Mais à minuit, le Maître des Templiers revint dans la tente de Guy qu’il trouva seul et laissa parler sa haine :

— « Sire, croyez-vous ce traître et l’avis qu’il a donné ? C’est pour vous honnir qu’il l’a donné, car vous aurez grande honte et grands reproches aussi si vous laissez prendre une cité à six lieues de vous. Et sachez que les Templiers déposeraient leurs blancs manteaux et vendraient tout ce qu’ils ont pour que la honte de ce que les Sarrasins nous ont fait ne soit vengée ! Allez et faites crier que l’ost s’arme et suive la Sainte Croix ! »

Et, bien entendu, Guy de Lusignan se rangea à cette dernière voix qui venait de parler…

À peine l’ordre de lever le camp fut-il crié que les barons accoururent pour tenter de le faire rapporter mais l’indigne Maître s’était montré trop persuasif : il maintint sa décision après avoir refusé de s’expliquer. Dans tout le camp ce fut la confusion. Nombreux étaient ceux que cet ordre insensé stupéfiait, mais tous étaient impuissants car il ne pouvait être question de désobéir au roi. Même Renaud de Châtillon, inquiet en dépit de sa témérité habituelle, ne put se faire entendre…

— Messeigneurs, si Dieu ne nous aide, la journée sera rude. Quant à moi, si ma bonne épée peut abattre ce chien de Saladin, je me sentirai le roi du monde et je mourrai heureux !

Avant les premières lueurs de l’aube, le camp était levé et l’armée prête à se mettre en marche. Une dernière prière au pied de la Vraie Croix, une dernière bénédiction de l’évêque et des chapelains, et la belle machine de guerre s’ébranla. Mais, cette fois, Thibaut n’était plus dans la colonne templière. L’un des chevaliers désignés à la garde de la Croix était mort dans la nuit, piqué par un scorpion, et le Maréchal en personne avait choisi Thibaut pour le remplacer :

— Il m’est venu à l’esprit que cet honneur vous était dû, mon frère, lui dit-il, parce que pendant des années vous avez combattu à l’ombre de cette insigne relique au côté du roi Baudouin dont Dieu ait l’âme héroïque. En outre, je trouve bon pour l’honneur du nom qu’un Courtenay soit au plus exposé puisque le Sénéchal s’est fait donner la baylie d’Acre d’où il n’a pas jugé bon de sortir.

Il n’y avait rien à ajouter. Seulement s’incliner et remercier. Thibaut alla se ranger dans le carré des dix chevaliers où une place restait vide… Il se sentait fier et heureux de l’hommage rendu, à propos de lui, à la mémoire de Baudouin, mais tout de même un peu gêné. Etait-il vraiment digne d’être là alors qu’il transgressait la Règle du Temple et peut-être offensait le Seigneur en portant sur lui l’anneau de l’Infidèle. Peut-être aurait-il dû le dissimuler quelque part dans sa cellule. Mais, d’un côté, il craignait qu’un événement quelconque l’empêche de le retrouver au retour, et, de l’autre, il lui avait semblé qu’il pouvait être utile au salut du royaume pour faire reculer Saladin au cas où le sort des armes lui serait contraire. À condition, bien entendu, que le sultan accepte de tenir la parole donnée à un prisonnier relâché et qui n’était peut-être qu’une boutade. De toute façon, à toutes fins utiles il portait le Sceau attaché à son cou par un lien de cuir. Évidement, s’il avait pu deviner l’honneur qui l’attendait, il eût remis le Sceau à Adam Pellicorne, mais à présent il n’en était plus temps.


Raymond de Tripoli, en tant que seigneur de la région, prit la tête de l’armée avec les quatre fils de sa princesse. Il précédait la Croix que tenait fermement l’évêque d’Acre. Ensuite venaient le roi et le -gros des troupes. Enfin les Hospitaliers et les Templiers assuraient l’arrière-garde. On s’avança vers l’est par une longue vallée aride qui montait entre des collines encore plus desséchées, jusqu’aux « Cornes de Hattin », une double éminence pelée d’où s’amorçait la descente vers les eaux bleues du lac de Tibériade : là se tenait l’armée de Saladin. La distance jusqu’au château de la princesse assiégée n’était pas grande, cinq lieues environ, mais à mesure que l’on montait le soleil en faisait autant, déversant sur cette terre sans ombre et sur ces hommes vêtus de fer une chaleur bientôt torride… En dépit des keffiehs de lin dont les croisés avaient emprunté l’usage aux Sarrasins, la sueur coulait en longues rigoles sous les camails et les heaumes d’acier. Pourtant, il ne pouvait être question de les retirer. En effet, les troupes légères disposées aux avant-postes par le sultan eurent vite repéré le long serpent de métal rampant vers Hattin et dont la carapace renvoyait des éclairs. Bientôt l’arrière-garde se vit harcelée par des cavaliers rapides armés d’arcs et de flèches comme par des essaims de guêpes. Ainsi que l’avait prédit Raymond de Tripoli, aucune source, aucune fontaine ne se montrait dans cet univers désolé où la moindre verdure était grillée depuis longtemps. La seule chance de s’en tirer eût été de dépasser Hattin et de dévaler vers le lac en bousculant les Musulmans sous le poids des escadrons de fer, mais le soir tombait et les chevaux comme les hommes étaient épuisés. Gérard de Ridefort, qui avait déjà perdu du monde sous les flèches ennemies, proposa de s’arrêter au casal de Marescalcia où il y avait de l’eau. Mais, quand on arriva, les puits étaient à sec…

On fit halte néanmoins. Il était impossible de foncer vers le lac par des chemins accidentés que l’on ne voyait pas. Le soir, d’ailleurs, apportait un peu de fraîcheur ; pas assez cependant pour faire oublier la soif qui torturait hommes et bêtes. Un peu de repos s’imposait donc et, sans dresser le camp, on s’installa comme l’on put. La Vraie Croix plantée en terre, les Templiers de sa garde se relayèrent en deux fois cinq pour l’entourer comme il se devait : debout, les deux mains appuyées sur la poignée de l’épée fichée dans le sol. Tous les autres devaient se tenir prêts à descendre vers le lac dès qu’il ferait un peu jour et avant que la terrible chaleur ne revienne.

