Mais Saladin n’en avait pas encore fini avec sa honte de Montgisard. Il lui fallait laver cette tache dans le sang des chrétiens. En mai, il vint mettre le siège devant le Chastel-Neuf, mais l’un de ses émirs favoris ayant été tué d’une flèche dans l’œil, les assaillants prirent le deuil et se retirèrent. La colère de Saladin ne connut plus de bornes. Il alla planter sa tente au Tell al-Qadi, non loin de Paneas, et de là envoya des troupes nombreuses faire les moissons dans la plaine de Sidon et ensuite ravager tout sur leur passage. Le pillage dura des semaines. Le nord du royaume subit le même traitement que le sud avant Montgisard. Du château de Toron où il se trouvait encore, le roi convoqua l’ost. Raymond de Tripoli et aussi Odon de Saint-Amand, le Maître du Temple, répondirent à son appel et on marcha vers Paneas. D’une colline on découvrit la plaine où Farrouk shah était à l’œuvre, pillant, brûlant et ravageant avec entrain. On aperçut aussi de l’autre côté le camp du sultan, qui semblait paisible et tranquille. Baudouin alors se lança au secours de ses champs ravagés. Il tomba comme la foudre sur Farrouk shah avec seulement six cents hommes et fit un carnage de cette armée d’ailleurs alourdie par une caravane chargée des résultats du pillage. Sa victoire fut totale. Mais pendant ce temps et au lieu de le soutenir et d’assurer ses arrières afin de regrouper l’armée, Odon de Saint-Amand et Raymond de Tripoli prirent sur eux d’aller attaquer le camp de Saladin dont ils croyaient avoir raison sans peine. Ils trouvèrent Saladin lui-même dans la plaine de Marj Ayun, vite rejoint par ceux qui avaient réussi à échapper à Baudouin. Et la belle victoire du matin se changea en désastre. Baudouin qui accourait à la rescousse et aussi Renaud de Sidon qui, avec son ost, rejoignait l’armée royale ne purent que sauver ce qui pouvait l’être – et ce ne fut pas beaucoup. Il y avait des cadavres partout et une énorme troupe de prisonniers, parmi lesquels Odon de Saint-Amand et Baudouin de Ramla, l’amoureux de Sibylle. Le roi avec ce qui lui restait gagna Tibériade, cependant que le comte de Tripoli et les siens rejoignaient la côte et se réfugiaient dans Tyr.

— Voilà où nous en sommes, soupira Thibaut en conclusion. Le roi souffre dans son âme plus encore que dans son corps. Jamais, je crois, homme n’a prononcé « Que Ta volonté soit faite ! » avec plus de ferveur, plus d’abandon de soi-même. N’ayant connu jusqu’ici que la victoire, il pensait – peut-être car il ne dit rien ! – que le prix à payer pour le bien de ses sujets était d’accepter l’abomination de son sort. Or le lendemain une partie de son royaume est ravagée et Saladin triomphe alors même que ses forces physiques s’amoindrissent. Pourtant, croyez-moi, Joad, il est prêt à endurer plus encore de souffrance pour sauver son peuple. Alors il prie ! Prosterné devant la croix, il prie, il crie vers le ciel et ce cri silencieux est plus déchirant que les larmes…

— Et moi je ne peux rien ! s’insurgea le médecin en reprenant sa promenade agitée. Ou si peu à présent que manque le remède principal. Comment le soignez-vous ?

— Marietta qui le suit partout le lave avec des macérations de lavande, lui en fait boire, comme de l’huile d’olive dont elle oint aussi sa peau, ainsi que des tisanes de thym. Tandis qu’il combat, elle cherche des plantes à odeurs suaves, en fait brûler quelques-unes, avec la myrrhe des baumiers… Car, hélas, le mal répand à présent une odeur… Pardonnez-moi, maître Joad, mon intention n’est pas de mettre en doute votre grand savoir, mais je songe à retrouver votre frère en religion, ce Maïmonide qui peut-être, depuis le temps, aura trouvé autre chose. S’il est encore en vie, sa demeure était au Caire, je crois ? Et je suis tout prêt à…

— Inutile d’aller si loin ! Maïmonide est à présent l’indispensable médecin de Saladin. Là où est le sultan, là il est… Mais, à moins qu’il ne possède lui-même des graines d’encoba, il n’a guère de raison d’emporter dans son coffre à remèdes de quoi soigner la lèpre…

— Le plus simple est peut-être de le lui demander ? déclara Thibaut en se levant pour prendre congé.

La détermination que Joad lut alors dans son regard l’effraya :

— Si vous pensez vous rendre au camp de Saladin, vous allez commettre une folie inutile car vous ne verrez pas le médecin mais le bourreau. Il eût été plus facile d’entrer dans Le Caire qui est une ville populeuse où l’on peut se glisser. C’est impossible dans un camp. Vous échouerez et l’on enverra votre tête à votre maître au moyen d’une catapulte.

— Saladin n’assiège pas encore Tibériade ! émit Thibaut avec rage. J’irai pousser les portes de l’enfer pour forcer Dieu à nous aider !

— C’est folie ! Vous priveriez notre sire de son plus fidèle ami, de celui qui a juré de ne le quitter jamais ? Cela m’a surpris d’ailleurs de vous voir ici, loin de lui. Qui le sert ?

