— Moi, l’offenser ? Ne savez-vous pas combien je l’aime ? C’est d’imaginer sa douleur que je souffre. Je voudrais tant qu’il me permette de la partager ! Et, vous avez vu : il a rejeté mes roses…

— Après les avoir baisées ! Cela veut dire que lui aussi vous aime mais qu’il ne vous permet pas d’aller plus loin. Vous portez son anneau, tâchez de vous en contenter ! Ne le crucifiez pas en essayant d’approcher sa misère.

Il n’y avait rien à ajouter et Ariane le comprit. Il y avait des jours comme cela où la profondeur d’esprit de cette enfant la confondait et elle savait qu’elle venait d’entendre les paroles de la raison. Mais la raison, quand le cœur déborde d’amour…

Elle ne soupçonnait pas que sa jeune compagne pouvait lire ses pensées dans son regard, cependant elle en prit conscience quand, après un petit silence, Isabelle ajouta :

— Croyez-vous que moi, sa sœur aimante, je ne désire pas aller vers lui ? Je n’ai même pas le droit de franchir l’entrée de son palais parce que sa mère y règne et que sa haine est si vigilante qu’elle me ferait jeter dehors sans plus de façons.

— Ne pouvez-vous… demander audience au roi ?

— Et m’y rendre en cérémonie accompagnée de ma suite… dont vous feriez partie ? fit Isabelle en retrouvant son sourire. Peut-être, après tout… mais pas maintenant : il faut laisser dame Agnès se gorger de la gloire de son fils. Elle ne va pas le quitter d’une semelle pendant un moment. Soyez patiente : nous verrons plus tard…

Et passant son bras sous celui de sa suivante, elle reprit avec elle le chemin de la rue des Paumiers. Baudouin était rentré au palais. La foule se dispersait pour aller festoyer à la santé du vainqueur… et en l’honneur de l’énorme butin razzié par Saladin qu’il venait de récupérer.


Son éclatante victoire laissait supposer que le roi allait pouvoir prendre un peu de repos après les fatigues extrêmes qu’il avait imposées à son corps torturé, mais ses proches savaient d’avance qu’il n’en ferait rien. Ou tout au moins pas grand-chose. Sitôt de retour dans sa capitale, il avait accepté et conclu les trêves demandées par Saladin. Le royaume entrait donc dans une période de paix qui serait peut-être assez longue pour permettre certaines réalisations, car il était à prévoir qu’étrillé comme il venait de l’être et soucieux de reprendre en main l’Egypte, Saladin ne se lancerait pas avant longtemps dans une nouvelle guerre. Baudouin, toujours taraudé par l’idée de sa mort et le souci, lorsqu’elle se présenterait, de laisser son royaume dans la meilleure situation possible pour le petit prince que Sibylle venait de mettre au monde, s’occupa de ses défenses.

D’abord les remparts de Jérusalem. Ils avaient grand besoin d’être consolidés car, si la tour de David et sa forte citadelle étaient à peu près imprenables, les vieilles murailles refaites par Godefroi de Bouillon un siècle plus tôt réclamaient des soins attentifs.

En outre, comme ses prédécesseurs sur le trône, Baudouin entendait veiller sur l’imposant chapelet de places fortes, construites depuis la conquête et qui gardaient le royaume, ses abords mais aussi ses croisées de routes principales : face à l’Egypte, au sud donc, il y avait Daron, Gaza, Ascalon, Blanche-Garde, Hébron et Kurmul. Au sud-est et en remontant de la mer Rouge, Akaba, Val Moïse, Montréal, Tabla et le Krak de Moab, contre la ville de Kerak sur lesquels veillait jalousement à présent Renaud de Châtillon comme ailleurs les autres barons chargés de ces fiefs, comme aussi les Templiers ou les Hospitaliers pour les forteresses relevant de leur puissance. Mais certains de ces fantastiques ouvrages, qui implantaient en Palestine l’art et la puissance des bâtisseurs francs, avaient été repris par l’ennemi, comme Paneas ou Beit-Jin. Et il fallait préserver les routes d’accès à la mer depuis la vallée du Jourdain. Certes, au nord il y avait Toron, le fort château du vieux Connétable, et, au sud, Saphed que tenaient les Chevaliers du Temple, deux magnifiques forteresses. Cependant, Baudouin décida de renforcer ses positions en construisant une nouvelle place forte sur la butte de Hunin, face à Paneas, et en confia les travaux au Connétable remis de sa grave maladie. Ce fut le Chastel-Neuf. Au sud, pour mieux défendre le passage du Jourdain, il ordonna l’édification d’une nouvelle forteresse, au Gué-de-Jacob, à laquelle il donna tous ses soins, bien qu’elle fût destinée aux Templiers qui, ainsi, contrôleraient en totalité la route de Damas à Saint-Jean-d’Acre. Il s’y transporta même en personne pour veiller sur les travaux.

