La voix d’Adam avait pris une telle intonation que Thibaut, un peu effrayé, crut entendre celle du Templier défunt et en éprouva une sorte de malaise. Chrétien fervent, fidèle et respectueux des lois de l’Église, en outre habitué à regarder les réalités en face, il se méfiait d’instinct de tout ce qui touchait à l’étrange, à l’incompréhensible et, bien entendu, à l’au-delà. Certes, il croyait à la vie éternelle. Certes, il croyait aux miracles, aux possibles apparitions des saints ou autres êtres de lumière, mais les fantômes, il n’aimait pas du tout. Et justement ce qu’il venait d’entendre, retransmis par une voix curieusement étouffée, alourdie, lui semblait inquiétant.

— Vous êtes vraiment sûr d’avoir bien entendu, émit-il enfin, et surtout de n’avoir pas rêvé ?

— J’ai si peu rêvé qu’hier je suis allé visiter l’ancienne mosquée dont nous avons fait une chapelle et j’ai remarqué dans le sol une différence qui pourrait bien cacher une entrée d’escalier. J’y suis retourné dans la nuit avec un fossoir emprunté au frère jardinier et j’ai trouvé l’escalier. Vous voyez, ce que vous appelez un rêve ne m’a pas troublé.

— Et vous avez descendu cet escalier ?

— Non. L’heure de matines approchait et je ne voulais pas risquer d’être surpris. Mais j’y retourne cette nuit.

— Alors je viens aussi, décida Thibaut, emporté par l’excitation de la découverte et toute méfiance envolée.

Quelques heures plus tard, le couvent endormi, Adam et Thibaut, après avoir louvoyé autant que possible à l’ombre des bâtiments – il n’y avait pas de lune mais, aux approches de l’été surtout, les nuits constellées d’étoiles sont claires ! –, escaladaient l’un des quatre escaliers menant à la terrasse sur laquelle était édifié l’oratoire octogonal, coiffé d’une admirable coupole, bâti par le deuxième calife et dont les chrétiens avaient fait une chapelle dédiée aux anges. Qui ne servait plus d’ailleurs et que Thibaut n’avait jamais visitée. Il n’en fut pas moins impressionné par la noblesse et la beauté du lieu quand Adam eut ouvert l’une des quatre portes aux porches soutenus par des colonnes de marbre précieux, correspondant aux points cardinaux. En bon Hiérosolymitain, il connaissait depuis toujours ce chef-d’œuvre de l’art omeyade – d’assez loin puisque appartenant à l’enclos du Temple il ne l’avait jamais approché et moins encore visité. La conversion de l’ancienne mosquée aux rites chrétiens ne lui avait jamais paru très crédible tant elle avait l’air d’appartenir toujours à l’islam. L’intérieur, lui, avait quelque chose de magique avec son double déambulatoire aux élégantes colonnes tournant autour d’un simple rocher, mais qui représentait un des hauts lieux de deux religions : pour les juifs c’était là que la main du Seigneur avait arrêté le bras d’Abraham prêt à immoler son fils ; pour les musulmans c’était de cette roche que Muhammad avait pris le départ vers le ciel sur le cheval ailé Al Borak. Les chrétiens, eux, devaient se contenter d’un détail : au moment où le Prophète s’envolait, le rocher avait voulu le suivre, mais Gabriel, l’ange de l’Annonciation, l’en avait empêché en posant dessus sa main dont la pierre conservait la trace. Pour arranger les choses, les croisés avaient installé un autel sur ce rocher trois fois saint. En fait, c’était bien le témoin le plus évident de l’imbrication des traditions religieuses diverses mais voisines que conservait la Palestine.

Les yeux vite accoutumés à l’obscurité intérieure, Thibaut se laissa aller à admirer le superbe décor de mosaïques bleues et or, ce qui ne fit pas l’affaire d’Adam qui avait déjà repéré une certaine dalle de marbre et s’occupait de la soulever.

— Si vous m’aidiez ? grogna-t-il. Vous aurez tout le temps de revenir contempler au jour. La porte n’est jamais fermée. Oh, que c’est lourd !

À l’aide du fossoir et d’une barre de fer, les deux hommes réussirent à faire glisser la dalle qui recouvrait en effet des marches s’enfonçant dans le sol. Adam s’était muni d’une torche et d’une lampe à huile. Il alluma l’une à l’autre et s’enfonça dans les entrailles de ce qui avait été le grand temple d’Hérode. Ils se retrouvèrent bientôt dans une grotte profonde et étroite dont la voûte, chose étrange, était percée d’une sorte de cheminée. Thibaut n’eut pas le temps de poser la question : très renseigné apparemment, le Picard apportait la réponse :

— Au temps des Juifs, se trouvait au-dessus l’autel des holocaustes : ce trou servait à évacuer les cendres. Il correspond comme vous pouvez le voir à cet autre trou dans le sol. En tout cas c’est ici, paraît-il, le puits des âmes et un souterrain caché doit y aboutir.

— La voix de votre rêve n’a-t-elle pas mentionné une sorte de tremblement de terre que Dieu aurait suscité pour cacher l’accès ?