— Son autre écuyer, le chevalier Pellicorne. Sa force est redoutable et sa fidélité à toute épreuve… comme son amitié ! Merci de m’avoir écouté, maître Joad !

Après avoir quitté la Juiverie, le jeune homme attendit que la chaleur tombe avec l’approche du crépuscule pour reprendre le chemin de Tibériade. Son cœur était lourd, mais déterminé.

Comment croire, lorsque l’on approchait de Tibériade, qu’à un peu plus de sept lieues la guerre et la mort étaient passées, soufflant le feu et la fureur, ravageant tout sur leur passage ? Le lac d’azur et d’émeraude enchâssé dans une végétation quasi tropicale, serti de petites cités comme d’autant de perles, offrait l’image même de la sérénité et de la paix. Ces eaux limpides où s’étaient posés les pieds du Christ semblaient à jamais refléter son regard et les petites barques de pêcheurs amarrées à leurs piquets avaient toujours l’air d’attendre les filets débordants de l’apôtre Pierre et la présence de Celui dont la voix apaisait la tempête et bouleversait le cœur des hommes… C’était ici la Galilée où résonneraient jusqu’à la fin des siècles les paroles sublimes des Béatitudes.

Les antiques fondations du château des princes plongeaient dans les eaux du lac et dans la nuit des temps. Elles avaient supporté les gardes d’Hérode Antipas, les légionnaires romains, les stratiotes byzantins, les Sarrasins de Mahomet avant les guerriers francs venus des quatre coins de l’Europe.

Habituellement paisible et silencieuse, Tibériade bourdonnait comme une ruche en folie quand Thibaut y revint et sur tous les visages était peinte la douleur farouche que donne l’impuissance. Aux abords du château un vieux soldat borgne dont l’œil unique pleurait le renseigna :

— Le Chastelet ! Il brûle. De là-haut, on voit les flammes et la fumée, dit-il en désignant le couronnement des remparts.

— Sais-tu où est le roi ?

— Là-haut, à ce qu’il paraît ! Il regarde et il fait comme moi : il pleure.

Il y était, en effet. En débouchant de l’escalier menant aux chemins de ronde, Thibaut ne vit d’abord que la puissante silhouette d’Adam Pellicorne. Armé de pied en cap, jambes écartées, les gantelets posés sur la lourde épée à deux mains fichée en terre dont il se servait comme personne, il cachait la forme blanche de Baudouin dans sa bure monacale. Assis et adossé contre le merlon du créneau, le roi était tourné vers l’ouest et chaque pouce de son corps proclamait sa douleur. Quand son écuyer fut à ses côtés, il ne tourna pas la tête, mais tendit un bras :

— Regarde ! Saladin a eu raison de mon château. C’est le Gué-de-Jacob qui brûle !

À l’horizon une énorme colonne de fumée traversée d’éclairs rouges enténébrait la nuit tombante. En dépit de la distance(16), cela ressemblait à une bouche de l’enfer soudain ouverte au fond de la vallée et si énorme était l’incendie que les trois hommes sur leur muraille croyaient en sentir la chaleur ainsi que la puanteur des corps calcinés. Sur place ce devait être une véritable fournaise dont les ravages s’étendraient loin.

— Comment est-ce possible ? exhala Thibaut. Il était fait de pierres énormes, si bellement taillées qu’elles s’ajustaient de la façon la plus étroite. Vous aviez payé chacune quatre dinars d’or. Et cela peut flamber ?

— Il y a eu une terrible explosion, fit Adam qui s’était rapproché. Les sapeurs de Saladin ont dû réussir à pénétrer profondément sous l’enceinte et placer une énorme charge. Ou plutôt plusieurs. Il ne doit rien rester des défenseurs. Cet homme est le diable !

— Et moi je ne suis qu’un pauvre roi abandonné du ciel ! La route d’Acre est ouverte à présent devant lui. Et je ne peux rien pour l’empêcher. Pourtant, il faut que je sauve ce qui peut encore être sauvé !

— Rien ne presse, sire, fit Adam d’une voix apaisante. Le sultan ne s’engagera pas sur la route littorale avec dans son dos les fiefs du comte de Tripoli et du prince d’Antioche. En outre, j’ai ouï dire que la peste s’est mise dans son camp. Et maintenant qu’il a brûlé le Chastelet, il va peut-être se tenir satisfait pour un temps. Tout autant que nous il doit avoir besoin d’une trêve…

— Il est vainqueur, il ne la demandera jamais ! dit Baudouin avec amertume. C’est donc moi qui vais devoir m’en charger et je le ferai pour l’amour de Dieu et de mon peuple : celui-ci n’a que trop souffert déjà !

— En ce cas et si vous envoyez des ambassadeurs, sire, je demande à partir avec eux, dit Thibaut.

— Toi ? Tu veux t’éloigner encore de moi ? Tu sais bien pourtant combien j’ai besoin de toi.

— Oui, mais vous avez encore plus grand besoin de recevoir les meilleurs soins et je veux voir Maïmonide. Je sais qu’il est auprès de Saladin.

— Ah ! Cela veut dire que Joad ne peut plus rien pour moi ? fit Baudouin d’une voix étrangement calme.

— Cela veut dire qu’il manque des moyens nécessaires alors que, peut-être, l’autre médecin les possède encore…