Il était facile de deviner ce qu’elle entendait par « là-bas. »

— Je ne crois pas que vous y retourniez avant longtemps. C’est ce que je viens de faire comprendre à messire Onfroi qui vous réclame à grands cris, comme vous le savez sans doute… et qui d’ailleurs va devoir vous quitter.

— Me quitter ? Il n’y semble guère disposé !

— Il le faudra bien s’il ne veut pas être à jamais honni par ses pairs car nous allons combattre avant peu. Il sait qu’il devra vous conduire à Jérusalem s’il n’accepte pas de vous laisser ici.

Au nom de la capitale la jeune femme parut revivre tout à coup :

— À Jérusalem ? Oh, je crois que j’aimerais y aller ! Il serait peut-être possible alors d’y avoir des nouvelles de gens que j’aimais bien. Ma chère suivante Ariane, par exemple, qui m’a quittée parce qu’elle n’admettait pas la peine que je faisais à mon frère en voulant épouser sire Onfroi…

— Et aussi à quelqu’un d’autre, n’est-ce pas ? Quelqu’un dont vous aimeriez savoir au moins s’il est vivant ou mort ?

L’émotion colora en pourpre le délicat visage ivoirin, mais le regard d’Isabelle n’essaya pas de fuir celui de Balian. Au contraire, elle y plongea le sien bien droit et ce fut d’une voix ferme qu’elle déclara :

— Fille de roi ne se sert pas de détours tortueux et je n’ai pas de honte à avouer que le sort de sire Thibaut de Courtenay me soucie, car personne n’a su me dire ce qu’il est advenu de lui…

— Moi je le peux car nous avons combattu côte à côte ces jours derniers et à un contre cent !

— Mon Dieu ! Il n’est pas…

— Non. Il vit et je l’ai même ramené la semaine passée à la maison chevetaine.

— La maison chevetaine ? murmura Isabelle dont les joues perdaient de nouveau leur couleur.

— Oui, ma fille ! C’est sous le manteau blanc des chevaliers du Temple que je l’ai retrouvé. Un ami l’a conduit à s’y réfugier parce que c’était le seul moyen d’échapper à ses ennemis que sont le Patriarche et le Sénéchal !

— Son père ? Son propre père voulait sa mort ?

— Le nom de père n’a jamais rien signifié pour Jocelin de Courtenay. Pour lui, son fils unique n’est que le « bâtard » et, même avec toutes les raisons d’en être fier, il le préférerait de beaucoup à six pieds sous terre que sous la lumière du soleil. Quant à Thibaut lui-même, je ne suis pas certain que la vocation monacale, même bellement armée, lui soit venue…

— Cela ne nous regarde pas, coupa Isabelle avec dans la voix des larmes qu’elle s’efforçait de retenir. Il est Templier, cela dit tout !

Le lendemain, la jeune femme permettait à Onfroi de Toron délirant de joie de la ramener à Jérusalem. Au moins pourrait-elle apercevoir de la terrasse au-dessus de la rue du Mont-Sion la grande croix d’or sur l’église du Temple. Même si Dieu et Notre-Dame se dressaient entre Thibaut et elle, qu’il soit vivant était déjà une belle chose…

10

La course à l’abîme…

— « Requiem aeternam dona eis Domine. »

— « Et lux perpétuât luceat eis… »

Dans l’église du Temple versets et répons de la prière des morts alternaient, portés par les voix graves des chevaliers alourdies du chagrin véritable que tous éprouvaient. Cette messe était dite pour le repos de l’âme de ceux qui étaient tombés bellement à Cresson, les bons compagnons que l’on ne reverrait plus, spécialement celui que tous aimaient comme le plus pur et le plus vaillant, frère Jacques de Mailly. Mais, dans les rangs éclaircis, les regards évitaient de se poser sur le Maître dont le bruit courait qu’il s’était enfui dès qu’il avait eu conscience d’avoir entraîné les siens, ceux de l’Hôpital et d’autres encore, dans une aventure insensée. Il était normal chez les gens du Temple de se battre à un contre deux ou même trois ; c’était la loi car en toutes choses ils devaient être les meilleurs, mais à un contre cent il fallait être fou pour chercher pareil combat inégal, et le Maître devait toujours raison garder et se montrer, lui au moins, ménager du sang de ses hommes. Or cela n’avait pas été le cas. Nombreux étaient ceux qui maintenant regrettaient d’avoir élu au poste suprême ce va-t-en-guerre insensé et brutal plutôt que le sage et noble Gilbert Erail renvoyé aussitôt en Occident ; mais les plus bouillants d’entre eux étaient impatients sous la maîtrise du vieil Arnaud de Torroge : ceux qui avaient été les plus proches de l’irascible Odon de Saint-Amand. Ils avaient tant fait au moment de l’élection que Ridefort, alors Sénéchal et habile dans ses discours, l’avait emporté. À présent les regrets étaient quasi unanimes et l’atmosphère de la maison chevetaine s’en ressentait : certains devaient se contraindre pour marquer le respect obligatoire à ce Maître que l’on savait indigne. Un seul échappait curieusement à l’abattement général : frère Adam Pellicorne, son œil bleu fixé sur la grande croix de l’autel chantait son De profundis avec autant de force et d’entrain que s’il s’agissait d’un Te Deum. Ce qui d’ailleurs ne choqua personne, frère Adam étant unanimement apprécié pour sa belle humeur et son inépuisable serviabilité.