Pendant ce temps, Guillaume de Tyr voyageait. Au soir de sa vie le pape Alexandre III convoquait le concile et y appelait les évêques de la Chrétienté. Archevêque de Tyr et Chancelier du royaume, Guillaume, parmi les premiers appelés, mena la délégation. À l’automne 1178, il s’embarquait avec Aubert de Bethléem, Raoul de Sébaste, Joce d’Acre, Romain de Tripoli, Renaud du Mont-Sion et le prieur du Saint-Sépulcre représentant le Patriarche Amaury trop âgé pour ce rude voyage. Non sans une certaine jubilation, il emmenait aussi le mauvais génie d’Agnès : n’était-il pas temps qu’Héraclius prît au sérieux son rôle d’évêque de Césarée ? Le beau prélat partit en renâclant, mais il n’y avait vraiment aucun moyen d’y échapper. Guillaume de Tyr pour sa part espérait bien obtenir pour le cher royaume des avantages substantiels et des engagements de hauts seigneurs à venir combattre pour le tombeau du Christ. En outre, le roi avait chargé l’évêque d’Acre, Joce, d’une mission toute particulière : il devait se rendre en Bourgogne afin de proposer au duc Hugues III la main de la princesse Sibylle, veuve du marquis de Montferrat. En effet, semblable en cela à sa mère, la jeune veuve avait besoin d’un homme dans son lit. Elle coquetait bien avec Baudouin de Ramla, mais, en dépit de la passion qu’il lui montrait, elle le trouvait un peu ennuyeux, plus assez jeune peut-être mais, surtout, elle le connaissait depuis trop longtemps. D’où la décision de son frère de rechercher un étranger.

Le royaume, lui, vivait en paix et il avait bien fallu qu’Ariane se résigne à regagner Naplouse avec les autres suivantes de la reine Marie et de sa fille.

De nombreux mois allaient ainsi passer.

6

À Damas…

Joad ben Ezra écarta les mains dans un geste d’impuissance :

— Je n’en ai plus ! La provision est épuisée et, comme aucun de ceux que nous avons envoyés n’est revenu apporter les graines dont j’avais besoin, je me trouve désarmé.

Sourcils froncés, fourrageant d’une main nerveuse dans sa barbe noire, il fit deux ou trois allers et retours dans la salle fraîche où il recevait son visiteur. Au-dehors c’était la chaleur d’un mois de juillet torride écrasant les terrasses de Jérusalem sous son poids de rayons aveuglants et, dans les rues de la Juiverie, abritées de claies de roseaux, les ombres denses recelaient presque toutes une forme humaine roulée en boule et endormie. Le soleil au zénith empêchait toute activité dans les échoppes rendues au silence pour un temps ; mais, dans la maison de ben Ezra, aveugle sur la rue et dans la cour intérieure de laquelle un vieux figuier et des lauriers résistaient solidement, il faisait bon. Meilleur encore dans la salle aux murs épais dont certains, comme pour nombre d’habitants de la vieille ville, dataient des Hérode. Thibaut cependant, arrivé la veille dans la cité royale, avait choisi cette heure où l’on ne rencontre à peu près personne pour rendre visite au médecin juif. Délaissant le palais – d’ailleurs vide, Agnès ayant choisi de passer l’été avec sa fille et son petit-fils à Jaffa pour respirer l’air de la mer –, il avait pris logis dans la vieille auberge du Roi-David, la plus ancienne et la mieux approvisionnée de la ville. Ce soir, à la fraîche, il repartirait.

