Ce jour-là, le Maître réunit devant la maison chevetaine une dizaine de ses chevaliers avec lesquels il devait accompagner la délégation chargée par le roi Guy de se rendre auprès du comte de Tripoli et de lui faire entendre raison. Les plus sages parmi les barons avaient réussi à faire comprendre au jeune souverain que cette querelle était suicidaire, et que marcher contre Raymond les armes à la main serait faire le jeu de l’ennemi. Gérard de Ridefort et Roger des Moulins, le Maître des Hospitaliers, allaient se joindre en la circonstance à Balian d’Ibelin qui, lui, avait fait sa paix comme Renaud de Sidon et quelques autres. L’idée de ce rapprochement avec l’homme qu’il haïssait le plus au monde rendait fou de rage l’orgueilleux Templier, mais il ne pouvait s’y soustraire. Il fit donc choix de quelques « frères » parmi lesquels était Thibaut. Pour la première fois depuis son entrée au Temple, celui-ci allait se séparer d’Adam qui effectuait un petit séjour à l’infirmerie : au cours d’une de leurs expéditions nocturnes dans les souterrains de l’ancien temple, le chevalier picard avait fait une mauvaise chute qui lui avait fort abîmé une jambe et donné à son compagnon une peine infinie pour le ramener jusqu’à sa cellule sans que tout le couvent en soit averti. Le lendemain il avait une forte fièvre qu’il attribuait à la réouverture d’une ancienne blessure due à une dégringolade dans l’un des nombreux escaliers de la maison.

La mauvaise humeur de Ridefort était évidente quand la délégation se rassembla devant le Saint-Sépulcre pour recevoir la bénédiction d’un Patriarche tout aussi réticent que lui. Tous deux haïssaient trop le comte Raymond pour admettre qu’on lui envoie une ambassade en si bel arroi au lieu de l’ost tout entière pour le prendre à la gorge. Car l’image était belle sous le soleil clair de ce dernier jour d’avril. Alignés de part et d’autre de la place, les chevaliers blancs à la croix rouge et les chevaliers rouges à la croix blanche se faisaient face comme les pièces d’un jeu d’échecs pour géant. Entre eux, les trois messagers du roi Guy avec leurs écuyers et leurs sergents sous la soie frissonnante de leurs bannières déployées.

Quand Héraclius, rutilant de pourpre et d’or comme un empereur romain, eut tracé sur ces hommes agenouillés un ample signe de croix au chant du Veni Creator, tous se relevèrent d’un même mouvement, remontèrent à cheval pour quitter la place en bon ordre. Les trois ambassadeurs partirent les premiers et, pour ce faire, remontèrent la double file des Templiers et des Hospitaliers. C’est alors que le regard soucieux de Balian d’Ibelin s’arrêta sur un visage qu’il avait trop souvent vu encadré par les mailles d’acier du camail pour ne pas le reconnaître aussitôt : Thibaut ! Thibaut de Courtenay chez les Templiers ! Thibaut devenu chevalier-moine, donc éloigné à tout jamais des amours terrestres et à jamais perdu pour Isabelle !

Sachant d’expérience la puissance obstinée d’un amour véritable, il avait songé ces temps derniers à rechercher l’écuyer de Baudouin, à le ramener près de la jeune malade afin de lui rendre au moins courage et désir de lutter pour un avenir meilleur car il ne se faisait guère d’illusion sur celui d’Onfroi de Toron : les lâches ne subsistent pas longtemps dans un pays perpétuellement en guerre. Lui et Marie eussent tout fait pour rapprocher ces deux-là. Mais à présent…

Avec un sourire résigné et un haussement d’épaules dont Thibaut ne saisit pas le sens, Balian d’Ibelin poursuivit son chemin…

On devait faire halte pour la nuit au château de la Fève (Al Fula) qui appartenait aux Hospitaliers. C’est là que l’on apprit la présence d’une armée musulmane dans les environs et, circonstance des plus étrange, avec la pleine approbation du comte de Tripoli qui aurait prévenu les gens de la région qu’aucun engagement ne devrait avoir lieu et qu’il s’agissait seulement d’une sorte de reconnaissance.

C’était évidemment dur à avaler et Gérard de Ridefort ne l’avala pas du tout. Poussé par sa haine de Raymond, il explosa littéralement :

— Cet homme est un traître, je l’ai toujours dit, mais personne ne m’a voulu croire. Il a trahi jadis la parole qu’il m’avait donnée pour un peu d’or et à présent il trahit son serment de vassalité envers le royaume. Nous avons toujours refusé de le faire roi, alors il a fait alliance avec Saladin pour qu’il l’aide à obtenir la couronne.

— Je ne peux croire à pareille noirceur, protesta Ralian d’Ibelin. Je connais bien le comte Raymond : depuis longtemps il entretient de bonnes relations avec les souverains d’Alep et de Mossoul que nous protégions nous aussi tant qu’ils barraient la route à Saladin. Mais de là à lancer une armée infidèle sur le royaume, il y a un très grand pas.