Le service achevé, alors que les Templiers se séparaient pour vaquer à leurs diverses tâches et que la majorité se rendait aux écuries pour les soins quotidiens aux chevaux, Thibaut rejoignit son ami que, depuis son retour, il n’avait pas pu aborder en privé.

— On dirait que vous assistez à des noces et non à une pompe funèbre. Qu’est-ce qui vous rend si joyeux ? Vous n’aimiez pas frère Jacques ?

— Bien sûr que si, mais j’ai en effet une excellente raison d’être heureux : je crois que j’ai trouvé !

— Les… les Tables ?

— Chut ! Je n’en suis pas encore certain, mais j’ai découvert un passage dont personne n’a jamais soupçonné l’existence et quelque chose me dit que c’est le bon.

Tout en examinant son cheval sous toutes les coutures pour s’assurer de sa bonne santé – les Templiers avaient tous la réputation d’être d’assez bons vétérinaires –, Adam raconta ce qu’il avait découvert et comment il avait employé ses nuits.

— Comment avez-vous fait ? coupa Thibaut. Vous étiez malade. Vous aviez même la fièvre…

— Oh, vous savez, la fièvre cela se suscite facilement à l’aide de certaines plantes. Et je suis très fort en herboristerie.

— Très fort aussi en dissimulation, à ce que l’on dirait ? Je n’ai pas gardé un bon souvenir de notre dernier retour d’expédition…

— Je sais, et je vous en demande excuse, mais j’ai glissé un peu… volontairement dans l’escalier quand j’ai su qu’une partie d’entre nous devait former la délégation auprès du comte de Tripoli. Il fallait profiter des effectifs réduits et surtout de l’absence du Maître. Depuis quelque temps j’avais l’impression qu’il me surveillait.

— Et vous vous êtes servi de moi ? Merci beaucoup de votre confiance !

— Ce n’est pas cela, mais vous êtes encore jeune et il était nécessaire de faire vrai. À présent vous écoutez mon histoire ou vous me tournez le dos ?

— Je grille de curiosité, vous le savez bien…

La chance, en réalité, avait servi Adam. Il se souvenait parfaitement que la cellule occupée jadis par frère Gondemare était l’une des plus proches de l’infirmerie, ce qui était normal étant donné son grand âge. Or elle était à présent celle de Jacques de Mailly, donc inoccupée depuis plusieurs jours avant le départ de l’ambassade, le Maréchal étant parti pour une inspection au casal de Kakoun. Le Maître et ses dix chevaliers en allés, Adam s’y était glissé la nuit suivante, certain de n’être pas dérangé : les deux cellules étaient vides et le frère infirmier qui logeait de l’autre côté jouissait d’un sommeil encore conforté par le fait qu’il était dur d’oreille.

— Mais enfin, coupa Thibaut, pourquoi vouliez-vous être dans cette chambre ?

— En vérité, je n’en sais rien mais depuis quelque temps j’avais l’impression d’y être appelé, attiré par une sorte de prémonition… à moins que l’esprit de frère Gondemare me l’ait soufflé. J’en suis venu à croire, par la suite, que telle était la vérité.

— Avez-vous entendu sa voix ? demanda Thibaut, impressionné malgré lui par le ton un peu solennel de son ami.

— Laissez-moi dire, vous jugerez ensuite. Si grands qu’eussent été ceux qui ont occupé cette petite chambre, elle n’en est pas moins semblable à toutes les autres : aucun objet, aucune marque ne trahit la personnalité de celui qui l’occupe, puisque devant la Règle nous sommes tous semblables et ne possédons rien. Mais, dans cette cellule, je me suis senti tout à coup merveilleusement bien quand je me suis étendu sur la couche. Dans ce bonheur qui me baignait j’ai fermé les yeux en invoquant l’esprit de frère Gondemare. Et c’est alors que j’ai entendu…

— Vous avez cru entendre, plutôt. Vous rêviez sans doute.

— Alors c’est qu’il y a des rêves plus vrais que la réalité. Pas un instant je n’ai eu l’impression de perdre conscience. Je me sentais comme l’élève avide de recevoir l’instruction du maître, l’esprit extraordinairement vif et dispos.

En regardant son ami, Thibaut pensa qu’il n’avait rien, en effet, de l’ascète miné par privations et mortifications et dont la chair défaillante peine à retenir l’âme. Il était solide, bâti comme un arbre et aussi peu tourné que possible vers le merveilleux.

— Continuez ! dit-il seulement.

— Eh bien, il m’a dit… oh, ses paroles sont gravées dans ma mémoire en lettres de feu ! Il m’a dit : « Sous la roche du sacrifice est le puits des âmes où selon Muhammad se rassemblent dans l’attente du Jugement les âmes des vrais croyants. L’accès en a été fermé il y a très longtemps. Moins cependant que celui du chemin qui mène à la Loi. Celui-là, c’est la main de Dieu qui l’a clos quand à l’appel du Grand Prêtre la terre a frémi pour que les pierres sacrées ne soient pas souillées dans l’étui d’or qui les enferme. Cherche le puits des Âmes ! Au sud, derrière les roches est le chemin que mes faibles mains ne pouvaient espérer ouvrir… »