Talonné par l’obsession de le devancer, le roi galopa sans désemparer jusqu’à Ascalon dont les portes s’ouvrirent devant lui avec soulagement. Ascalon, Baudouin le savait, c’était la croisée des chemins. Dieu avait permis qu’il y entrât avant Saladin. La ville était déjà en défense et le roi pensait disposer d’un temps, celui que le sultan mettrait à investir Gaza. Aux mains des Templiers dont la valeur n’avait jamais été mise en doute, la ville résisterait et donnerait aux renforts espérés le temps d’arriver. En effet, avant de quitter Jérusalem, le roi avait convoqué le ban et l’arrière-ban : autrement dit, tous les hommes capables de se servir d’une arme devaient le rejoindre. Ce dont il ne doutait pas et, en effet, de tous les points du royaume des milices urbaines, des chevaliers, des volontaires et même des bourgeois se mettaient en route…

Seulement Saladin était imprévisible et d’autant plus qu’il ne communiquait pas ses décisions, ce qui ne simplifiait pas le travail des espions francs. Ce qu’il voulait, c’était Jérusalem et il entendait ne s’arrêter en chemin que le strict nécessaire. Aussi avait-il dédaigné Daron et Gaza : du haut de la maîtresse tour de cette ville, Odon de Saint-Amand stupéfait regarda passer sous son nez, sans même qu’elle lui accorde un regard, l’avalanche des cavaliers d’Allah.

Or, entre Gaza et Ascalon, il n’y avait que deux lieues…

Au matin, Baudouin qui avait passé une partie de sa nuit à inspecter les défenses et les ressources de la ville faisait encore une fois le tour des remparts suivi de Thibaut, d’Adam et de Renaud de Sidon, le valeureux époux d’Agnès qui la voyait si peu. Le temps était frais et le ciel charriait des nuages venus de la mer. Appuyé à un créneau, le roi ôta son camail d’acier et, tourné vers la campagne, souleva un instant son voile pour laisser le vent caresser son visage. Il tournait le dos aux trois autres et seul Dieu pouvait voir les ravages de sa face. Dans un instant, il allait prendre un peu de repos, manger quelque chose… mais un cri de Renaud de Sidon balaya cet espoir :

— Sire ! Regardez ! Ils arrivent !

Au sud, un épais nuage de poussière traversé d’éclairs bouchait l’horizon et progressait à vive allure. Le galop forcené des chevaux faisait rouler le tonnerre à ras de terre et c’était comme une lame de fond, un raz de marée de fer sous les bannières vertes du Prophète et les étendards noirs que le lointain calife de Bagdad, Commandeur des Croyants, envoyait traditionnellement aux chefs illustres capables de porter au plus haut l’épée de l’Islam. Devant eux fuyaient les paysans qui n’avaient pas encore cherché refuge dans les murs d’Ascalon. On les voyait tomber, on entendait leurs cris quand frappaient les cimeterres et bientôt la vague énorme vint battre les murailles elles-mêmes tandis que la campagne où s’allumaient des incendies disparaissait sous la fumée.

Baudouin avait remis en place le voile blanc, le camail et le heaume couronné qu’il avait tout à l’heure posé sur le créneau. Il était seul à présent, ayant déjà distribué ses ordres à son entourage. Sa haute et fière silhouette se découpait sur l’échancrure bleue du ciel. C’est alors qu’il vit Saladin s’avancer vers le pied du rempart. Sa garde mamelouke(15) aux tuniques de soie jaune safran glissant sur les hauberts de mailles, jaune comme l’étendard que portait l’un d’eux, soulignait sa présence mais, de toute façon, Baudouin l’aurait reconnu. Il savait à quoi ressemblait ce Kurde de trente-neuf ans – plus du double de ses dix-sept années ! – au visage basané, aux yeux bruns un peu enfoncés, à la longue barbe brune à deux pointes que rejoignait la moustache courbe. Son casque rond était surmonté d’une pointe et entouré d’un turban, blanc comme la robe de son coursier arabe. Sur ses vêtements et même sur sa cotte de mailles il portait le kazâghand, sorte de cuirasse d’épais tissu brun piqué et rembourré qu’il ne quittait ni jour ni nuit.

Un moment les deux hommes se regardèrent, le sultan cherchant à percer le secret de cette mousseline blanche dissimulant le visage du lépreux. À cet instant, Thibaut qui remontait sur le rempart vit que le roi était seul face à cette mer humaine, arracha l’arc des mains d’un homme d’armes et voulut se placer auprès de lui, mais Baudouin l’écarta d’un geste autoritaire. Puis, sans quitter Saladin des yeux, il leva le bras, un doigt vers le ciel comme pour en appeler à la justice de Dieu. Le sultan alors désigna son armée d’un ample geste, sourit, puis fit volter son cheval et s’éloigna vers la petite éminence où l’on allait planter sa tente.

Ce qui suivit fut affreux. Inconscients de la présence, plus proche que prévu, de l’ennemi, ceux du ban et de l’arrière-ban appelés par le roi arrivèrent par petits groupes. Ils furent vite noyés sous le nombre. Du haut de son rempart, Baudouin put les voir ligotés et parqués comme du bétail. Incapable de supporter ce spectacle et dans l’espoir de les délivrer, il tenta une sortie à la tête d’une centaine de cavaliers mais, en dépit de la vaillance déployée, c’était la lutte du pot de terre contre le pot de fer et, pour éviter de se faire tuer sur place sans profit pour les prisonniers, il fallut bien rentrer dans la ville tandis que la nuit commençait à tomber.

