Le malheureux en perdait la notion du temps.

Pourtant un soir, alors qu’il venait d’étendre son corps douloureux sur sa pierre pour y chercher un sommeil de moins en moins réparateur, le geôlier noir entra, posa sa lourde main sur son épaule et le remit debout aussi facilement qu’il eût fait d’un enfant. Puis il lui désigna la porte au-delà de laquelle Thibaut pouvait apercevoir les cimeterres luisants de deux gardes. Et l’on se remit en marche, refaisant une partie du chemin accompli… il y avait combien de temps déjà ?

On l’amena ainsi dans la grande galerie d’audience où il eut l’impression qu’il y avait foule, car elle moutonnait de turbans aux couleurs variées. Tout au fond, sur une estrade garnie de tapis, Saladin siégeait sur une sorte de plateau d’or à pieds très courts, entouré d’une petite balustrade. Ses jambes croisées laissaient voir le large coussin de velours sombre qui rembourrait ce trône. Il portait une somptueuse robe de brocart pourpre à grandes volutes plus foncées dont les manches, en haut des bras, étaient resserrées par deux larges bandes de broderies d’or ; mais le turban noir, orné d’un joyau scintillant, assombrissait encore son visage plein et coloré dont la moustache tombante accentuait le pli dédaigneux de la bouche. Dans la lumière des immenses lustres et des lampes de verre filigranées d’or posées devant l’estrade, il resplendissait tel un dieu.

Les gardes jetèrent Thibaut à ses pieds, à genoux et face contre les dalles de marbre sans tapis d’un large espace ménagé devant le trône. En dépit de son affaiblissement, il réagit contre ce traitement indigne et se releva, essuyant de sa manche le sang coulant de son nez meurtri. Il vit alors qu’il y avait, non loin de lui, un autre prisonnier, un homme de haute stature aux cheveux et à la barbe gris, l’œil arrogant, qu’il n’eut aucune peine à identifier bien qu’il ne portât plus le grand manteau blanc frappé de la croix rouge : Odon de Saint-Amand, le Maître du Temple. Et Thibaut eut honte de lui-même parce que Saint-Amand, captif depuis plus longtemps que lui, semblait en meilleur état bien qu’il fût enchaîné. Mais peut-être sa prison était-elle plus saine ? Il n’eut pas le temps d’ailleurs de s’appesantir sur lui-même car le dialogue était engagé entre le sultan et le Templier :

— As-tu réfléchi à ce que mon vizir t’a proposé ?

— Je ne me souviens pas qu’il m’ait proposé quoi que ce soit. Mais toi, réponds ! Qu’as-tu fait de mes frères ?

— Tes frères sont les pires ennemis du Prophète – son nom soit cent fois béni ! – et je n’en encombre pas mes prisons, tu le sais bien : ils sont morts. Mais toi qui es leur maître à tous, tu représentes une grande valeur marchande…

— Je n’en ai pas plus qu’eux. Nous sommes tous les pauvres Chevaliers du Christ.

— Allons donc ! Ton Ordre est le plus riche. Plus riche que bien des rois. Aussi je me propose de te mettre à rançon. Disons…

— Ne te donne pas la peine de calculer ! Un Templier ne peut offrir pour rançon que son couteau et sa ceinture, qu’il soit le Maître ou simple profès. C’est la règle. Tu peux toujours demander mais tu n’obtiendras rien et tu ne reverras pas tes messagers.

Un éclair de colère traversa les yeux bruns de Saladin mais son empire sur lui-même était total et il ne s’y laissait aller que lorsqu’il le voulait bien.

— Regarde ce chevalier que l’on vient d’amener ! Le connais-tu ?

Le Templier haussa les épaules :

— Bien sûr. C’est l’ombre du roi, le bâtard de Courtenay. Ce que je comprends mal, c’est ce qu’il fait ici. Tu n’as pas pu le prendre au combat puisqu’il ne s’éloigne jamais de Baudouin.

— Il s’est fait prendre de lui-même. Il venait demander à mon médecin le remède dont son maître manque.

— Les caravanes qui ne reviennent pas ? fit le vieil homme avec un rire cruel. Je le sais d’autant mieux que j’ai fait en sorte qu’elles n’arrivent jamais… Allons calme-toi, blanc-bec ! ajouta-t-il devant la fureur qui s’était emparée de Thibaut et que ses gardiens retenaient à grand-peine tant il était hors de lui. Je ne veux aucun mal à ce malheureux car sa vaillance force l’admiration. C’est un authentique héros mais le Temple, qui ne reconnaît pas les rois, n’a que faire d’un héros mourant sur le trône de Jérusalem. C’est à lui seul que devraient être confiés le Saint-Sépulcre et la cité qu’il sublime !

— Baudouin mort, il aura un héritier !

— Un nourrisson de quelques mois qui ne vivra peut-être pas ? Quant aux femmes, elles sont pourries jusqu’à la moelle des os et ce serait grande honte que les voir porter la couronne. Dieu ne le permettra pas ! Seul le Temple peut et doit régner !

Saladin éleva brusquement la voix :

— Approchez, messire Plivani, qui m’êtes envoyé par le comte de Tripoli ! Il semblerait que le prince Raymond qui est homme de sagesse et de gouvernement partage l’avis du Grand Maître, mais pas pour les mêmes raisons.

