur. Mais c’est toi qui as abreuvé ce misérable et la coutume ne s’étend pas à lui.

Puis, se tournant vers Châtillon :

— Le ciel vengeur des attentats t’a mis en ma puissance, lui jeta-t-il au visage. Souviens-toi de tes trahisons ! Souviens-toi de tes brigandages, de tes viols, des serments trahis, de tes blasphèmes et de tes sacrilèges contre les villes très saintes de La Mecque et de Médine. Il est juste que tu reçoives le prix de tes crimes.

Mais même vaincu, blessé, dépouillé de son haubert et de ses armes, l’indomptable Renaud demeurait fidèle à lui-même. Il tint plus droite encore sa tête léonine dont le sourire dédaigneux insultait son vainqueur.

— Ainsi agissent les rois ! dit-il. Et moi en ma terre d’Outre-Jourdain, je suis roi !

— Misérable ! J’ai juré que tu recevrais la mort de ma main… à moins que tu ne renies ta foi et cries la loi du Prophète, son nom…

— Crier ta loi infidèle qui offense Dieu plus que je ne le ferai jamais en mille ans d’existence ? Jamais !

Hors de lui alors, Saladin saisit son épée et frappa Châtillon, mais emporté par la colère il ajusta mal son coup. La lame détacha de l’épaule le bras qui tomba dans un flot de sang. Deux officiers mamelouks achevèrent alors le blessé qui n’eut même pas un gémissement et lui tranchèrent la tête dont le sourire ne s’était pas effacé aux pieds mêmes de Guy révulsé d’horreur. Mais Saladin, après avoir ordonné d’un geste que l’on plante la tête sur une lance et que l’on jette les restes dehors, revint s’asseoir auprès de lui :

— Apaise-toi ! lui dit-il avec douceur. Un roi ne tue pas un roi. Quand tu seras reposé, je te ferai conduire à Damas et nous parlerons…

Il n’avait pas adressé une seule fois la parole à Ridefort qui s’attendait à être mis à mort à son tour mais faisait tout de même meilleure contenance. Au bout d’un moment, d’ailleurs, on vint les chercher lui, et celui qui n’était plus roi de Jérusalem que de nom… Ensuite, Saladin fit sortir officiers et serviteurs pour qu’ils aient leur part de la fête énorme qui allait durer toute la nuit pour célébrer la victoire sonnant le glas du royaume franc. Puis, le tapis bleu et or trempé du sang de Renaud de Châtillon ayant été enlevé, il désigna le sol nu à ses deux derniers prisonniers :

— Asseyez-vous et donnez-moi une bonne raison d’épargner deux Templiers de plus !

— Réponds d’abord à une question, s’il te plaît ! Pourquoi as-tu épargné notre Maître ? Le réserves-tu à quelque supplice plus raffiné ?

— Je ne crois pas.

— Tu vas l’épargner alors qu’il est la cause même de notre malheur ? Alors qu’il était le seul indigne de porter le manteau blanc parmi tous ceux, purs et vaillants chevaliers fidèles à leur serment et au Dieu Tout-Puissant dont le sang fait de cette terre une boue rouge ?

Les dents blanches du sultan brillèrent un instant dans un sourire indéfinissable :

— C’est justement pour cela que je l’épargne. Il me sera plus utile vivant que mort. Il fera tomber dans ma main comme un fruit mûr ce qui reste de l’Ordre maudit !

— C’est donc cela ! J’aurais dû m’en douter sachant ta connaissance des hommes.

— Je me vante en effet de les bien connaître. Toi, par exemple ! Tu sembles avoir fait de grands progrès dans l’art d’éloigner les questions gênantes mais tu devrais savoir que ma patience n’est pas infinie. Alors venons-en au principal : as-tu trouvé ce qu’à Damas je t’ai demandé de chercher ?

— Oui. Avec l’aide de ce chevalier que tu vois auprès de moi.

— J’ai peine à te croire car, à te dire le vrai, je n’imaginais pas un instant que ce fût possible.

— Je ne le croyais pas non plus, mais mon Dieu est plus grand que le tien puisque à t’entendre ce n’est pas le même. J’ai tenu dans mes mains le Sceau de ton Prophète.

— Loué soit son nom ! s’écria le sultan. Où était-il ?

— Mon compagnon va te le dire. Parlez, sire Adam, dites-lui où était la grande émeraude taillée !

— Sous la roche du sacrifice d’Abraham dans ce que vous appelez les puits des âmes. Là était le Sceau. Mon ami l’a sorti des cendres accumulées sous l’emplacement de l’autel des holocaustes au temps de Salomon…