Quelques heures passèrent ainsi, ceux qui veillaient guettaient avidement le retour de la lumière. Elle n’était plus loin quand la nuit s’éclaira soudain mais de façon sinistre : autour de la position occupée par l’armée chrétienne, Saladin venait de mettre le feu aux broussailles et aux herbes sèches au moment où se leva un vent venu de l’est qui balaya les tourbillons de fumée dans les yeux et la gorge des Francs, ajoutant à leurs souffrances. Bientôt le chemin du lac fut barré par un rideau de flammes qui sema la panique dans la piétaille. Épouvantés par ce qu’ils crurent être l’enfer ouvert devant eux, beaucoup de ces malheureux s’enfuirent qui vers la montagne, qui vers Séphorie sous les yeux de leurs chefs impuissants à les retenir.

— Allons-nous en faire autant ? s’écria alors Balian d’Ibelin. Nous voilà tombés dans le piège prédit par le comte Raymond. Il est à craindre que nous n’en sortions pas vivants. Qu’ordonnez-vous, sire ? ajouta-t-il en se tournant vers Guy qui le regardait avec angoisse, visiblement incapable de prendre une décision.

Ce fut Raymond de Tripoli qui lui répondit :

— Il faut tenter de passer, messeigneurs ! En force et à la grâce de Dieu ! Mais auparavant il faut cacher la Sainte Croix : elle ne doit pas tomber aux mains des Infidèles si nous avons le dessous !

L’ordre fut donné de se préparer à charger.

Le Maréchal du Temple fit alors retirer la garde, à l’exception de deux chevaliers dont l’un était Thibaut, puis après s’être prosterné une dernière fois devant ce qui était l’essence même de la foi rivée au cœur de tous ces hommes, il ordonna :

— Vous allez l’enterrer. Auparavant, jurez sur le salut de votre âme que vous ne révélerez jamais l’emplacement où elle va reposer. Même sous la torture !

— Sur mon honneur de chevalier, je le jure ! Firent, en écho, Thibaut et son compagnon qu’il connaissait sous le nom de frère Gérand.

Puis, tandis que Jean de Courtrai rejoignait son poste de combat, ils cherchèrent un endroit propice et le trouvèrent à peu de distance des ruines du casai. Il y avait là, poussant dans du sable, un vieil acacia tordu, seule végétation de cet endroit désolé. Un de ces acacias têtus capables de pousser en plein désert parce que leurs racines peuvent aller chercher l’eau à plus de trente mètres dans les entrailles de la terre. Après avoir repéré le côté le plus propice qui était celui du Levant, Thibaut et son compagnon creusèrent, à l’aide des pelles qui faisaient partie de l’équipement en campagne des Templiers, une fosse profonde dans laquelle ils déposèrent pieusement cette croix qui, pour Thibaut, était indissociable de Baudouin dont elle soutenait la vaillance. Il l’avait enveloppée du pallium dont on la recouvrait en certaines occasions. Doucement, ils laissèrent retomber la terre mêlée de sable sur laquelle ils restèrent agenouillés un instant pour une ultime prière qu’ils mêlaient de larmes aussi douloureuses que s’ils venaient d’enterrer leur mère. Puis ils se relevèrent, s’embrassèrent.

— À présent, allons-nous faire tuer bellement ! dit frère Gérand.

Thibaut, lui, resta en arrière sous le prétexte d’un besoin et s’approcha de l’acacia…

Par deux fois, en ce jour de malheur et sous ce soleil impitoyable, les cavaliers francs chargèrent. Faute d’aliment, l’incendie était éteint aux pentes noircies des Cornes de Hattin. Ils crurent tout d’abord qu’ils allaient réussir car, fidèles à leur vieille tactique, les troupes turques s’étaient ouvertes pour laisser un passage… qui se referma curieusement quand le comte de Tripoli et ses fils l’eurent franchi. On ne les revit plus : après s’être rafraîchis au premier puits rencontré, ils coururent jusqu’à la côte…

Alors une sorte de miracle se produisit : oubliant ses terreurs, Guy de Lusignan se laissa emporter par l’un de ces accès de bravoure qui pouvaient faire vraiment un roi de cet homme insignifiant. Il rameuta ses cavaliers à grands cris autour de sa bannière, prit leur tête et se lança avec eux dans une charge désespérée mais tellement fougueuse, tellement empreinte de la plus folle bravoure qu’elle faillit bien atteindre Saladin en personne, qui du haut d’un petit tertre observait la bataille en compagnie de son fils Afdal. Une rapide intervention des mamelouks écarta le danger et repoussa les assaillants vers les collines meurtrières… Ils résistèrent de leur mieux, pied à pied, mais succombèrent finalement sous le nombre. Certains vinrent mourir dans ce lac où se brisaient leurs espérances et qui donna à leur soif une dernière consolation. Tous ceux dont la mort ne voulut pas à cet instant furent faits prisonniers. Thibaut, qui venait de voir frère Gérand tomber la gorge transpercée par une lance, fut de ceux-là. Son cheval s’abattit sous lui et il ne put venir à bout des cinq mamelouks qui bondirent sur lui.