— Me voici, mon roi ! Par la grâce de Dieu vous êtes sauf ! À nous deux nous allons faire payer à Saladin ce qu’il vient d’infliger au pays !

Puis il mit pied à terre, vint à Baudouin qui en fit autant et les deux hommes s’accolèrent après que Renaud eut plié le genou.

— J’ai toujours su, messire Renaud, dit le roi, que votre vaillance et votre loyauté ne feraient jamais défaut à l’heure du péril.

C’était le vendredi – jour saint pour les musulmans – 25 novembre, fête de sainte Catherine pour les chrétiens. Il était une heure de l’après-midi quand, devant le tell de Montgisard, à environ deux lieues de Ramla, le roi et les siens virent sortir de la légère brume les étendards du sultan qui avait réussi à rassembler son armée éparpillée. Quand Baudouin et les siens fondirent sur lui, il s’engageait dans le lit encaissé de l’oued. La surprise joua à plein, le sultan étant à cent lieues d’imaginer que le pauvre roi de Jérusalem qu’il croyait enfermé dans les murailles d’Ascalon en face des têtes coupées de ses sujets pût se trouver là, l’épée à la main, à la tête d’une horde déchaînée. Assaillis furieusement, ses fiers mamelouks lâchèrent pied et furent en grande partie massacrés par Baudouin et Renaud qui se taillaient un chemin parmi eux. « Jamais Roland ni Olivier ne firent tant d’armes à Roncevaux que n’en fit Baudouin à Ramla en ce jour avec l’aide de Dieu et de monseigneur saint Georges qui fut en la bataille », devait écrire plus tard Guillaume de Tyr. Il est vrai que le roi semblait doué d’ubiquité et que sous sa couronne d’or et dans son armure souillée de poussière et de sang, il galvanisait les courages. En admettant que ceux-ci en eussent besoin. Son bras semblait infatigable au point que certains prétendirent que saint Georges en effet combattait en personne sous le voile blanc du lépreux. Auprès de lui, dont ils s’efforçaient de protéger les arrières, Thibaut et Adam se battaient avec la joie que donne le parfum de la victoire lorsqu’il vous arrive aux narines. Quant à Renaud de Châtillon, il combattit comme un démon avec un héroïsme qui forçait l’admiration. Il se vengeait là de quinze années à croupir dans les geôles d’Alep et son épée faisait voler joyeusement les têtes autour de lui.

Le sang coulait à grandes rigoles à travers champs. Cette petite troupe de cinq cents hommes dominée par l’image lumineuse de la Vraie Croix s’enfonçait comme un bélier dans l’armée musulmane quand le vent se mit de la partie, soufflant au dos des chrétiens des nuages de sable qui précipitèrent la déroute des musulmans. Car c’en fut une, et mémorable. Devant la vaillante petite armée de Baudouin, la belle machine de guerre de Saladin s’émiettait, s’éparpillait. Lui-même, soudain, se trouva seul…

Il vit alors un cavalier ennemi foncer sur lui, la lance en avant, suivi de deux autres guerriers, mais le heaume du premier portait couronne. Il sut alors qui était celui qui allait le tuer car il était lui-même désarmé. Il attendit. Ce que voyant, Baudouin jeta sa lance et reprit son épée, puis calma son cheval et vint en face de celui qui l’avait défié si cruellement. Un instant, comme l’avant-veille à Ascalon, ils se regardèrent avec une intensité quasi palpable et Saladin put contempler, à nu, le visage ravagé du roi lépreux, mais aussi ses yeux étincelants séparés par le nasal de fer…

— Qu’on lui donne une épée ! ordonna Baudouin. Je ne tue pas un homme désarmé !

— Sire, fit Adam, c’est folie !

— Je le veux !

Ce n’étaient pas les armes qui manquaient sur ce champ de mort. Thibaut allait en ramasser une quand, l’absence de leur maître ayant percé leur panique, plusieurs mamelouks revinrent au galop et les trois chrétiens eurent juste le temps de se remettre en garde pour attendre un choc qui ne vint pas. Les cavaliers aux tuniques jaunes se contentèrent d’envelopper leur maître pour l’entraîner avec eux dans le vent qui les repoussait vers leur pays : Baudouin n’avait pas bougé d’une ligne.

— Sire ! protesta Adam Pellicorne. Pourquoi ne l’avez-vous pas tué ?

— Il te l’a dit, gronda Thibaut. Un chevalier ne tue pas un ennemi incapable de se défendre, et le roi est le plus grand de tous !

On sut par la suite que Saladin, avec quelques débris de son armée, une centaine de compagnons, gagna les solitudes du Sinaï. Sans vivres, sans guides, sans fourrage, il s’enfonça dans les sables que des pluies diluviennes transformaient en marécages. Pour comble d’infortune, des Bédouins pillards les attaquèrent et, après un voyage qui fut une véritable torture, le sultan, presque seul et à pied, réussit à rentrer au Caire le 8 décembre. Il était grand temps car les partisans des Fatimides, spoliés par lui, se partageaient déjà ses dépouilles.


