Cependant les Byzantins commençaient à perdre patience. Le contingent de Flandre les intéressait, les derniers ordres de l’empereur étant de ne point contraindre le roi de Jérusalem à se dépouiller de ses propres forces pour les accompagner. Andronic l’Ange et Jean Doukas lui montrèrent la bulle d’or de l’empereur afin d’accréditer leurs pouvoirs. L’imprévisible Philippe trouva alors une autre échappatoire : il ne voulait pas que lui et ses troupes fussent exposés à « mourir de faim ». Il était personnellement habitué à n’emmener ses hommes que là où régnait l’abondance : « ils ne pourraient pas supporter les privations ». En revanche il aiderait volontiers à servir la cause du Christ dans un endroit moins dangereux…

La suite était plus que prévisible : à l’unanimité on l’accusa de lâcheté, ce qui le mit fort en colère – et avec quelque raison car ce bruit venu de Terre Sainte risquait de le mettre au ban de la Chrétienté. Il décida alors d’accomplir les rites du pèlerinage, après quoi il réfléchirait au lieu où il pourrait étaler sa bravoure.

Cette comédie n’avait duré que quinze jours mais Baudouin en avait tant souffert qu’il lui avait fallu s’aliter de nouveau. Les envoyés de Byzance, pleins de compassion et d’admiration pour son courage, proposèrent de repousser l’expédition d’Egypte de quelques mois. En même temps ils apprirent au roi que le comte de Flandre venait de quitter Jérusalem pour Naplouse, ce qui les inquiétait fort. Aussitôt Baudouin convoqua Guillaume de Tyr :

— Que va-t-il faire là-bas ? N’ayant pu mettre la main sur ma sœur Sibylle, compte-t-il prendre ma sœur Isabelle en otage ? Pour la marier selon son idée et se rapprocher ainsi de l’empereur ?

— C’est fort probable. Tel que nous le connaissons maintenant, nous pouvons nous attendre à tout.

— Votre conseil, mon ami !

Les yeux bruns du Chancelier pétillèrent de malice :

— Il est court, sire, et tient en un seul mot : Ibelin !

— Que j’autorise la reine Marie à épouser Balian ? C’est cela ?

— Parfaitement, et je pense qu’il faut faire vite et envoyer dans l’heure votre assentiment au mariage. Dois-je appeler votre secrétaire ? Si vous en êtes d’accord, bien sûr.

— Quelle question ! C’est la meilleure des idées… Le douaire va se changer en dot et Balian saura la défendre contre tout venant. Je vais envoyer…

— Avec votre permission, sire, envoyez donc Balian lui-même avec ceux de sa mesnie. C’est encore lui qui ira le plus vite, car l’aiguillon de l’amour est le plus fort qui soit.

— Tu l’accompagneras, Thibaut ! fit le roi en se retournant vers son écuyer. Avec ma bannière et mes armes, afin que tous sachent que ce mariage est ma volonté. Va te préparer ! Je te remettrai ensuite un présent pour la fiancée ! Fais célébrer le mariage aussitôt !

Le jeune homme ne se le fit pas dire deux fois et, une heure plus tard, en effet, il chevauchait à côté d’un Balian d’Ibelin rayonnant de bonheur et d’orgueil. Il était heureux lui aussi à la pensée de revoir Isabelle dont, depuis un an, il n’avait eu aucune nouvelle. Il donnait aussi une pensée à Ariane en se demandant toutefois si elle était toujours auprès de sa princesse. Longtemps il avait redouté un coup de tête suscité par le si grand amour qu’elle portait à Baudouin. Elle avait tant espéré vivre dans son ombre, ne plus le quitter jamais, que le séjour de Naplouse devait ressembler pour elle à un cruel exil… En tout cas il n’y avait guère apparence qu’elle fût revenue à Jérusalem où Thibaut s’était renseigné sur ce qui se passait chez son père. Toros était à présent l’heureux époux d’une toute jeune femme qu’il couvrait de bijoux, et semblait avoir oublié jusqu’au nom de sa fille.

L’écuyer du roi fut vite rassuré : lorsque à la suite de Balian il fut admis dans la salle d’honneur où la reine douairière siégeait au milieu de toute sa maison, il vit Ariane au premier rang des femmes groupées auprès du petit trône d’argent et d’émaux où avait pris place Marie Comnène. Isabelle, pour sa part, se tenait assise sur un carreau de velours aux pieds de sa mère, mais leurs sourires se rejoignirent et il en éprouva une joie extravagante qu’il dut réprimer afin de ne pas troubler la solennité de l’instant… Un profond silence régnait, en effet, tandis que Marie lisait la lettre de son beau-fils.

Quand elle eut fini, elle se leva, toute droite dans sa robe violette ocellée de perles, vint jusqu’à Balian qui avait mis genou en terre et lui tendit ses deux mains avec un radieux sourire :

— Voici mes mains, sire Balian, et ma foi et mon cœur ! Notre roi bien-aimé a bien voulu non seulement autoriser, mais ordonner nos épousailles. Désormais vous serez seigneur en ces lieux !

