— Marietta le soigne mieux qu’une mère et moi je suis là aussi. Nous l’aimons tous les deux. J’admets qu’il en a besoin, car nous n’avons plus de cette huile et de ces graines qui retardaient le mal. La caravane n’est jamais arrivée et celle envoyée par Guillaume de Tyr pas encore revenue. Vous voyez, je vous dis tout.

— Si c’est votre manière de chercher à la décourager, fit Isabelle acerbe, ce n’est pas la bonne !

En effet, Ariane se redressait, visiblement prête à livrer bataille :

— Alors il faut que j’y aille ! Nous autres gens d’Arménie avons nos remèdes appris dans nos montagnes. Il en est que l’on pourrait essayer…

— Non, coupa Thibaut, pensant que la discussion avait assez duré et qu’il fallait y mettre fin. Non, vous ne le soignerez pas parce qu’il ne l’acceptera pas. Surtout de vous ! Je vous ai dit qu’il cachait son visage sous un voile : pensez-vous qu’il vous permettrait de le soulever ? Seule la main divine du Christ pourrait tout effacer et vous n’êtes pas le Christ. Vous ne pouvez rien, sinon aggraver sa souffrance !

— Devez-vous vraiment être aussi brutal ? s’insurgea la princesse. Ayez au moins un peu de pitié !

— J’en ai, mais pas pour elle ! Votre frère, madame, a l’âme trop haute pour accepter compassion ou attendrissements alors qu’il rassemble ses forces pour poursuivre sa mission royale. Et savez-vous pourquoi il les accepterait moins de cette jeune fille que de quiconque ?

— Pourquoi ?

— Parce qu’il l’aime ! Aussi, Ariane, resterez-vous là où il vous a mise, ajouta-t-il en revenant à la jeune fille qui l’écoutait, muette. Vous lui obéirez parce que c’est sa volonté ! Et que moi, Thibaut de Courtenay, je ne vous aiderai jamais à la transgresser !

— Même si c’est moi qui vous en prie ? murmura Isabelle.

Il venait de saluer, il allait s’éloigner. La phrase l’atteignit comme une flèche. Il s’arrêta, puis revint mettre genou en terre devant elle, se pencha, prit l’ourlet de sa robe de samit vert raidie par le lacis serré de ses broderies d’or dessinant des fleurs dont le cœur était fait de pierres fines, et le porta à ses lèvres :

— Je suis à jamais votre chevalier, gracieuse dame, et vos désirs me sont aussi sacrés que la loi divine… sauf s’il leur arrive de contrarier les ordres de mon seigneur et roi. Là où il en est, il ne se soucie plus que de la gloire de Dieu et de la sauvegarde du royaume. Il a besoin, pour cette tâche, de toutes les forces qui lui restent : ne l’en privez pas !

Un instant, la petite princesse contempla le jeune homme quasi prosterné à ses pieds. S’il l’avait regardée, il eût vu des larmes glisser sur sa joue. Enfin, elle étendit sa main pour lui toucher l’épaule et l’y appuya :

— À Dieu ne plaise, mon ami, que je veuille ajouter à ses tourments. Dites-lui qu’il sera obéi, mais qu’il n’oublie pas que je suis sa sœur tendre et fidèle… et que je garde auprès de moi un cœur qui est tout à lui !

— Et votre cœur à vous, madame, saurez-vous me le garder par-delà le temps ? Il se peut que de nombreux jours s’écoulent avant que j’aie le bonheur de vous revoir.

— Je ne reprends jamais ce que je donne, Thibaut ! Et je saurai patienter… Vous aussi, j’espère ?

Sans attendre la réponse, elle se pencha vers lui, lui posa un baiser sur les lèvres, puis, saisissant la main d’une Ariane enfermée dans son rêve intérieur, elle s’enfuit en courant vers les portiques du palais. Alors il se releva :

— À jamais, Isabelle ! cria-t-il dans le vent. À jamais je suis à vous !

Quelques jours plus tard, le mariage de Marie Comnène et de Balian d’Ibelin dûment béni et consommé, Thibaut de Courtenay quittait Naplouse peu après l’ouverture des portes, au moment où le soleil accrochait ses premiers rayons à la cime du mont Garizim. La ville samaritaine avait retrouvé son calme : Philippe d’Alsace et ses gens en étaient partis peu après l’arrivée du « fiancé » se dirigeant vers le nord…

5

Le roi-chevalier et la gloire

L’un des chevaux de son escorte s’étant déferré, Thibaut s’arrêta au bourg de Belin pour remédier à cet accident. Tandis que ses hommes s’en occupaient, le bâtard s’approcha d’une fontaine qui se trouvait en une belle place abritée par deux sycomores… Il y avait là un homme qui, assis sur une pierre, mangeait un quignon de pain auquel il ajoutait de minces tranches d’un gros oignon roux coupées contre son pouce à l’aide d’un couteau presque aussi long qu’un glaive romain. Il faisait preuve d’une grande dextérité à cet exercice, après quoi il mastiquait lentement, en homme qui sait la valeur de la nourriture. Thibaut s’approcha de lui, aussi fasciné par l’aspect du personnage que par sa façon de manger. Il faut dire qu’il était pittoresque. À cause de l’abondance de cheveux et de barbe fauves dont s’ornait un visage d’où sortait un nez qu’un coup de soleil faisait peler, à cause aussi de l’épaisseur de ses larges mains, on aurait pu le prendre pour un paysan. Il en avait l’attitude patiente, légèrement bovine, et s’il n’avait porté haubert et capuche de mailles, s’il n’y avait eu, accroché à l’arbre dont un vigoureux cheval occupait l’ombre, un long écu en forme d’amande sur lequel trois énormes trèfles de sinople(13) s’épanouissaient sur un champ d’azur, la balance de Thibaut eût penché de ce côté. Restait à savoir d’où venait ce chevalier solitaire et où il allait, car le jeune homme ne se souvenait pas de l’avoir jamais vu.