Pendant que Baudouin se couvrait de gloire, la belle armée du comte de Flandre, du comte de Tripoli et du prince d’Antioche assiégeait Harenc et s’y couvrait pratiquement de ridicule. Cette place fortifiée située à égale distance d’Alep et d’Antioche était tombée, après avoir servi de dot à la princesse d’Antioche, dans l’escarcelle d’Al-Adil, le malheureux fils de Nur ed-Din que le royaume franc s’était efforcé de protéger contre Saladin. Il y avait installé son vizir arménien, ce qui n’était pas une bonne idée car le personnage en question souhaitait surtout la garder pour lui-même. Aussi quand les chrétiens arrivèrent devant les remparts, alléguant justement les vieux traités d’entente, il leur rit au nez, refusa d’ouvrir les portes mais se laissa assiéger sans réagir trop violemment. Drôle de siège d’ailleurs, où les assaillants menaient joyeuse vie dans leur camp qui ressemblait assez à un camp de vacances : on jouait aux dés ou aux osselets ; la région étant riche, on ripaillait ou bien on se rendait à Antioche pour s’y prélasser dans les bains et festoyer en attendant que le vizir voulût bien se montrer accommodant. Sur ces entrefaites arriva d’Alep Al-Adil en personne, décidé à secourir les assiégés mais qui trouva portes closes. Et la situation des deux groupes d’assiégeants devint assez cocasse : on caracolait courtoisement en se saluant à distance sous les yeux affamés des gens de Harenc dont les vivres commençaient à manquer, qui ne savaient plus à quel saint se vouer et se demandaient qui était l’ennemi de qui.

On finit par décider de palabrer entre assiégeants. Comme préliminaires, le fils de Nur ed-Din envoya secrètement au comte de Tripoli une délégation chargée de présents, si généreux que Raymond, s’avisant qu’après tout Harenc regardait davantage Bohémond que lui, décida de se retirer, fit abattre ses tentes et regagna tranquillement Tripoli. La vallée de l’Oronte ne l’intéressait plus.

Dans ces conditions, Philippe d’Alsace, subodorant ce qui s’était passé, fit savoir à Al-Adil qu’il ne verrait aucun inconvénient à recevoir lui aussi quelques dédommagements, fut exaucé et plia bagage pour rentrer à Acre où il ne tarda pas à se rembarquer pour l’Europe. Restait Bohémond III tout seul qui, bien entendu, n’insista pas et repartit pour sa bonne ville d’Antioche où il n’eut d’autre ennui qu’à y affronter la colère d’une femme dont il ne se souciait guère, ayant déjà découvert les charmes de la dame de Burzey, une affriolante et dangereuse coquine dont il n’aurait pas toujours à se louer… mais ceci est une autre histoire.

Il ne restait plus sur le champ de bataille sans bataille qu’Al-Adil tout seul. Cette fois, il n’eut aucune peine à se faire ouvrir les portes par un affamé qui ne voyait pas de raison à se laisser périr pour le vizir. La tête de celui-ci tomba, quelques autres lui tinrent compagnie et tout rentra dans l’ordre. Les Templiers, déçus et furieux, rentrèrent au bercail…

À Jérusalem cependant on avait connu la terreur. Un vent de nouvelles désastreuses avait soufflé sur la ville, déchaînant la panique. On disait que Saladin approchait à la vitesse de la tempête et ravageait tout sur son passage. Les fumées d’incendies de villages que l’on découvrait du haut des remparts confortaient cette certitude et, tandis qu’une partie de la ville emplissait les églises, l’autre – et de beaucoup la plus importante – se précipitait vers la citadelle qui rassemblait autour de la haute et puissante tour de David un formidable appareil défensif de murailles faites d’énormes pierres taillées et assemblées, enfermant les réserves d’eau et de blé nécessaires en cas de siège. Autour du logis royal où Agnès s’efforçait de faire face et de jouer, grandeur nature, ce rôle de reine mère qu’on lui avait refusé, grouillait une foule de femmes, d’enfants, de vieillards avec des baluchons où ils avaient entassé leurs biens les plus précieux. La mère du roi tentait courageusement de mettre de l’ordre dans tout cela, traînant après elle un Héraclius totalement incompréhensif qui aurait de beaucoup préféré regagner son évêché de Césarée parce que c’était un port et que, d’un port, on peut toujours fuir en bateau ; Agnès l’avait maté et ramené à une plus juste conception de son rôle de pasteur des âmes, sinon des corps. Ceux-ci ne l’intéressaient que s’ils appartenaient à quelque jolie fille, mais quand certaine lueur cruelle luisait dans les yeux de sa maîtresse, Héraclius préférait ne pas insister.

Lors de l’alerte, Balian, son épouse, la jeune Isabelle et Ariane se trouvaient à Ibelin. Le nouveau mari avait tout juste eu le temps de faire partir les femmes vers Jérusalem sous petite escorte, que commandait Bernoulli de Gibelet, à la fois son écuyer et son secrétaire. C’était un garçon fort intelligent, habile observateur des hommes et des événements, qui avait été à l’école de Guillaume de Tyr et rêvait d’être son continuateur dans le grand ouvrage de chroniques jadis commencé par le roi Amaury. La petite troupe parvint dans la ville quelques minutes avant que l’on ferme les sept portes, barricadées en attendant l’assaut.