— Soyez certain qu’il l’a franchi. Les preuves d’ailleurs sont à notre porte. Faites à votre convenance, seigneur comte, mais moi j’entends rester fidèle à la mission sacrée du Temple qui est de protéger les chemins de Jérusalem contre toute incursion et j’entends combattre. De toute façon, nous avons la preuve que cette ridicule délégation n’a plus aucune raison d’être. Libre à vous, messeigneurs, de retourner chacun chez vous. Au besoin pour défendre vos femmes, vos enfants et vos biens quand les mamelouks déferleront sur eux pour s’en faire des esclaves !

Et il dépêcha aussitôt frère Thibaut vers le Maréchal du Temple qui se trouvait alors, avec une soixantaine de chevaliers, au casal(24) proche de Kakoun avec l’ordre de rallier avant le jour. Ordre qui fut exécuté en tous points : l’aube n’éclairait pas encore le paysage que le renfort réclamé était là sous le commandement du Maréchal.

Celui-ci, Jacques de Mailly, était sans doute l’homme le plus admiré dans toutes les templeries et surtout dans la maison chevetaine pour son extrême bravoure et sa loyauté sans faille. Sa réputation était si haute qu’elle s’étendait jusqu’aux terres infidèles. Mais la vaillance, chez lui, ne se doublait pas d’aveuglement. À Kakoun il avait recueilli lui aussi des renseignements : les guerriers de l’Islam étaient plusieurs milliers. Or, en comptant les membres de la délégation, leurs gens et les Hospitaliers de Roger des Moulins, les forces chrétiennes se montaient à un peu plus de cent cinquante. Il le dit sans ambages : il fallait rameuter plus de monde sinon on allait droit au suicide. Fou de rage alors, Ridefort l’insulta :

— Trop aimez-vous votre tête blonde sans doute que si bien la voulez garder ? ricana-t-il sans se soucier du grondement indigné des chevaliers.

Mais Jacques de Mailly se contenta de le toiser avec dédain :

— Je me ferai tuer face à l’ennemi comme un homme de bien et c’est vous qui fuirez comme un traître !

Balian d’Ibelin n’eut que le temps de se jeter entre eux, mais Ridefort était le Maître : une obéissance absolue lui était due. On se prépara au combat après avoir entendu une messe rapide et communié. Ce fut Balian qui résuma la situation pour ceux qui n’étaient pas du Temple et que cependant l’honneur engageait :

— Messeigneurs, émit-il en se relevant après la bénédiction du chapelain, allons à présent nous faire… tuer bellement, s’il plaît à Dieu !

Il n’y avait rien à ajouter. Tous se mirent en selle en silence et marchèrent au-devant de l’ennemi. Un chroniqueur arabe devait écrire au sujet de cette poignée d’hommes : « Ils attaquèrent avec un acharnement tel que les chevelures les plus noires en fussent blanches de frayeur. » Monté sur un cheval neigeux, sous sa cotte immaculée et son armure étincelante, Jacques de Mailly combattit avec tant de courage, fauchant comme blé l’ennemi autour de lui, que celui-ci crut avoir affaire à saint Georges en personne. Il semblait invincible et son épée tournoyante accrochait les rayons du soleil brillant jusque dans les gouttes du sang répandu. Pourtant, il n’était bien qu’un homme fait de chair : un carreau d’arbalète l’atteignit en pleine poitrine. Il vacilla, se reprit. Les mamelouks alors s’écartèrent en le priant avec un étonnant respect de se rendre :

— Je suis le neveu du sultan, cria un guerrier aux armes magnifiques. Remets-moi cette glorieuse épée ! Nous ne voulons pas tuer un homme de ta valeur.

— Si tu la veux, viens la prendre !

Et il s’élança sur lui. Un instant plus tard, Jacques de Mailly tombait, criblé de flèches(25), tandis que Gérard de Ridefort s’enfuyait à bride abattue. Roger des Moulins avait été tué et tous les autres avec lui. N’échappèrent à la mort que trois Templiers, dont Ridefort et aussi Balian d’Ibelin. Encore fut-ce à celui-ci que Thibaut dut de rester en vie : il combattait à la lisière du champ de bataille et venait d’être blessé au visage quand Balian arriva comme la foudre, saisit son cheval par la bride et l’entraîna à sa suite sur un chemin qui menait à Nazareth.

Quand il fut certain d’être hors de danger, le sire d’Ibelin s’arrêta. Il y avait là une fontaine et il fallait laver le visage de Thibaut, couvert de sang : la pointe de la flèche avait été heureusement déviée par le nasal du heaume et la blessure qui avait un peu étourdi le chevalier n’était pas très profonde.

— Vous en serez quitte pour une balafre ! remarqua Balian en achevant d’étancher le sang avec un morceau du keffieh blanc et rouge qui protégeait son heaume de la chaleur du soleil.

— Pourquoi m’avez-vous sauvé ? Je vous en suis très reconnaissant sans aucun doute mais…

— … mais vous n’en êtes pas vraiment ravi ? Tant pis ! Quant à connaître la raison de mon geste, je vais vous la dire : c’est par pure curiosité !

— Par curiosité ?

— Eh oui ! Je voudrais savoir ce qui vous a pris de vous faire Templier. Est-ce le chagrin causé par la mort du roi ? Je sais combien vous l’aimiez, mais, mon ami, la mort a été pour lui une délivrance…