Des éclats de voix l’atteignirent dès la cour du Figuier au moment où, suivi de la nouvelle recrue bien décidée à ne pas le lâcher d’une semelle, il allait grimper chez le roi. Une voix épaisse et cependant criarde qu’il n’eut aucune peine à identifier : Jocelin de Courtenay ! Apparemment il était fort en colère. D’autant plus qu’il ne devait pas être à jeun : c’était dans la dive bouteille que le Sénéchal puisait le peu de courage dont il était capable :

— Vous nous avez trahis ! braillait-il. Vous avez trahi… toute… la famille ! C’était si difficile de faire un peu la… volonté du… comte de Flandre qui est… hic !… bien vivant alors que vous êtes… à moitié mort ? Vous ne pouviez pas lui dire… d’aller me reconquérir mes comtés au lieu de le laisser… s’acoquiner avec… Tri… Tripoli ?… Hein, mon beau neveu… pou… pourri ? Mais ça peut… s’arranger, hein ?

Thibaut monta quatre à quatre et tomba comme la foudre dans la chambre de Baudouin. Ce qu’il vit lui fit dresser les cheveux sur la tête : du roi il ne voyait que les pieds dépassant de la bure blanche de la robe. Le reste disparaissait sous la masse rouge et or du Sénéchal qui lui mettait un poignard sous la gorge. Alors, retrouvant intacte sa fureur de la nuit du viol, l’écuyer fonça, voulut empoigner le personnage par le col de son ample vêtement, mais celui-ci avait engraissé. En outre, il se cramponnait d’une main au lourd siège d’ébène. Celle de Thibaut ne réussit pas sa prise sur le drap de soie et l’écuyer glissa. Ce que voyant, Adam Pellicorne arriva à la rescousse sans se poser de questions : l’une de ses lourdes paumes s’abattit sur Courtenay à la hauteur du cou, l’autre accrocha la ceinture et il souleva le personnage aussi aisément qu’il l’eût fait d’un tapis, recula de trois pas puis le laissa tomber presque aux pieds du roi où il s’étala comme une énorme fraise écrasée.

— Ce n’est pas une façon de parler à un souverain, commenta-t-il paisiblement. Qui est cet assassin ?

— Le Sénéchal du royaume, répondit du même ton tranquille Baudouin qui n’avait même pas levé le petit doigt pour se défendre. Et vous-même qui venez de me sauver, qui êtes-vous ?

Ce fut Thibaut qui se chargea de la réponse. Adam, lui, se contenta de mettre genou en terre, impressionné au point d’en être réduit au silence par la longue silhouette vêtue de blanc, gantée de blanc, voilée de blanc, qui se tenait assise dans le haut siège noir. Impressionné mais pas terrifié : seul un respect quasi religieux se lisait dans les yeux sans ombres du chevalier picard. Cependant Courtenay, d’abord étourdi par sa rencontre avec le sol, essayait de se relever, empêtré qu’il était dans l’espèce de toge romaine, retenue à l’épaule par un bijou, qui le drapait mais le vin dont il avait abusé remonta d’un seul coup et il vomit. Tout en achevant d’exposer les raisons qui ramenaient à Jérusalem un membre de l’armée flamande, Thibaut l’aida à se remettre sur pied mais l’autre, une fois debout, le repoussa, une flamme haineuse dans ses yeux injectés de sang.

— Ce n’est pas la première fois que tu m’attaques, n’est-ce pas, vil bâtard ? Je viens de reconnaître ta manière, mais c’est une fois de trop ! Je te renie ! Je ne suis plus ton père…

— Vous ne l’avez jamais été ! Et moi je ne serai jamais le fils d’un régicide qui mériterait d’être tiré à quatre chevaux.

— Tu fais le fier, hein ? Tant que ce débris sera vivant tu te crois fort ? Mais tout n’ira pas toujours à ton gré, vermine, et un jour…

— En voilà assez ! tonna Baudouin qui ajouta, élevant encore la voix : Gardes ! Au roi !

Les deux factionnaires entrèrent et, appuyés sur leurs piques, un poing sur la poitrine, attendirent. L’ordre vint aussitôt :

— Ramenez le Sénéchal à sa maison de ville et veillez à l’y faire garder tant que nous le jugerons bon !

Jocelin de Courtenay se sentait trop mal à présent pour opposer une résistance quelconque : il se laissa emmener, mais cracha avant de sortir. Thibaut cependant protestait :

— Sa maison de ville alors qu’il a voulu vous tuer ? C’est un cul-de-basse-fosse qu’il mérite !

— Il est ivre, soupira Baudouin en haussant les épaules. Et puis ma mère ne l’accepterait pas : elle me harcèlerait jusqu’à ce qu’on le remonte. Mais toi, prends garde ! Mes jours sont comptés, tu le sais, et dans peu de temps je serai ce qu’il vient de me jeter au visage : un débris humain… Quant à vous, sire Adam, qui voulez combattre pour Jérusalem, merci ! Je vous dois d’être encore en vie, alors dites-moi comment vous remercier.

— En me gardant auprès de vous, sire, répondit le chevalier avec un bon sourire. Ce serait pour moi une grande faveur que de mettre ma force à votre service. Et quand… quand arrivera ce que vous venez de dire – à Dieu ne plaise ! – je pourrai l’aider à se garder, ajouta-t-il en pointant sa barbe vers Thibaut. Le seigneur Sénéchal est vraiment très déplaisant !

