— Je peux y aller, moi, proposa Adam.

À cet instant, Baudouin voulut se remettre debout mais les forces lui manquèrent et il tomba à genoux avec un gémissement de douleur et de colère. Ce que voyant, Adam lâcha son épée qui s’abattit avec un son de cloche, se rua sur lui et l’enleva dans ses bras aussi aisément qu’un fétu de paille, puis constata :

— Il faut vous remettre au lit, sire ! Vous brûlez de fièvre…

— Elle ne me quitte guère, la fièvre. J’ai sans cesse l’impression de brûler.

Tandis que le géant emportait le roi dans l’escalier, Thibaut suivit, plus qu’inquiet :

— Tu seras ici plus utile que moi, remarqua-t-il. Aussi je ne crois pas que je vais attendre les ambassadeurs. Ce soir même je me rends au camp de Saladin…

Baudouin tenta de l’en empêcher :

— Tu ne l’y trouveras pas. Sur ce que j’ai appris, il doit être en route pour Damas.

— J’irai donc à Damas.

— Mais pas sans m’avoir écouté car je peux t’aider… Dieu m’est témoin que je ne te permettrais jamais de courir un tel danger si je ne me sentais si mal, mais il faut que je vive encore et debout ! Alors, si ce Maïmonide peut me rendre quelques forces…

Le lendemain Thibaut avait encore les larmes aux yeux en quittant Tibériade, mais le vent de la course les sécha et aussi sa volonté farouche de rapporter le remède qui permettrait à l’héroïque jeune roi de durer encore un peu.

Le troisième jour, la piste étroite qui se faufilait entre des collines se transforma soudain en une large route et escalada une hauteur rocheuse. De là le cavalier découvrit, couverte de jardins et de bois, une plaine florissante où se découpaient les carrés des champs, une vaste cité adossée aux pentes fauves de l’Anti-Liban. Damas, la « grande silencieuse blanche », était devant lui.

Il s’arrêta un instant pour contempler la ville sainte aux deux cent cinquante mosquées, l’oasis dont les poètes arabes disaient qu’elle était l’une des quatre plus belles de la terre arrosée par les eaux claires du Barada, le « fleuve d’or » qui alimentait de ses eaux omniprésentes les bains, les fontaines, les lieux de culte et les jardins, ce point de rencontre des pistes caravanières aux portes du désert, cette cité du savoir enfin que Saladin aimait visiter entre toutes pour y étudier à l’ombre d’un sycomore.

Sous le pâle soleil d’hiver, la mosaïque aux chaudes couleurs couvrant le dôme de la grande mosquée des Omeyades luisait comme du satin et, si l’on exceptait les remparts aux créneaux épointés, l’image dans sa grâce pouvait être celle d’un paradis ; mais sous les arbres et près des eaux murmurantes, que de pièges, que de bêtes rampantes !

Au terme de sa contemplation, Thibaut pensa que lui-même faisait partie de ces êtres souterrains que chaque mouvement des portes, à l’aube ou au crépuscule, lâchait ou introduisait dans Damas et que c’était pour lui chose toute nouvelle. Jusqu’à présent, lorsqu’il accomplissait quelque mission pour le roi, c’était à visage découvert, sous son nom et portant avec fierté ses armes et leurs emblèmes ; mais là il ne savait plus très bien qui il était. Thibaut de Courtenay avait disparu dans une petite « grange » templière, celle de Qunaitra, d’où était ressorti Bekir Hamas, fils d’un marchand de Beyrouth qui s’en allait à Damas afin d’y acheter quelques-uns de ces beaux objets, spécialité de la ville, où des filets d’or ou d’argent dessinaient dans le métal d’harmonieux motifs. Car même en période d’hostilités, le commerce ne perdait jamais ses droits dans ces terres du Levant où la valeur des choses l’emportait souvent sur les appartenances religieuses ou même raciales.

Thibaut ne savait plus très bien non plus qui était au juste cet Adam Pellicorne devenu son ami le plus cher, et qui s’était révélé à lui auprès du lit de Baudouin évanoui tandis que Marietta lui donnait les soins nécessaires. Le plus tranquillement du monde, Adam lui avait donné des instructions précises sur la façon dont il devait s’y prendre pour accomplir sa mission sans y laisser la vie.

— J’aurais préféré y aller à ta place, mais tu peux passer plus facilement que moi pour un Musulman. Question de physique ! En outre, tu parles leur langue. Tu t’arrêteras donc à Qunaitra…

— Mais comment peux-tu savoir tout cela alors qu’il n’y a pas longtemps, tu débarquais ici avec les gens du comte de Flandre ?

— Plus tard, les explications ! Sache seulement que je n’accomplissais pas là mon premier pèlerinage. Je suis déjà venu il y a dix ans… et je connais ce pays presque aussi bien que toi, avait-il conclu avec ce bon sourire qui était son plus grand charme.

Thibaut, cependant, ne s’était pas tenu satisfait. Il avait l’impression d’avoir été trompé et le déclara sans ambages :

— Tu es chevalier et cependant tu m’as menti ? Tu m’as laissé te présenter au roi…

— Je me serais présenté à lui de toute façon et je te rappelle que je ne te connaissais pas, même si tu avais déjà attiré mon amitié.

À cet instant, la voix de Baudouin s’était fait entendre :

— Je sais tout de lui, Thibaut, et tu peux lui accorder ta confiance comme je lui ai accordé la mienne. Et si je t’ai laissé dans l’ignorance, c’est parce qu’un roi digne de ce nom ne peut pas toujours tout dire. Même à ceux qu’il aime…

Il avait bien fallu s’en contenter et le jeune homme était parti, la tête pleine de points d’interrogation, grillant de curiosité mais tout de même apaisé : la parole de son roi était pour lui aussi vraie que les Évangile. Dans la maison de Qunaitra, on ne lui avait posé aucune question après qu’il eut remis le petit billet écrit par Adam et tout s’était déroulé sans la moindre anicroche : on s’était seulement contenté de lui donner des instructions précises sur la manière de se conduire une fois dans Damas. À présent il y était.

