Quand il eut fini, Adam dit après un silence, tout en retournant l’étrange joyau entre ses doigts :

— Vous rendez-vous compte que vous avez là, au cas où l’idée vous viendrait d’embrasser l’islam, le moyen de devenir calife ? Car celui qui possède le Sceau est forcément l’élu d’Allah. N’importe quel musulman ne peut que se prosterner devant lui.

— Eh bien, vous en savez des choses ! Mais moi qui ne suis pas aussi savant, je dis seulement que nous avons là le moyen de sauver le royaume, car à présent je crois à la parole de Saladin. Contre cet anneau, il accordera tout ce qu’on lui demandera ! Il faut…

Le son d’une cloche, à la fois proche et distant, lui coupa la parole :

— Matines ? Déjà ? Avons-nous tant dépensé de temps ?

— C’est possible. En tout cas il faut rentrer… en risquant fort d’être pris !

— Peut-être pas ! Le mieux est d’aller tout droit à l’église. Avec un peu de chance nous y serons avant les autres.

— Sans le manteau blanc ? Nous serons punis…

Tout en rajustant la dalle à sa place et en dissimulant les outils dans un coin sombre, Adam réfléchissait.

— Alors on repasse par la maison prendre les manteaux. Nous arriverons bons derniers… Oh, il se passe quelque chose ! Ce n’est pas matines, ça !

En effet, il ne s’agissait pas du tintement paisible, presque discret, de l’office nocturne, mais d’un carillon qui peu à peu devenait frénétique et rappelait tous les Templiers qui pouvaient être en ville pour une raison ou pour une autre. Ce n’était pas tout à fait le tocsin, mais y ressemblait. Et ce ne fut pas à la chapelle que se rassemblèrent les moines-soldats, mais bien à la salle capitulaire où les attendait Gérard de Ridefort. Quand tous furent là, le Maître se leva de sa chaire, tenant en main l’abacuc, son bâton de commandement. À tous ces regards interrogateurs qui convergeaient vers lui, il répondit par un sourire fielleux :

— Beaux frères, s’écria-t-il, nous allons combattre pour la gloire de Dieu et l’honneur du Temple. Saladin, le chien aidé par son ami Raymond de Tripoli, est en train d’envahir la Galilée, mais nous allons lui barrer le passage bellement ! Combattre à l’avant-garde et protéger la Très Sainte Croix, tels sont les privilèges de l’Ordre et je compte sur vous pour vous en souvenir. Nous allons à présent ouïr messe pour demander à Dieu de nous donner vaillance et cœur à l’ouvrage. Ensuite, vous vous préparerez au départ. Il aura lieu dans deux heures. Ne resteront ici que les frères trop âgés ou malades. Comme de coutume, les fontaines de Séphorie seront le rendez-vous de l’ost. Beaux frères, notre devise est : « Non nobis, Domine, non nobis sed nomini tuo da gloriam(26). » Vous devez toujours l’avoir en esprit ! Et à présent allons prier !

— C’est lui, tout premier, qui devrait l’avoir en esprit ! chuchota Adam tandis que, deux par deux, les Templiers se rendaient à la chapelle pour une dernière prière.

Un moment plus tard, en effet, les Templiers sous les armes et en bon ordre quittaient la maison chevetaine avec leurs écuyers, les sergents, les turcopoles(27) et tout leur matériel de campement, laissant le couvent à peu près vide. En tête, le nouveau Maréchal, Jean de Courtrai, formait, avec dix chevaliers, la garde du gonfanon Baucent, mi-partie noir et blanc, auquel devait se rallier dans la bataille tout combattant en difficulté. Il allait assurer le commandement des Templiers en campagne. Le Maître, lui, avec une autre escorte de dix chevaliers, s’était rendu au Saint-Sépulcre pour servir de garde à la Vraie Croix qui devait marcher devant le roi Guy, ses barons et ses troupes.

L’heure était matinale et les coqs se répondaient un peu partout dans la campagne, mais toute la ville était dehors, sur les terrasses et dans les rues. Une ville singulièrement silencieuse, consciente de la gravité de l’heure. Tous savaient que Saladin s’était donné pour but de reprendre la Cité sainte et qu’entre sa fureur et eux n’existait guère que ce mur d’acier en mouvement sous le frissonnement des bannières dans l’air encore frais du matin mais qui s’échaufferait vite car on était en juillet. Pas un cri. Pas un appel. Pas une parole. Parfois un sanglot. Jérusalem, oppressée, semblait avoir peine à respirer et priait, s’agenouillant par vagues successives sur le passage de la haute croix d’or et de pierres précieuses contenant le bois de supplice du Christ. C’était l’évêque d’Acre qui portait l’insigne relique. Pourtant, dans une aussi dramatique situation, le Patriarche aurait dû s’en charger et le roi, d’ailleurs, l’en avait prié, mais, comme par hasard, Héraclius s’était déclaré malade. Certes, il avait fait l’effort de venir donner sa bénédiction, mais soutenu dévotieusement par deux clercs qui étayaient ses bras. Il est vrai qu’il n’avait pas bonne mine : son foie devait bien y être pour quelque chose, étant donné les quantités de vin qu’il engloutissait chaque jour. Il est vrai aussi que l’évêque d’Acre était son fils naturel. Personne d’ailleurs n’était dupe. Pas même Guy dont la finesse d’esprit n’était pas la qualité dominante. En revanche, quel beau roi il faisait !