Il le salua courtoisement en s’excusant d’interrompre son repas, mais dans l’intention de lui rendre un service quelconque, et comme l’œil céruléen du personnage le fixait d’un air interrogateur, il se présenta :

— J’ai nom Thibaut de Courtenay et le grand honneur d’être l’écuyer de notre sire Baudouin, quatrième du nom, par la grâce de Dieu roi de Jérusalem.

— Le lépreux ?

— Oui, le lépreux, mais de cœur plus noble et plus vaillant que bien des gens en bonne santé ! riposta Thibaut qui sentait déjà la moutarde lui monter au nez.

Ce dont l’autre ne s’émut pas.

— Ce que j’en disais, ce n’était pas dénigrement mais pour qu’il n’y ait pas d’erreur, fit-il en chassant les miettes attachées à sa barbe avant de déplier une carcasse en face de laquelle Thibaut eut l’impression de rétrécir. Je suis Adam Pellicorne, seigneur de Dury en Vermandois, déclara-t-il.

— En Vermandois ? Vous êtes des gens du comte de Flandre alors ?

— J’étais !

— Vous étiez ? Comment l’entendez-vous ?

— J’entends que je ne le suis plus parce que je ne veux plus l’être.

— En vérité ? Et le serment féodal, alors ?

— Ce n’est pas devant lui que j’ai prêté serment mais devant monseigneur Rodolphe, comte de Vermandois, son beau-père qui n’est pas là… et surtout devant Dieu ! C’est au service du Christ-Roi que je suis venu mettre ma lance et mon épée, pas à celui de je ne sais quel comte de Tripoli ou prince d’Antioche désireux de récupérer les terres que lui ont reprises les Sarrasins !

Et d’expliquer que l’avant-veille, Philippe d’Alsace était parti pour le château de Tibériade, fief de la comtesse de Tripoli, où il était attendu. Et cela avec tout son monde auquel venaient de se joindre nombre de barons et hommes d’armes du royaume, ainsi qu’une centaine de Templiers et davantage encore d’Hospitaliers – ceux-ci proches du comte de Tripoli qui utilisait volontiers leur puissante forteresse de Kalaat el-Hosn (le Krak des Chevaliers) comme base de départ pour ses expéditions. Le prince d’Antioche, Bohémond III, devait les accompagner afin que tout ce monde lui reconquière Harenc, fief de sa femme. Raymond de Tripoli, lui, souhaitait reprendre le contrôle de la vallée de l’Oronte tout entière.

— Et moi, conclut le chevalier Pellicorne, je suis venu ici pour prier au Saint Tombeau, me faire pardonner mes péchés, recueillir des grâces et veiller à la défense de la Cité sainte ainsi que du royaume franc. Alors je retourne à Jérusalem !

Mais Thibaut n’écoutait plus, occupé qu’il était à peser l’incroyable information que le géant venait de lâcher en toute innocence. Il n’était pas possible que tous ces gens représentant une bonne partie des troupes dont disposait le roi en temps de paix et plus encore en temps de guerre soient partis courir les aventures en Syrie pour le profit personnel de hauts seigneurs, dont l’un, surtout, semblait avoir oublié qu’il avait été régent du royaume il n’y avait pas si longtemps. Baudouin ne pouvait pas leur avoir accordé cette permission suicidaire… ou alors c’est qu’il était mourant !

Cette idée le suffoqua, mais sa réaction fut immédiate :

— Vous voulez servir le royaume ? Alors vous me suivez et vite ! Nous n’avons pas de temps à perdre !

— Où allons-nous ?

— Chez le roi ! Quelque chose me dit qu’il a besoin d’aide.

Et il courut rejoindre son escorte en criant « À cheval ! » à s’en faire éclater les poumons. Le chemin restant entre Belin et Jérusalem – une lieue et demie environ – fut parcouru à un train d’enfer. Sans demander plus d’explications, Adam Pellicorne suivit : c’était un homme plutôt lent, mais il aimait ceux qui savaient prendre des décisions rapides et ce garçon lui plaisait.

Arrivé en vue des remparts, Thibaut respira mieux : la ville semblait paisible. Aucun signe de deuil ne s’y montrait et, sur la tour de David, la bannière royale flottait doucement au vent d’automne. Donc Baudouin était toujours vivant. Même tranquillité dans le dédale des rues où aucun portail d’église ou de couvent n’était ouvert sur la clameur des grandes prières publiques rituelles lorsqu’un souverain ; entrait en agonie. Un peu partout chacun vaquait à ses occupations.