— Je ne l’ignore pas, aussi n’est-ce pas la raison. Je ne suis entré au Temple ni parce que Dieu m’appelait ni par désespoir. Simplement pour sauver une vie dont, vous le voyez, je ne fais cependant plus grand cas. Sire Adam Pellicorne m’est venu chercher tandis que je pleurais au tombeau de mon maître bien-aimé !

Et Thibaut raconta comment les choses s’étaient passées, comment l’entourage immédiat de Baudouin s’était trouvé tout à coup menacé, sans oublier l’affaire de la maladrerie.

— C’était donc cela ! Dame Isabelle, qui est en ce moment chez nous à Naplouse, s’est beaucoup souciée d’Ariane quand le roi est mort. Mon épouse aussi, car elles étaient attachées à cette jeune fille.

Balian avait jeté presque négligemment le nom d’Isabelle pour voir s’il susciterait une réaction quelconque et, en effet, les yeux gris se chargèrent de nuages et se détournèrent, mais Thibaut ne fit aucun commentaire ; alors, décidé à le pousser dans ses retranchements, le baron reprit :

— À propos de dame Isabelle, avez-vous ouï de sa maladie ? C’est pour cette raison qu’elle n’a pas regagné le Krak. Et nous sommes inquiets.

— C’est donc si grave ?

L’angoisse qui enrouait la voix du jeune homme était plus que révélatrice. Balian savait maintenant à quoi s’en tenir :

— Oui et non. C’est l’âme qui souffre en elle et le corps suit bien naturellement. Il faut comprendre qu’être née fille de roi et se savoir unie à un pleutre est une étrange rencontre.

— Vous me rassurez : c’est son orgueil qui souffre et le temps l’apaisera. Dame Isabelle a tant d’amour pour son époux qu’elle finira par lui pardonner. Et puis le pays de Moab est loin et le Krak imprenable, sauf par trahison. On doit pouvoir y vivre sans rien entendre des bruits du monde.

Balian ne put s’empêcher de rire :

— C’est une thébaïde que vous décrivez là, mon ami, et je n’ai jamais eu l’impression qu’un château où règne le sire de Châtillon pouvait en être une. Quant à ce grand amour, je ne suis pas certain qu’il soit encore si vif. C’est du moins ce que pense ma belle épouse.

Thibaut releva la tête et planta son regard dans celui de son compagnon :

— Qu’essayez-vous de me faire entendre, sire Balian ?

— Que vous avez eu grand tort de vous faire Templier, mais que les voies du Seigneur sont impénétrables. Cela dit, les chevaux ont bu. Il faut gagner Tibériade au plus vite : le comte Raymond doit être avisé de ce qui vient de se passer.

Cependant, il le savait déjà. Quand les deux hommes arrivèrent chez lui ils le trouvèrent sur la plus haute tour, à l’endroit même d’où Baudouin jadis avait regardé avec si grande douleur brûler le Gué-de-Jacob, et un instant Thibaut eut l’impression que l’histoire recommençait car Raymond de Tripoli avait, lui aussi, des larmes dans les yeux. Cependant ce n’était pas une forteresse qu’il regardait brûler mais bien, dans la plaine, les cavaliers mamelouks galopant vers leur camp au bord du Jourdain en brandissant leurs lances dont plusieurs supportaient des têtes de Templiers…

— Et tout cela par ma faute ! murmura-t-il avec désespoir. Mais comment aurais-je pu imaginer qu’un parti de chevaliers viendrait s’interposer ?

— Ce n’était pas un parti de Templiers, mais l’ambassade que le roi Guy vous envoyait pour vous prier de venir faire votre paix avec lui. J’en étais avec Renaud de Sidon et le Maître des Hospitaliers, et aussi le Maître des Templiers, chacun avec dix chevaliers. Comment aurions-nous pu penser que vous auriez donné permission à des gens de Saladin de faire une incursion « paisible » en Galilée ? J’ajoute qu’étant trop peu nombreux pour attaquer nous délibérions sur ce qu’il convenait de faire, mais Gérard de Ridefort s’est enflammé, a fait venir cinquante chevaliers du casal de Kakoun avec le Maréchal du Temple et nous a en quelque sorte obligés à attaquer. À cent cinquante contre des milliers !

Blême jusqu’aux lèvres, Raymond de Tripoli demanda :

— Et que reste-t-il ?

— Pour ce que j’en sais, et à l’exception de Ridefort qui s’est enfui comme le lui avait prédit Jacques de Mailly, nous sommes frère Thibaut et moi-même tout ce qui reste. Les autres sont morts… bellement ! Mais enfin, mon ami, que signifiait cette soudaine invasion dont vous prétendez qu’elle devait rester inoffensive ? Avez-vous été débordé ou bien…

Balian d’Ibelin n’acheva pas car il savait que Raymond comprendrait. De même, il était sans doute le seul à pouvoir se permettre de poser au fier comte cette question à la limite du défi en vertu des liens qui unissaient leurs deux familles depuis que l’un des fils de la comtesse de Tripoli, princesse de Tibériade, avait épousé son unique sœur Ermengarde. En effet, Raymond acheva :

— … ou bien avez-vous trahi le royaume ?