Tête nue sous le premier rayon du soleil qui jouait dans ses cheveux d’or, il portait avec aisance ses armes magnifiques grâce à un corps mince et bien musclé, souriant à belles dents blanches aux femmes admiratives qui le regardaient passer en lui envoyant parfois un baiser ou une fleur, pensant que la reine Sibylle avait eu raison de se choisir un aussi bel époux. L’une d’elles murmura :

— Il ressemble à ce qu’était jadis notre Baudouin…

— Mais le bleu de ses yeux est trop doux et il n’a pas sa vaillance ! Loin de là !

Ce n’était pas un lâche pourtant, et il savait manier l’épée, la lance ou la hache d’armes ; mais, si un combat contre ses pareils ne l’eût pas effrayé – il était même capable d’éclairs de bravoure ! –, il avait une peur bleue de Saladin et de ses mamelouks. Aussi une fois franchies les portes de sa ville, son sourire s’effaça et, pour tenter d’effacer l’angoisse qui lui venait, il tint son regard fixé sur la Croix, mettant en elle son espoir de sortir vivant de la terrible aventure où il s’engageait. Un peu en retrait, impassible et grave, chevauchait son frère Amaury, le Connétable.

Cependant, en se dirigeant vers la porte Saint-Etienne, la colonne des Templiers passa devant l’hôtel de Toron encore ouvert après le départ du jeune Onfroi qui avait bien été obligé de rejoindre l’entourage royal. Instinctivement alors, Thibaut leva les yeux vers la terrasse et son cœur bondit de joie : Isabelle était là. Toute vêtue de blanc au milieu de ses femmes, un voile sur ses cheveux nattés, elle le regardait et de lourdes larmes glissaient de ses yeux d’azur. C’était l’intensité de ce regard qui avait obligé Thibaut à la chercher. Il aurait tant voulu s’arrêter, aller vers elle, parce que avant même que les doigts de la jeune femme eussent effleuré ses lèvres pour un baiser silencieux, il avait compris que l’amour d’autrefois était revenu, que le mariage avec Onfroi n’avait été qu’un caprice et qu’il était de nouveau maître de ce cœur dont l’abandon lui était encore si douloureux en dépit de ce que lui avait confié Balian d’Ibelin. Mais la moindre pause lui était interdite. Avec un bel ensemble les chevaux trottaient l’amble et, esclave de la discipline, Thibaut n’avait même pas le droit de se retourner. La belle demeure fut bientôt dépassée…

Aux fontaines de Séphorie, l’ost chrétien se rassembla. Vingt mille hommes ! La plus belle armée réunie depuis les débuts du royaume franc ! Il y avait là Raymond de Tripoli et ses quatre beaux-fils : Hugues, Guillaume, Odon et Raoul ; Balian d’Ibelin, Renaud de Sidon, les Hospitaliers menés par leur Sénéchal en l’attente de l’élection d’un nouveau Maître, et Renaud de Châtillon, plus arrogant que jamais, qui ne perdit pas un instant pour faire entendre à l’époux d’Isabelle qu’il avait tout intérêt à se comporter vaillamment dans les jours à venir s’il ne voulait pas se voir arracher les tripes par les mains mêmes de son beau-père.

Le camp était à peine installé qu’une nouvelle inquiétante arriva, portée par un cavalier blessé : Saladin en personne venait de mettre le siège devant le château de Tibériade que défendait seule la princesse Echive, privée à la fois de son mari et de ses fils.

Aussitôt le conseil se rassembla dans la grande tente rouge du roi, aux pieds duquel se jeta Hugues de Tibériade, l’aîné des garçons, suppliant qu’on le laisse aller secourir sa mère. Mais le comte Raymond lui imposa silence et, se tournant vers le roi Guy :

— « Sire, dit-il, Tibériade est à moi. Sa dame est ma femme. Elle est dans la place avec mes gens et mon trésor et nul ne perdrait autant que moi si elle devait disparaître. Mais si les Musulmans la prennent, ils ne pourront la conserver. S’ils abattent les murailles, je les reconstruirai. S’ils capturent ma femme et les siens, je paierai leur rançon car j’aime mieux que Tibériade soit abattue plutôt que voir toute la Terre Sainte perdue. Je connais bien le pays. Sur toute la route, il n’existe pas un point d’eau et, si vous marchez en ce moment vers mon domaine à travers les collines arides, vos hommes et vos chevaux seront morts de soif avant même d’être cernés par la multitude de l’armée de Saladin. Nous sommes le 4 juillet. Demain est la Saint-Martin le Bouillant. À la chaleur de cette nuit songez à ce que sera demain sous un ciel torride(28) ! »

Le conseil s’émut de ces paroles pleines d’abnégation. Seul, Gérard de Ridefort s’y opposa, accusant ouvertement Raymond de préparer une nouvelle trahison :

— Il sent le poil du loup ! ricana-t-il.

Mais le comte de Tripoli ne lui opposa qu’un haussement d’épaules méprisant. D’ailleurs, les autres barons se rangeaient à un avis aussi sage et, naturellement, le roi approuva : on attendrait l’attaque du sultan auprès des eaux vives de Séphorie. Et le conseil se sépara.