Le médecin arrêta sa promenade près du jeune homme et lui resservit un gobelet de vin frais du Liban dont il le savait friand :

— Où en est le mal ?

— Il chemine avec une sûreté, une rapidité qui m’effraient. Le visage est méconnaissable, brun et boursouflé autour d’un nez qui a cessé d’exister. La barbe ne pousse plus, les sourcils sont tombés. Seuls les cheveux croissent avec une luxuriance étonnante et je ne cesse de les raccourcir. Évidemment, il garde encore ses yeux qui ressemblent à un ciel étincelant, vrais miroirs d’une intelligence, d’une volonté qui ne cèdent pas.

— Hélas, il se peut qu’il devienne aveugle. Les membres ?

— Il a déjà perdu deux doigts et quatre orteils. Tout son corps n’est plus qu’une tache brune. La peau est épaisse, écailleuse. Vous dites qu’il peut… perdre la vue ?

— C’est possible et même probable si l’on ne retrouve pas, et vite, des graines d’encoba. Il monte encore à cheval ?

— Vous le connaissez suffisamment pour savoir que le jour maudit où il ne tiendra plus en selle, la mort ne sera plus loin. Il a mené l’ost tout au long de cette campagne qui, par la faute du Maître du Temple, a tourné si mal alors que le roi comptait une victoire de plus.

En effet, la guerre reprenait après un an et demi de trêve. Saladin, revenu à Damas, voyait d’un très mauvais œil la construction du Chastel-Neuf et surtout celle du Chastelet, l’exemplaire forteresse du Gué-de-Jacob. La famine avait régné tout l’hiver sur ses terres de Syrie. Aussi flairait-il les riches collines de Galilée comme un loup affamé, mais il lui fallait un prétexte car il était trop religieux pour rompre une trêve de son propre chef. Il quitta donc Damas pour se rapprocher de Paneas que tenait alors son neveu Farrouk shah et attendit les événements. Le prétexte cherché fut une troupe de Bédouins pasteurs qu’il envoya paître près du Chastel-Neuf de Hunin, sous le nez sensible d’Onfroi de Toron le Connétable… qui ne résista pas à la tentation d’augmenter les rations de son monde. Baudouin se trouvait alors chez lui avec quelques-uns de ses chevaliers. Bien qu’il s’y opposât, ses hommes voulurent suivre le vieux soldat et, alors que la petite troupe s’engageait dans une sorte de défilé entre deux collines, Farrouk shah leur tomba dessus avec tous les soldats dont il disposait. Le combat fut d’une rare violence. Criblés de flèches et attaqués de toute part, les Francs se battirent avec rage sans pouvoir éviter de laisser plusieurs d’entre eux sur l’herbe courte. Baudouin lui-même fut blessé. Ce que voyant, le Connétable se jeta devant lui pour lui permettre de récupérer. Les Musulmans s’acharnèrent alors sur celui dont la grande épée portant le symbole du Christ était légendaire : une flèche lui enleva le bout du nez, pénétra dans la bouche et sortit par le menton, une autre lui traversa le pied, une autre encore le genou, tandis qu’il recevait une autre blessure au flanc qui lui brisa les côtes. Baudouin cependant avait arraché la flèche enfoncée dans son épaule, ralliait plusieurs chevaliers et réussissait à ramener le vieil homme héroïque au Chastel-Neuf où il agonisa durant plusieurs jours avant d’être porté jusqu’à sa ville de Toron, où il fut inhumé dans l’église Sainte-Marie en présence de Baudouin incapable de cacher sa douleur. Il aimait sincèrement le vieux guerrier qui, sous trois rois, avait porté avec honneur son épée de Connétable.