Comme plusieurs grandes familles baronniales, les Ibelin possédaient un hôtel dans la capitale. C’était, dans la rue des Paumiers, une solide bâtisse n’ayant sur la rue que de rares fenêtres carrées lourdement grillées et une porte ferrée sous une ogive de pierre trouant le mur d’un jardin où s’accrochaient aristoloches et clématites. Elle était proche voisine de l’Hôpital Saint-Jean, maison chevetaine des Hospitaliers, qui occupait le coin de la rue du Patriarche. D’accord avec Ernoul, la nouvelle dame d’Ibelin choisit de s’y installer en dépit du fait que les autres habitants couraient vers la citadelle, peu éloignée d’ailleurs mais qui, pour l’ex-reine, était aussi inaccessible que si elle se trouvait à des centaines de lieues et aussi dangereuse qu’un nid de scorpions puisque Agnès, sa mortelle ennemie, y régnait.

— Si le sultan prend la ville, commenta-t-elle avec philosophie, nous serons tuées un peu plus tôt, voilà tout, car il n’y aura pitié ni quartiers à attendre de lui.

— Ce n’est pas la mort que vous auriez à redouter, madame, dit Ernoul occupé à vérifier la solidité des barreaux extérieurs, mais bien d’être menées en esclavage. Vous êtes une très noble dame et très belle aussi, comme d’ailleurs notre princesse et sa suivante. Les princes musulmans ne tuent pas les belles dames : ils les font entrer dans leurs palais pour servir à leurs plaisirs ou les donner à leurs plus valeureux guerriers.

— En ce cas, sire Ernoul, il vous faudra nous tuer plutôt que nous laisser à un sort si honteux ! Comment après cela et au cas où nous nous retrouverions, supporter le regard de mon époux ?

— Ainsi ferai-je, madame, mais seulement à la dernière extrémité et la mort dans l’âme…

Ariane, elle, pas plus qu’Isabelle, ne parvenait à envisager qu’elle était revenue à Jérusalem pour mourir. Elles avaient tellement désiré ce retour que cela leur semblait impossible, tant l’idée de trépas est étrangère quand l’amour emplit un cœur. Se réfugier entre les murailles de la Cité sainte, c’était comme se réfugier dans les bras de son roi et c’était à lui seulement que pensait la jeune Arménienne, pour lui qu’elle priait afin qu’il lui soit donné au moins de le revoir vivant. Cette espérance tenace la rapprochait encore d’Isabelle car, en dépit de sa grande jeunesse, celle-ci possédait assez de maturité d’esprit et d’amour également pour refuser de voir s’évanouir ses rêves. Aussi, deux fois le jour, montait-elle avec Ariane et sa mère jusqu’au Saint-Sépulcre, peu éloigné, afin d’y supplier, à genoux sur la pierre du parvis avec d’autres femmes, de protéger son frère bien-aimé et celui qui veillait sur lui jour et nuit, un garçon aux yeux clairs qui s’appelait Thibaut !

Ce fut au cours de ces heures d’attente angoissée où les nouvelles contradictoires traversaient la ville anxieuse à la vitesse des courants d’air, qu’Ariane retrouva sa vieille Thécla. Un matin, devant la basilique du Tombeau, alors que le Patriarche venait d’offrir l’ostensoir à la vénération de la petite foule rassemblée sur la place, elle la reconnut soudain, non sans une hésitation : cette vieille femme amaigrie, vêtue d’une robe minable et enveloppée d’un morceau de cotonnade grise, trouée, qui la défendait mal de la froidure de ce matin – l’hiver approchait et il n’était pas rare d’avoir de la neige dans les monts de Judée ! –, ce ne pouvait être elle ? Et pourtant si ! C’était bien à elle ces traits creusés dans la peau grisâtre et ces yeux rougis par les larmes. Elle alla s’agenouiller à ses côtés.

— Que t’est-il arrivé, Thécla, pour que tu sois en cet état ? chuchota-t-elle tout en glissant sa main sur les siennes qu’elle tenait nouées devant son visage. Mon père…

Le vieux visage fatigué s’éclaira :

— Oh, mon Dieu ! La petite ! Mais où as-tu été tout ce temps ?

— Au palais d’abord, puis à Naplouse chez la reine douairière. J’appartiens à sa maison maintenant… ou plutôt à celle de la princesse Isabelle…

— Comment est-ce possible ? C’est la… enfin la reine mère qui est venue te chercher ? Elles s’exècrent, toutes les deux !

— Je t’expliquerai plus tard. Réponds-moi d’abord. Qu’est-il arrivé à mon père pour que tu sois ici, vêtue comme une mendiante ?

— Oh, il n’est rien arrivé à ton père, sinon la toute jeune épouse qu’il s’est offerte et qui est venue chez nous avec une sienne cousine auprès d’elle depuis l’enfance. L’épousée est une sotte enchantée d’avoir un riche mari qui lui donne des robes et des bijoux, mais la cousine, elle, sait ce qu’elle veut. Et ce qu’elle veut c’est mettre la main sur la fortune de ton père. Moi, je la gênais, alors elle s’est arrangée pour m’accuser de vol et… et ton père m’a jetée dehors, ajouta-t-elle en laissant couler ses larmes. Depuis je vis de la charité des couvents et je dors où je peux. C’est dur à mon âge…

— Mais enfin tout le monde te connaissait dans le quartier arménien ? Personne ne t’a secourue ?