— Non. Il n’y a pas si longtemps – tout juste avant que Saladin n’apparaisse ! – nous vivions en paix avec nos voisins musulmans… J’ai voulu démontrer que c’était encore possible.

— En paix ? Toute relative alors. Nur ed-Din n’était pas vraiment notre ami et moins encore son père, le farouche Zengi ! Quoi qu’il en soit, il est temps pour vous de prendre un parti… définitif : revenez-vous avec nous à Jérusalem ? Même si la légation est réduite à deux personnages, elle existe et j’en suis toujours le chef !

— Je vais vous suivre. Mais, auparavant, frère Balian, accepterez-vous encore mon hospitalité ?

— Pourquoi pas ? Nous avons l’un et l’autre besoin d’un peu de repos… et d’un bain !

— Vous les aurez… et plus encore !


Pendant que Balian d’Ibelin et ses compagnons défendaient leur vie contre les mamelouks les armes à la main, à Naplouse Marie s’efforçait de défendre sa fille contre les prières quotidiennes de son époux. Arrivé dans la ville depuis peu, Onfroi de Toron assiégeait le petit palais de ses larmes et de ses supplications, que remplaçaient parfois des accès de colère. À tout elle répondait qu’Isabelle était trop souffrante pour affronter l’Outre-Jourdain dans la chaleur de mai. Et quand il implorait qu’on lui permît au moins de la voir, elle demandait au damoiseau désolé s’il avait tellement hâte d’entendre de la bouche de sa bien-aimée ce qu’elle pensait de lui. Mais il ne voulait rien écouter et tout était à recommencer le lendemain matin…

Marie savait bien qu’Onfroi avait le droit pour lui, que selon toute vraisemblance il camperait devant sa porte jusqu’à ce qu’on lui rende son épouse, mais son angoisse était grande à la pensée de renvoyer sa fille dans ce nid de vautours, exposée à la méchanceté de sa belle-mère et à la lubricité de Châtillon. Isabelle, en effet, ne lui avait pas caché que celui-ci la poursuivait de son désir et qu’Onfroi n’était pas de taille à la protéger. Alors elle temporisait, elle attendait surtout le retour de Balian : il était maître et seigneur à Naplouse, et nul ne devait entrer ou sortir sans sa permission… C’est du moins ce qu’elle fit entendre à l’époux éploré.

Ce fut d’ailleurs celui-ci que Balian rencontra en premier quand il revint de Jérusalem après avoir mené jusqu’au bout sa difficile ambassade. Onfroi fut très mal reçu. L’époux de Marie Comnène était las d’avoir tant palabré et sombre, aussi, comme les jours qui s’annonçaient.

— On vous rendra votre femme dès qu’elle sera guérie, mais vous feriez mieux de la laisser ici car il ne saurait être question de la ramener au Krak de Moab.

— Et pourquoi pas ? C’est mon château, après tout, la demeure de mes pères, et nous y avons toujours vécu des jours enchantés dans la douceur…

— Réveillez-vous, jeune blanc-bec ! gronda Balian. Que venez-vous me parler de douceur quand nous sommes déjà en guerre ? Il va falloir vous battre, entendez-vous ? Vous battre ! Remplacer les velours et les samits que vous aimez tant par le haubert de mailles, le heaume et la cotte d’armes, et vos jolis poèmes par l’épée et la hache. Vous avez été adoubé, je suppose ?

— Naturellement ! Messire Renaud s’en est chargé en personne !

— Il pensait sans doute faire de vous ce que vous n’êtes pas et ne serez jamais… à moins d’un miracle ! Cela dit, vous avez une demeure à Jérusalem ?

— Magnifique… encore qu’un peu petite et…

Mais Balian était apparemment décidé à ne pas le laisser achever ses phrases :

— Alors c’est là que vous devrez emmener votre épouse si elle consent à vous suivre afin qu’elle y soit en sûreté. Car, sachez-le, la guerre qui va se déchaîner sera pire que tout ce que nous avons connu…

Ayant dit, Balian partit rejoindre sa femme. Il la trouva au jardin de palmes, Isabelle avec elle. Assises sur un banc au pied d’un tronc écailleux, environnées par les flèches de soleil qui perçaient à travers le feuillage, elles lui parurent plus charmantes que jamais, plus fragiles aussi, et son cœur se serra à la pensée de les abandonner bientôt pour courir vers le destin qui était celui-là même du royaume. Debout devant elles, Ernoul de Gibelet, naguère son écuyer mais qu’il avait préféré cantonner dans le rôle de chroniqueur après une sévère blessure car il s’était aperçu de son talent, leur lisait quelque chose.

Avec une exclamation joyeuse, le jeune homme vint vers son maître pour le saluer mais Marie s’était déjà élancée vers son époux qu’elle embrassa fougueusement. Seule Isabelle ne bougea pas, bien qu’elle aimât beaucoup son beau-père. Elle était encore pâle et, surtout, plus triste encore qu’au moment de son départ. Balian vint à elle après avoir prié Marie de les laisser seuls un instant. Il s’assit sur le banc de marbre et prit dans les siennes une des petites mains.

— Vous allez mieux, il me semble, ma chère fille. Je suis heureux de vous voir debout…

— Je me sens plus forte, en effet, mais pas au point de retourner là-bas !