— Il y a une garde à l’intérieur, expliqua le vieux copiste, mais on te mènera au médecin juif si tu dis que tu lui apportes un message de Bar Yacoub, un confrère de Beyrouth.

— Une lettre ? Et si on me demande de la montrer ? Je n’en ai pas.

— Oh si, tu en as une. Je l’ai écrite moi-même en caractères hébraïques et mise dans ton manteau pendant que tu dormais.

— Que dit-elle ?

— Que Bar Yacoub le salue bien et que tu as grand besoin de ses soins. Sois tranquille : on te conduira au médecin juif. À présent je te laisse car je t’ai bien prévenu : mon rôle s’arrête là ! Je dois me protéger afin de pouvoir encore être utile à mon maître Al-Adil, cent mille bénédictions soient sur lui…

— Tu ne m’attends pas ? Je ne retrouverai jamais ta maison… ni ma mule. Dois-je repartir à pied ?

— Si tu repars ! En ce cas, tu iras au caravansérail qui se trouve près de la porte par laquelle tu es entré dans Damas. Il est tenu par un mien cousin, Abou-Yaya. Tu te feras connaître en tant que marchand et il te la rendra. N’oublie pas d’acheter ce que tu es censé venir chercher ! Si tu ne reviens pas, ta mule sera à moi !

Et sur ces paroles réconfortantes, sa haute silhouette courbée disparut dans l’ombre avec un empressement qui trahissait sa hâte de sortir du devant de la scène, laissant à Thibaut une impression plutôt désagréable. Non qu’il craignît d’être trahi, car il lui suffisait de parler pour que le bonhomme eût d’aussi graves ennuis que lui-même ; mais s’il était à l’exemple des complices que les chrétiens entretenaient en terre d’Islam, ce n’était pas très encourageant. Néanmoins, il fallait bien s’en contenter et, rassemblant son courage, il adressa une fervente prière à son saint patron et marcha vers la porte basse à laquelle il frappa.

À sa surprise, ce fut plus facile qu’il ne l’espérait et, après un bref échange de questions et de réponses, il se retrouva marchant derrière l’un des hommes qui occupaient le petit poste de garde, le long des arcades d’une sorte de cloître délimitant une cour au milieu de laquelle poussait un grand cèdre aux sombres branches étalées largement. Le guide de Thibaut frappa du poing à une porte ouvragée qui, ouverte, laissa voir un homme en robe grise écrivant sur un parchemin à la lumière d’une lampe d’argent posée auprès de lui. Sans hésitation – il y avait dix ans que le médecin juif avait examiné Baudouin –, Thibaut reconnut le haut front fuyant sous la calotte noire limitant la calvitie, les cheveux raides, le nez long et sensible sous le surplomb des sourcils touffus abritant la profondeur de ses yeux sombres. C’était bien Moïse Maïmonide et le jeune homme étouffa un soupir de soulagement.

Cependant, le médecin prenait la lettre que lui tendait le garde qu’il renvoya d’un geste, la lut et la laissa tomber, puis se leva et prit le temps de mieux voir son visiteur :

— On me dit que tu es malade ? Tu n’en as pas l’air.

— Je ne le suis pas, c’est un autre qui souffre dans son âme plus encore peut-être que dans son corps.

— Sois plus clair ! Et d’abord qui es-tu ? Pas un Juif en tout cas… ni un Arabe en dépit de ton costume…

— Franc ! Mon nom est Thibaut de Courtenay et je suis l’écuyer du roi de Jérusalem.

Un éclair traversa le regard du Cordouan :

— Le mesel ! Il faut qu’il soit bien mal pour que tu te sois aventuré dans la maison de son ennemi juré. Le remède a-t-il cessé d’agir ?

— Il n’y en a plus une once et aucune des caravanes envoyées en terre d’Afrique pour rapporter la plante n’est revenue. À présent le mal fait de rapides progrès.

— On ne le dirait pas !

La voix railleuse venait du seuil, mais Thibaut n’eut pas besoin de se retourner pour deviner à qui elle appartenait : il lui suffit de voir Maïmonide se plier en un profond salut. Vivement retourné, il reconnut Saladin.

La surprise lui noua la gorge, lui ôtant l’usage de la parole. Ce fut donc en silence qu’il salua. Le sultan cependant s’avança, découpant sur le mur ocre une ombre sans commune mesure avec sa taille réelle, qui n’était pas très élevée mais que le turban blanc grandissait. Il alla s’asseoir sur un divan garni de tapis placé au fond de la pièce encombrée de coffres à livres… Il portait une robe brune, parfïlée d’or et fendue devant, laissant voir ses pieds chaussés de bottes souples. Son regard dur détaillait le jeune homme :

— À qui ferais-tu croire, chien d’infidèle, que ton maître est si malade qu’il envoie mendier le secours de mon propre médecin ? Assurément pas à moi : je l’ai vu combattre et il n’y a pas longtemps. Alors que cherches-tu ici ?

— Rien d’autre que ce que j’ai dit ! affirma Thibaut à qui la colère rendait tous ses moyens. Un chevalier ne saurait mentir et je ne mens jamais ! Pas plus que je ne mendie. Quant à mon roi, sa vaillance et sa foi en Dieu l’emportent sur la souffrance de son corps lorsque vient l’heure du combat, alors même que le poids de l’armure est déjà une douleur… Toi dont le corps est sain, seigneur, tu ne peux le comprendre.