Il franchit les portes monumentales gardées par des hommes aux yeux sauvages, coiffés de casques ronds à longue pointe, qui regardaient d’un œil blasé le trafic habituel des jours de marché, confiants dans l’effet significatif des deux têtes fraîchement coupées plantées sur le rempart. Le faux marchand, sa mule tenue en bride, et suivant les indications reçues, chercha un bras du Barada, le Tora, sur lequel donnaient les fenêtres à moucharabiehs et les jardins de maisons tranquilles, fit encore quelques pas et s’arrêta devant une porte basse peinte en vert. Du bâton qu’il tenait à la main, Thibaut frappa trois coups espacés et attendit. Peu de temps. Le bruit de semelles tramées sur des dalles se fit entendre et le petit guichet découpé dans le vantail s’ouvrit, découvrant un vieux visage envahi de poils blancs.

— Seul le silence est puissant… murmura le voyageur.

De l’autre côté, le vieillard toussota puis émit en ouvrant la porte :

— … Tout le reste n’est que faiblesse ! Entre et sois le bienvenu !

Derrière lui, Thibaut accéda à une petite salle basse au sol de terre cuite et aux murs blancs ornés de tapis étroits. La coupole qui la fermait était soutenue par des poutres de couleurs vives et présentait en son centre un orifice destiné à livrer passage à la fumée du réchaud plein de braises placé juste en dessous dans une alvéole carrée. Des coussins plats étaient posés autour, permettant de s’asseoir commodément en se chauffant. Dans un coin un grand coffre de fer forgé montrait les reliures jaunes des livres qu’il contenait.

À la lumière du foyer, Thibaut vit mieux le personnage qui l’accueillait : c’était, sous un turban, un homme sec et voûté, déjà âgé. Avant de lui offrir de s’asseoir, celui-ci considéra son visiteur avec méfiance

— Voilà bien longtemps que je n’ai entendu cette phrase, soupira-t-il. Et toi tu es bien jeune. Qui es-tu ?

— Dis-moi d’abord si tu es bien celui que je cherche : Rahim le copiste ?

— … jadis secrétaire du grand Sultan Nur ed-Din, qu’Allah le bénisse cent fois ! Viens-tu de la part de son fils, le malheureux Malik al-Adil dont je n’ai plus de nouvelles ?

— Je n’en ai pas non plus, sinon qu’enfermé dans Alep l’imprenable il n’a pas encore cédé à Saladin le reste de son héritage.

— Le chacal kurde finira bien par l’abattre. Il vient de rentrer à Damas après avoir mis à mal le roi chrétien qui est le dernier allié de mon pauvre maître. Quand Saladin aura balayé le lépreux, il tiendra le royaume franc et Al-Adil sera noyé…

— C’est pour que Baudouin puisse se battre encore que je viens.

— Tu es franc ?

— Oui, son écuyer, Thibaut de Courtenay, et c’est le médecin Maïmonide que je veux voir. Peux-tu m’aider à le trouver ?

— Je peux t’aider à entrer au palais car le soupçon ne m’a pas encore touché de son aile noire, mais ensuite…

Thibaut avait compris : ensuite il lui faudrait se débrouiller seul et en territoire ennemi. Pour aider Baudouin à porter sa trop lourde croix, il se sentait prêt à tout affronter, fût-ce la mort sous la torture, et il savait les Turcs habiles à ce genre de choses. Cependant, après avoir frappé dans ses mains pour faire apparaître un jeune serviteur avec un grand plateau chargé de galettes, de gâteaux aux amandes, de raisins et de tranches de melon confites, le vieil homme l’invitait à se restaurer après s’être lavé les mains. Le même jeune serviteur apporta une cuvette et une aiguière de cuivre, et fit couler l’eau sur leurs mains placées au-dessus de la cuvette. Puis ils s’essuyèrent avec une serviette fine, mangèrent en silence comme il convient… Ensuite Thibaut fut invité à se reposer.

Le soir venu, longtemps après que, du haut des minarets, les muezzins eurent appelé les fidèles à la prière, Rahim s’enveloppa d’un manteau et alla réveiller son hôte. La nuit était froide et il y avait un peu moins de monde dans les rues obscures qu’ils empruntèrent. Seul l’immense souk aux étroites artères voûtées gardait quelque animation, mais les deux hommes l’évitèrent pour gagner l’ancien palais de Nur ed-Din sur lequel flottait à présent l’étendard jaune de Saladin. Bâti pour la défense autant que pour le plaisir d’un homme raffiné, c’était un étonnant assemblage de bastions, de dômes et de jardins, une sorte de ville en miniature où œuvraient fonctionnaires, militaires, serviteurs et esclaves, distingués des autres domestiques par les fers qu’ils tramaient aux pieds… N’étant pas musulman, le médecin du sultan habitait, dans l’enceinte du palais, un pavillon écarté seulement séparé de la rue par un mur de jardin percé d’une porte basse devant laquelle, souvent, s’étirait une foule de malades tous avides de recevoir les soins d’un homme dont on disait qu’il faisait des miracles. Saladin, en effet, ne voyait aucun inconvénient à ce que son médecin dispense soins et conseils même au plus humble de ses sujets. Cela créait toujours une certaine agitation et, en général, des gardes canalisaient tout ce monde mais, à cette heure tardive, il n’y avait plus personne, la prière du soir chassant chacun vers ses devoirs religieux.