Durant cette nuit, si Baudouin réussit à dormir, c’est parce que la fatigue le terrassa. Encore ne lui accorda-t-il que trois heures. Sa sensibilité extrême lui soufflait que, dans sa grande tente jaune, Saladin ne dormait pas non plus ; mais, chez le sultan, cette veille était due à l’excitation du triomphe proche. Bientôt, demain peut-être, il entrerait à Jérusalem pendant que le petit roi resterait prisonnier d’Ascalon où on laisserait juste ce qu’il fallait pour l’empêcher d’en sortir. Déjà et avant même d’investir la petite ville, il avait détaché la plus grande partie de son avant-garde sous les ordres d’un renégat arménien nommé Ivelain qui devait nettoyer le terrain devant lui, tuer et brûler tout ce qu’il trouverait sur son passage. Saladin n’avait qu’à tendre la main à présent et cueillir le royaume franc comme un fruit mûr… Aussi, quand au lever du soleil il sortit de sa tente pour s’agenouiller sur son tapis de soie et prier la face tournée vers La Mecque, sa décision était-elle prise. Il partirait dans la journée et poursuivrait son chemin. Allah – que son nom soit trois fois béni ! – lui avait d’ores et déjà donné la victoire. Il ne lui restait plus qu’à en recevoir les lauriers sur le tombeau du Christ.

Cependant, en contemplant la foule étendue devant lui, il s’avisa que les nombreux prisonniers faits la veille allaient le gêner dans sa marche triomphale. Ils étaient en effet des centaines. Alors il ordonna :

— Tuez-les tous !

L’un après l’autre ces malheureux furent amenés devant la ville – hors de portée des flèches ! – et leurs têtes tombèrent sous les cimeterres des bourreaux, et leur sang abreuva la terre ravagée et sur sa tour, au milieu de ses soldats impuissants, Baudouin pleura de douleur et d’indignation à la vue de ce crime qui violait toutes les lois de la chevalerie et même de la guerre, ordonné cependant par un homme qui se voulait grand et magnanime en toutes choses, mais qui, à cet instant, laissait remonter sa cruauté et son indifférence à la vie humaine. Seul fut épargné un petit groupe de bourgeois de Jérusalem dont il espérait tirer une belle rançon. Ceux-là il décida de les emmener et les fit lier sur le dos des chameaux. Après quoi, avec un geste d’adieu ironique en direction de la cité, Saladin monta à cheval pour poursuivre vers le nord son chemin triomphal. Il avait toute confiance dans les talents d’Ivelain. À cette heure celui-ci devait avoir incendié Ramla et Lydda et Arsuf, afin d’ouvrir devant son maître la route de la capitale. Mais il n’est jamais bon de mépriser un ennemi et l’ivresse du triomphe lui montait peut-être à la tête un peu trop vite, car tandis que tombaient celles des captifs, Baudouin n’était pas resté inactif. Un messager était parti pour Gaza porter au Maître du Temple l’ordre de rallier puis, quand il observa le départ du sultan, il rassembla ses chevaliers :

— Saladin nous dédaigne au point de ne pas se garder car il a dispersé ses forces. Il n’a auprès de lui que ses mamelouks et quelques troupes légères. Si nous réussissons à sortir d’ici et à le surprendre, avec l’aide de Dieu, nous pourrions le vaincre. Il nous serait ensuite facile d’exterminer les groupes qui ravagent nos campagnes. Pour ce qui est de moi, je préfère mourir bellement l’épée à la main que laisser ce démon réduire mon royaume en cendres, quel que soit le nombre de ses soldats ! Monseigneur Aubert, ajouta-t-il en se tournant vers l’évêque de Bethléem, veuillez quérir la Sainte Croix !

Quand elle fut là, tous s’agenouillèrent devant elle, implorant le Dieu Tout-Puissant de les assister dans l’extrémité où se trouvait le royaume et de donner force à ses défenseurs. Puis l’évêque les bénit, le roi baisa le pied de la Croix. Et tous se sentirent emplis de force et d’espérance. En ce danger extrême, ils retrouvaient intacts en eux la foi de leurs pères et le désir ardent de se dévouer à la gloire de Dieu et à la sauvegarde de la Terre Sainte. Une fois encore, Baudouin cria :

— À cheval !

Et ils se dirigèrent vers la porte de Jaffa, celle qui donnait accès au chemin du littoral. L’impétuosité de leur sortie fut telle qu’elle balaya comme fétus les quelques troupes, par ailleurs repues de butin et de mangeaille, que Saladin avait laissées là comme par mégarde. Ils se dirigèrent à leur tour vers le nord mais en suivant une route parallèle à celle du sultan. Sans rien rencontrer d’autre que les ravages causés par la fureur des gens d’Ivelain, Baudouin passa à Ibelin où arrivait Balian accouru de Naplouse, Ramla incendiée où grâce à son seigneur Baudouin, l’amoureux transi de Sibylle, la population réfugiée au château de Mirabel et sur le toit de la cathédrale était sauve. Puis la petite armée infléchit sa route vers Jérusalem pour couper celle de Saladin dans les monts de Judée. C’est là que la rejoignirent les Templiers d’Odon de Saint-Amand qui pour une fois avait obéi. Ils n’étaient qu’une poignée, mais c’était déjà quelque chose. Et surtout apparut alors une autre petite troupe, et celle-là c’était Renaud de Châtillon qui la commandait. Du haut de son cheval il cria :