— Ce que je comprends surtout, c’est que mon intérêt n’est pas de l’aider à aller mieux et, si son Dieu lui permet de se surpasser ainsi – je reconnais qu’il se bat bien ! –, il n’a nul besoin d’autre secours ! Tu devrais te contenter de prier pour lui… Mais je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement avec le fait que c’est moi le vainqueur à présent et que j’ai détruit le beau château que ce « malade » avait osé construire au mépris de la trêve conclue…

— Aucune clause d’aucune trêve n’interdit de bâtir et ainsi de prévoir l’avenir.

— Ce n’est pas ainsi que je vois les choses. Quant à toi, mon intuition me dit que, même si tu ne mens jamais, comme tu le prétends, il y a sans doute bien des faits que tu pourrais m’apprendre. Par exemple, comment tu es arrivé jusqu’ici ?

— Sous un déguisement, comme tu peux le voir…

— C’est l’évidence, mais pas sans aide. Et c’est justement cette aide que je voudrais connaître. Aussi…

Il frappa dans ses mains sur un rythme rapide. Deux gardes parurent qui se saisirent de Thibaut, révolté et furieux. Cependant Maïmonide tentait d’intervenir :

— Sublime seigneur, tu ne peux agir qu’avec sagesse, mais en l’occurrence je me sens gêné. Un médecin qui livre celui qui, au prix de sa vie, vient chercher de quoi soigner son frère malade est un homme vil et sans honneur ! Fais taire ta colère, je t’en prie, et laisse-le repartir vers son maître, car celui-ci est certainement très, très mal…

— Eh bien, tant mieux ! Le meilleur ennemi est un ennemi mort. Et toi, tu n’en as rien livré du tout. C’est moi qui me suis présenté en ton logis sans t’avertir. Alors sois en paix !

— Je ne peux pas ! Ce jeune homme est venu à moi sans cacher son nom ni sa qualité. Il n’a pas cherché à me tromper…

Le reste du dialogue fut perdu pour Thibaut que les deux gardes noirs entraînaient sans douceur excessive à travers une succession de jardins, puis de patios, de cours de moins en moins superbes jusqu’à une haute et sombre tour qui devait se dresser aux limites du palais et de la ville. On l’y fit dégringoler deux étages d’un escalier raide et glissant avant de le jeter dans les ténèbres d’un cachot où l’on ne se donna pas la peine de l’enchaîner car, lorsque le jour fut venu, il constata qu’en dehors de la porte, basse et solidement armée, il n’y avait d’autre ouverture qu’un étroit rectangle taillé dans des pierres énormes par lequel un enfant malingre n’aurait pu passer, et encore réduit par deux barreaux en croix. Et là, on l’oublia…

Il en eut tout au moins l’impression car des jours, des nuits et encore des jours et encore des nuits passèrent sans qu’il vît un autre être humain qu’un geôlier soudanais, noir comme une nuit d’hiver et pourvu de muscles énormes, qui, une fois le jour, lui apportait une écuelle contenant une bouillie de raves et de pois chiches, un morceau de pain dur et une petite cruche d’eau. L’homme était peut-être muet, car il ne répondit jamais à aucune des questions que lui posa le prisonnier dans les langues qu’il pouvait connaître. Il n’avait même pas l’air de l’entendre.

Parfois aussi, dans les débuts, la porte s’ouvrait avec fracas la nuit, réveillant le prisonnier sur l’espèce de banc de pierre pris dans la muraille qui lui servait de lit. Son cœur alors se mettait à cogner parce qu’il pensait qu’on venait le chercher pour le conduire à la torture dont l’avait menacé le sultan, mais il n’en était rien : un homme d’armes entrait avec une torche qu’il lui mettait presque sous le nez, le regardait un instant en ricanant, puis repartait et Thibaut retombait sur sa couche froide et dure avec un soulagement dont il avait honte. Ensuite il ne vit plus que le geôlier et peu à peu le découragement s’empara de lui et bientôt le désespoir lorsque sa pensée s’en allait vers Baudouin. Non seulement la lèpre ne ferait pas trêve, mais le chagrin d’avoir perdu celui qu’il considérait comme son frère allait s’ajouter à l’atrocité de se voir pourrir vivant. En outre, avec la nourriture souvent infecte et le confinement, Thibaut sentait bien que ses forces à lui déclinaient, bien qu’il se forçât à manger et à bouger le plus possible dans l’étroit espace qui lui était imparti. Alors, il arrivait qu’une bouffée d’impuissante colère le secoue tout entier. Il haïssait, le cœur déchiré, ce Saladin dont ses thuriféraires proclamaient qu’une âme chevaleresque l’habitait alors que du fond de son palais damasquin, il devait se repaître en esprit de l’agonie d’un adversaire qu’il prétendait estimer. Oh, retrouver dans sa main le poids familier de l’épée sous l’éclat glorieux du soleil et mourir en combattant, au lieu de se défaire lentement au fond d’une prison où bientôt peut-être on oublierait même de le nourrir et dont la porte ne s’ouvrirait plus… Peut-être même la scellerait-on sur ce tombeau empuanti par ses déjections ?