— Je n’ai pas rêvé ! protesta Adam sèchement. Mais vous avez raison, il a dit : la terre a frémi. En ce cas ce devrait être par là, dit-il en désignant la paroi sud où le roc fissuré semblait, en effet, avoir été secoué par une main géante. Je ne vois pas comment, à nous deux, nous pourrions parvenir à percer ce chaos, ajouta-t-il avec un brusque découragement.

Il se laissa tomber par terre pour considérer ce qui avait bien l’air de marquer la fin de sa quête.

— Pourquoi ne pas demander l’aide des frères ? proposa Thibaut. Après tout la mission dont vous êtes investi regarde le Temple tout entier et il n’a jamais été dit, je pense, que vous deviez soulever des montagnes dans le plus grand secret.

Le reflet de la torche alluma un éclair de colère dans les yeux bleus du Picard :

— Faire appel à Ridefort ? Vous êtes fou, je pense ? Les Tables sacrées ne doivent pas tomber dans des mains indignes ! Jamais le Temple n’a eu Maître plus mauvais.

— C’est vrai. Il y a peut-être une autre solution : ce souterrain – s’il existe – devrait aller droit au sud, c’est-à-dire vers la maison chevetaine. En mesurant les marches de l’escalier, on devrait connaître la profondeur où il court…

— Vous n’oubliez qu’une chose. Nous ne sommes certainement pas très en dessous de l’esplanade.

— Mais peut-être y a-t-il encore un escalier derrière ce tas de roches ? Cela m’étonnerait que les vraies Tables n’eussent pas été enterrées au moins aussi profondément que l’Arche.

— Sans aucun doute. Mais nous n’en sommes pas plus avancés. S’il y avait un autre chemin, frère Gondemare me l’aurait indiqué, il me semble. Il a seulement dit : « Là est le chemin que mes faibles mains ne pouvaient espérer ouvrir. » Les nôtres ne sont pas beaucoup plus puissantes, maugréa le Picard. Il nous faudrait des hommes, des outils…

— Et pourquoi pas un nouveau tremblement de terre ? fit Thibaut, touché par la déception de son ami. Homme de peu de foi ! Est-ce à moi l’incrédule de vous faire remarquer un détail qui devrait avoir son importance à vos yeux ?

— Lequel ?

— Si l’âme du vieil homme a pris la peine de se déranger pour vous, c’est parce que le problème doit avoir une solution. Sinon il aurait aussi bien pu vous dire : les Tables sont désormais sous un amoncellement de terre et de roches impossibles à déblayer. Il est donc inutile, de continuer à essayer de les atteindre. Au lieu de cela…

— C’est par Dieu vrai ! Il faut chercher, réfléchir…

Adam s’assit sur les dernières marches de l’escalier pour tenter de mettre de l’ordre dans ses pensées occultées par le découragement. Pendant ce temps Thibaut, la torche à la main, faisait lentement le tour de la grotte. Il arriva ainsi au trou d’évacuation des cendres d’holocauste. Pour les recevoir, une fosse avait été aménagée, puis comblée, et les dernières jetées là formaient un monticule grisâtre au milieu duquel se voyaient encore de menus fragments d’os pas entièrement calcinés. Machinalement il se pencha et remua du bout d’un doigt cette poussière où la flamme de son brandon venait d’allumer un éclat… Et soudain, il sut que ce qu’il croyait impossible pouvait se réaliser. Il sut quel était ce puits, celui-là même que Saladin, mi-sceptique mi-sérieux, lui avait ordonné de chercher, parce qu’il venait de tirer des cendres plusieurs fois centenaires cette chose poussiéreuse qu’il était en train d’essuyer à sa robe : un anneau taillé dans une émeraude, dont le chaton portait une inscription en arabe. Le choc fit plier ses jambes et il se retrouva assis, manquant de peu de brûler sa barbe naissante au feu de la torche.

— Adam ! fit-il d’une voix étranglée. Je crois que je viens de trouver le Sceau de Muhammad !

— Que dites-vous ?

Pellicorne s’était levé pour venir s’accroupir près de lui et considérait avec stupeur le joyau qui, sous les doigts de Thibaut, reprenait peu à peu sa belle couleur d’un vert à la fois profond et transparent.

— Je ne l’aurais jamais cru possible, exhala le jeune homme. Quand Saladin m’a dit de le chercher, j’étais sûr qu’il se moquait de moi. Si bien même que je n’y pensais plus ! Tant de choses sont advenues depuis. Et voilà que je tiens dans mes mains le Sceau du Prophète, celui que devrait porter le calife de Bagdad, seul et unique Commandeur de tous les Croyants !

Adam avait pris la bague et l’examinait avec une curiosité passionnée.

— Saladin vous en a parlé ? Pourquoi ne m’avez-vous jamais rien dit ?

— Quand je suis rentré à Jérusalem, vous aviez disparu et un long temps s’est écoulé avant que nous nous retrouvions. J’avoue que j’avais fini par oublier cette histoire… à laquelle d’ailleurs je ne croyais pas vraiment.

— Eh bien, c’est le moment ou jamais de me la raconter. Nous ne serons jamais plus tranquilles qu’en cet instant.

Après un temps de réflexion pour rappeler autant que possible à sa mémoire les paroles mêmes du sultan, Thibaut entreprit de retracer son dernier entretien avec lui.