Un personnage richement vêtu s’avança vers le trône avec une réticence évidente. C’était un bel homme d’une quarantaine d’années, un opulent marchand pisan dont le père s’était installé à Tripoli depuis de longues années et dont Raymond III appréciait les conseils… Sa vue fit éclater Saint-Amand d’un rire féroce :

— Que Raymond veuille s’asseoir sur le trône n’est un secret pour personne et il a bien cru que sa régence s’achèverait en couronnement. Une régence pour laquelle il a fait assassiner Milon de Plancy, qui la tenait avant lui. Nul n’ignore non plus le cas qu’il fait de ce marchand : au point de lui avoir donné en mariage une noble damoiselle que notre sénéchal du Temple, le frère Gérard de Ridefort, souhaitait épouser lorsqu’il est venu chercher fortune en Terre Sainte. La belle était éprise de lui mais ce… marchand, cracha Saint-Amand, avança des arguments alléchants : il offrit de payer la jeune fille son poids d’or… et Lucie de Botron devint la signora Plivani ! Inutile de demander ce que son époux vient faire à Damas ! Raymond s’allierait à messire Satan pour devenir roi !

Ce fut au tour de Saladin d’éclater de rire :

— Par la barbe du Prophète – béni soit-il dans tous les temps ! –, tout cela est fort amusant. Retirez-vous à présent, messire Plivani, je vous verrai plus tard et je dois en finir avec le Maître du Temple ! Une dernière fois, Odon de Saint-Amand, veux-tu fixer le prix de ta rançon ?

— Je l’ai déjà fixé : le couteau que je n’ai plus et la ceinture que voici.

— Si tu refuses, tu vas mourir dans les tourments.

Le vieil homme se dressa de toute sa taille avec aux lèvres le sourire du mépris :

— De toute façon, je mourrai. Fais à ta guise ! Je suis un homme de Dieu et à Dieu je retournerai, quel que soit le chemin !

Ce fut rapide, affreusement. Sur un signe du sultan, deux hommes s’emparèrent du Templier qui ne se défendit pas. Ils dénudèrent son torse griffé de cicatrices, le mirent à genoux. Il était déjà en prières. Un bourreau alors arriva derrière lui, armé d’un cimeterre à large lame. Un premier coup lui fit une profonde blessure au cou sans qu’il émît une plainte, mais il tomba en avant tandis que le sang coulait sur le marbre blanc. Un second coup décolla la tête. Elle roula jusqu’aux pieds de Thibaut qui devint vert. Les yeux sur le sultan, il fit un ample signe de croix. Il s’attendait à subir le même traitement mais, d’un geste de la main, Saladin fit signe qu’on l’emmène.

Et le temps reprit son cours déprimant et monotone au point que le prisonnier n’arrivait plus à le compter. Des jours passaient, des nuits aussi, tous semblables, rythmés par les bruits de la prison et la couleur changeante de la lumière que l’étroite ouverture permettait d’apprécier. Le cachot était toujours aussi sordide, pourtant la nourriture semblait un peu meilleure. Oh, pas beaucoup, mais le pain qu’on lui jetait était moins moisi et le brouet moins clair. Il arrivait même que des morceaux de viande, de vrais morceaux et pas des effilochures, s’y mêlassent ; si grande était la misère de Thibaut qu’il appréciait la différence parce qu’il se sentait un peu moins faible. De temps en temps, mais toujours la nuit, sa porte s’ouvrait à grand fracas et le geôlier apparaissait en laissant bien voir les gardes armés restés au-dehors. Le cœur du captif manquait alors un battement en imaginant qu’on venait le chercher sinon pour la torture – si Saladin avait des questions à poser, elles avaient dû perdre de leur urgence ! –, du moins pour la mort. Une mort qu’il ne redoutait pas et qu’il en arrivait à souhaiter en priant seulement pour qu’elle ne soit pas trop lente à venir afin de la recevoir avec la dignité convenant à un chevalier franc. Mais la porte se refermait toujours et Thibaut retombait sur son lit de pierre avec quelque chose qui ressemblait à du regret. Tout valait mieux que de rester terré au fond de ce trou !

Enfin, une nuit, la porte ne se referma pas. On le fit sortir et remonter l’escalier visqueux. Entre ses gardes, Thibaut se redressa, priant silencieusement, prêt à affronter ce qui l’attendait. On le conduisit dans un endroit étrange : une petite pièce sans fenêtre, éclairée par une lampe de cuivre pendue au plafond et dont les murs et le sol étaient couverts d’un tapis rouge sombre sur lequel il remarqua de larges taches plus foncées. Et on le laissa là après l’avoir informé qu’il devait se préparer à mourir…

Cet endroit était sinistre et plus sinistres encore les taches qui ne pouvaient être que du sang, mais Thibaut, après tout ce qu’il avait enduré, arrivait au bout de ses forces. Il lui restait assez d’imagination pour deviner qu’un lieu pareil n’était pas destiné au repos des hommes, sinon éternel, mais il était si las, si recru d’horreur et de découragement qu’il ne sentit qu’une chose : tachés ou non, ces tapis étaient doux sous ses pieds nus. Il les tâta et les trouva moelleux. Tellement plus que la pierre froide dont il faisait son lit, qu’il se laissa tomber, à genoux d’abord, puis de tout son long et plongea dans un sommeil comme il n’en avait pas connu depuis longtemps. Ce qui pouvait lui advenir lui était égal à présent : ce qu’il voulait, c’était dormir, oublier et peut-être même qu’on ne le réveillerait pas en le faisant passer de vie à trépas.