— Une faveur, de rester auprès de moi ? Vous en êtes sûr ?

D’un geste rapide, Baudouin arracha la blanche mousseline, révélant la vérité de sa figure boursouflée par le « masque du lion », mais où l’azur de ses yeux scintillait encore. Adam Pellicorne ne cilla même pas, se contentant de soupirer en haussant les épaules et en pliant à nouveau le genou :

— Plus jeune, j’ai servi le comte Raoul de Vermandois. Il était bien pire mais je l’aimais. Gardez-moi, s’il vous plaît !

C’est ainsi qu’Adam Pellicorne, de Dury en Vermandois, entra au service du roi lépreux.

Comme Guillaume de Tyr lui-même l’expliqua, ce qui s’était passé était fort simple et assez infâme : tablant sur la faiblesse momentanée de Baudouin repris par une crise de dysenterie, le comte de Flandre, fort satisfait d’avoir fait lanterner pendant quinze jours le roi et les envoyés de l’empereur au point d’avoir découragé ceux-ci, avait débauché tout tranquillement la plus grande partie des effectifs du royaume pour les emmener caracoler sous les murs de Harenc et sur l’Oronte, dans le but de s’attirer la reconnaissance de Bohémond d’Antioche et de Raymond de Tripoli, se les attacher et balayer ensuite un roi malade afin de disposer de sa couronne. L’indignation du Chancelier visait surtout ce dernier, car il ne s’était jamais illusionné sur ce que valait le comte de Flandre. Raymond de Tripoli, qu’il tenait jusqu’alors pour un sage et véritable homme d’État et qu’il aimait bien, n’avait pas le droit d’oublier à ce point ce qu’il devait au royaume dont il avait été régent durant la minorité du roi. Peut-être imaginait-il, comme le Flamand lui-même, que Baudouin était mourant et que le roi une fois mort sa couronne serait facile à ramasser ?

Seul, avec les plus âgés des barons, Renaud de Châtillon qui détestait Philippe d’Alsace presque autant que Raymond l’envoya promener : sa principauté méridionale n’avait rien à gagner dans l’aventure et, en outre, les quelques émirs qu’il s’agissait de combattre ne l’intéressaient pas : seul Saladin était digne de ses coups et puisque, grâce au mauvais vouloir du Flamand, l’expédition d’Egypte avortait, il rentrait chez lui surveiller les routes caravanières du désert et des abords de la mer Rouge.

— Si le royaume a besoin de moi, déclara-t-il au roi, allumez un grand feu sur la tour de David. Je le verrai de Kerak !

Ce dont Baudouin lui sut gré, tout en n’étant pas autrement surpris : se vouloir seul contre tous ressemblait tout à fait au nouveau seigneur du pays de Moab.

Cependant, tandis qu’autour des remparts de Harenc on faisait voltiger pennons et bannières en arrachant des éclairs à l’acier des épées brandies, les espions du sultan et ses pigeons voyageurs(14) ne chômaient pas. Saladin, au fond de son palais du Caire, sut bientôt qu’au mépris des trêves le comte de Flandre avec une armée franque s’était mis à razzier les plaines fertiles du nord de la Syrie. Il n’eut pas à rassembler ses troupes : il s’en était occupé depuis l’arrivée des premières galères byzantines à Acre. Et, vers le milieu de novembre 1177, la nouvelle arriva comme la foudre à Jérusalem : Saladin avait pénétré en Palestine et remontait le long de la côte méditerranéenne pour s’emparer des riches cités riveraines en attendant Jérusalem. Il brûlait et détruisait tout sur son passage.

Par chance Baudouin allait mieux. Même la lèpre semblait s’assoupir. Mais la situation restait dramatique. Avisé de l’invasion en même temps que le palais, le Maître des Templiers, Odon de Saint-Amand, qui, depuis qu’il était à la tête de l’Ordre, se considérait comme relevant du pape et dédaignait le roi, réunit les quelques chevaliers qui lui restaient et galopa vers Gaza. Cette place forte relevait traditionnellement du Temple qui entretenait la garnison. Non sans raison, il pensait que Gaza serait le premier objectif de Saladin et il entendait la défendre mais, avant de partir, il aurait pu au moins en avertir Baudouin.

Autre problème : l’état de santé du Connétable. Chef naturel des armées, le vieux et valeureux Onfroi de Toron s’était laissé aller à une grave imprudence : l’année précédente il s’était remarié à Philippa, la plus jeune sœur de Bohémond d’Antioche, qui elle-même relevait d’une aventure sentimentale avec l’universel Andronic Comnène et se laissait mourir de langueur. Les quelques excès dus à un mariage avec une trop jeune personne joints à la douleur de voir celle-ci se dessécher pour un autre menaient tout doucement le chef régulier des armées au tombeau. Mais mener l’ost au combat, Baudouin savait faire cela depuis l’âge de quatorze ans. Il n’hésita pas, rassembla tout ce qu’il put trouver de chevaliers – entre deux et trois cents ! –, alla au Saint-Sépulcre prendre la Vraie Croix qu’allait porter Aubert, évêque de Bethléem, invoqua l’aide de Dieu, fit allumer un bûcher sur la tour de David, sauta à cheval au milieu des lamentations des femmes, et prit avec sa petite troupe le chemin de la côte puisque, selon les nouvelles, Saladin choisissait d’arriver par là.