— Non. Tu sais ce que sont les gens : toujours prêts à croire le mal qu’on dit des autres. Quand on m’a chassée c’était en plein midi, tous criaient bien fort ce qu’on me reprochait… et pire encore ! Comme personne ne t’a vue partir, la fameuse nuit, cette femme a clabaudé que je t’avais conduite au palais et vendue à notre sire pour qu’il fasse de toi son plaisir. Alors ce sont des pierres qu’on m’a jetées lorsque j’ai quitté la maison et je me suis réfugiée où j’ai pu. Ce n’est pas faute de t’avoir cherchée, mais personne n’a su me dire ce que tu étais devenue.

— Je vais bien, tu vois ! Quant à être vendue, je l’ai été, en effet, mais le marchand était mon père. Dame Agnès ne m’a pas laissée ignorer dans quelles conditions elle m’a emmenée, ajouta la jeune fille avec dédain. À présent tu vas venir avec moi. La reine Marie est la générosité même et notre petite princesse est un ange. Nous ne nous quitterons plus.

Et Ariane emmena Thécla pleurant de bonheur rue des Paumiers où, en effet, elle n’eut aucune peine à trouver place dans la nombreuse domesticité de la maison, avec la bénédiction de la grosse Euphémia qui avait pris Ariane en amitié et voulut bien se montrer satisfaite de recevoir un renfort aussi appréciable pour l’aider à surveiller l’imprévisible Isabelle. D’autant que ce fut ce soir-là qu’arriva la merveilleuse nouvelle : une fois de plus, Dieu avait béni les armes du jeune roi. À Montgisard, avec bien moins de mille hommes, il avait défait la grande armée de Saladin et le sultan vaincu était en fuite. Déjà la légende se tissait, portée par les ailes de la ferveur populaire. On disait qu’il avait abattu de sa main cent et cent et encore cent Sarrasins, que saint Georges en personne était apparu auprès de lui dans une armure éblouissante pour lui prêter main forte. Et dans toutes les maisons de la ville délivrée de sa peur, on pleura de bonheur.

Aussi, quand les trompettes des guetteurs, sur les remparts de Jérusalem, annoncèrent son retour, un enthousiasme indescriptible se déchaîna, plus délirant encore que celui qui l’avait accueilli à son retour de Syrie. Une énorme clameur monta vers le ciel. C’était à qui l’approcherait, toucherait sa jambe, son étrier ou le flanc de Sultan. On se moquait bien qu’il fût mesel, ou pestiféré même : son épée était celle du Très-Haut et le voile blanc qu’encadrait l’acier du heaume ajoutait son mystère à l’imagination du peuple. Certains étaient même persuadés que Baudouin avait été enlevé au ciel et que c’était saint Georges lui-même qui se dissimulait sous l’épaisse mousseline, comme l’hostie dans le tabernacle. Et, tandis qu’il montait vers le Saint-Sépulcre précédé de la Vraie Croix qu’il y ramenait, son cheval marchait sur un tapis de palmes et de lauriers que l’on jetait devant lui. Aux mains écorchées des sonneurs frénétiques, les cloches sonnaient un alléluia triomphal…

Couverte d’une mante à capuchon – il faisait froid en cette fin de novembre ! –, Ariane alla l’attendre à l’endroit de leur rencontre. Pont-levis abattu, herses relevées, largement ouverte, la citadelle avait lâché le flot des réfugiés qu’elle gardait dans son giron. Il y avait là beaucoup de monde que les gardes s’efforçaient de contenir, mais on ne retient pas un torrent et, quand le roi parut, tous voulurent aller vers lui. Ariane se trouva emportée, manqua d’être piétinée, mais réussit sans trop savoir comment à se retrouver au premier rang. Sa main jaillit alors de sous sa mante : elle tenait un petit bouquet de trois roses un peu rouillées, mais encore belles – c’était tout ce qu’elle avait trouvé au jardin ! –, qu’elle posa devant lui.

Il tressaillit, tourna la tête, cherchant un visage, prit les fleurs dans son poing ganté de fer, les porta à ses lèvres invisibles puis les laissa tomber et passa son chemin… Les yeux brouillés par les larmes, Ariane le regarda s’éloigner. Avec un affreux serrement de cœur, elle avait remarqué que, du front de Baudouin, le voile tombait presque droit, la fière courbure du nez ne s’inscrivait sans doute plus que dans son souvenir…

Secouée de sanglots, elle rejoignit Isabelle et Euphémia qu’elle n’avait pu convaincre de la laisser aller seule, et tomba dans les bras de la première. Isabelle aussi pleurait, mais c’était de joie et d’orgueil. La princesse savourait le triomphe de ce frère qu’elle aimait tant :

— Qu’il est fier et magnifique ! s’écria-t-elle. Le plus pur des héros ! Et le peuple qui l’acclame ne s’y trompe pas ! Sa vaillance a conquis la plus belle des victoires ! Dieu l’a béni…

— … mais ne l’a pas guéri ! Oh, madame, avez-vous vu ?

— Quoi ?

— Son… son visage ! Il doit être si malheureux !

— Malheureux ? À cette heure où son peuple entier s’agenouille devant lui ? Quant à ce voile… – la voix d’Isabelle s’enroua soudain –, s’il a choisi de le porter c’est pour préserver sa royale image… et vous n’avez pas à essayer d’imaginer ce qu’il y a dessous ! ajouta-t-elle dans une soudaine explosion de colère. Agir ainsi, c’est… c’est l’offenser !