Il se releva, la baisa sur la bouche, puis tous deux se dirigèrent vers la chapelle afin de remercier Dieu du bonheur qui leur était accordé et prier pour celui qui en était le royal artisan. Les préparatifs de la cérémonie nuptiale commenceraient aussitôt après, en ville aussi bien qu’au palais, car l’annonce de l’événement allait être faite aux carrefours afin que chacun y prenne part. Tout Naplouse s’y emploierait de bon cœur, car c’était belle joie pour tous que la princesse grecque, dame de ces lieux, consolide ses liens avec le royaume en épousant l’un de ses plus hauts et plus vaillants barons.

Seul Philippe d’Alsace ne se réjouit pas. Il avait espéré amener Marie à épouser l’un des siens afin de nouer avec Byzance des liens extérieurs à ceux tissés jadis avec le royaume franc. Quant à la jeune Isabelle, sa mère, lors d’une entrevue assez raide qu’il avait eue avec elle, lui avait déclaré que sa fille venait d’être promise au jeune Alexis, fils du Basileus. Ce qui était un mensonge éhonté, dont elle n’eut guère de peine à obtenir l’absolution, mais c’était la seule issue qui lui était venue à l’esprit.

Aussi quand le dernier messager de Flandre à Jérusalem, Robert de Béthune, revint lui annoncer que Doukas et l’Ange étaient prêts à modifier leurs plans et à attendre son bon vouloir pour peu qu’il s’engageât par serment à les accompagner en Égypte ou, s’il était empêché par la maladie, à laisser partir ses hommes, répondit-il avec fureur par un refus aussi obstiné que définitif. Il irait guerroyer contre l’Islam avec qui lui conviendrait et quand il lui plairait !


Cependant, dans les jardins du palais, Thibaut retrouvait Isabelle près de ces mêmes cyprès qui avaient été témoins de leur engagement. Elle avait grandi et elle était plus ravissante encore qu’au soir du baiser donné. La nature semblait décidée à lui épargner les angles et les gaucheries de l’adolescence : ce qui aurait dû être aigu se traduisait chez elle en fragile délicatesse, mais le discours qu’elle lui tint n’avait rien de fragile :

— Eh bien, messire Thibaut, que devient votre promesse de nous faire regagner Jérusalem ? Voilà que vous vous mêlez de marier ma mère au seigneur d’Ibelin et qu’apparemment il est venu ici pour y rester ?

— Je n’ai rien promis de tel, il me semble ? protesta le jeune homme outré de tant de mauvaise foi. J’ai dit seulement que je serais infiniment heureux de vous revoir auprès de votre frère. Quant à marier la reine, je ne suis dans cette affaire que le témoin du roi ! Il se peut d’ailleurs que vous ne restiez pas ici. Vous irez peut-être à Ibelin.

— Je ne sais même pas où cela se trouve. Un trou perdu sans doute ? Et qui pourrait me faire regretter Naplouse.

Puis, se calmant et changeant de ton, elle demanda :

— Comment va-t-il ?

— Qui, madame ?

— Ne faites pas l’âne ! Mon cher Baudouin, bien sûr.

Son inquiétude faisait trembler sa voix. Ses beaux yeux imploraient une réponse réconfortante, mais Thibaut détourna son regard :

— Pas bien ! Le mal qu’il a pris en Ascalon du défunt marquis de Montferrat a manqué le tuer, mais n’a pas tué la lèpre dont il souffre plus que jamais. Son visage est attaqué, comme ses mains et ses pieds, et il le cache désormais sous un voile blanc.

— Oh, mon Dieu !

Au cri de douleur d’Isabelle, un autre fit écho, suivi de sanglots plus déchirants encore… Ils venaient de derrière un buisson que Thibaut franchit, suivi de la princesse. Ariane était là, à genoux sur le sable de l’allée et quasi prosternée, son visage caché dans ses mains crispées, image vivante et pitoyable du désespoir. Aussitôt Isabelle se laissa tomber près d’elle et la prit dans ses bras pour la bercer, mais releva son menton pour regarder Thibaut :

— Elle était là, Bonne Mère de Jésus ! Vous n’imaginez pas, Thibaut, combien elle l’aime !

— Je le sais, madame… mieux encore que vous, peut-être, mais je ne regrette pas qu’elle sache dès à présent à quoi s’en tenir. De toute façon, il me fallait le lui dire et, au moins, à cette heure vous êtes là pour adoucir le coup. Non, je ne regrette pas qu’elle ait entendu.

Un long moment, tous deux restèrent muets. Isabelle caressait doucement les cheveux d’Ariane dont le chapel rouge et le voile avaient glissé. Elle pleurait, elle aussi, et Thibaut les regardait, navré. Isabelle dit enfin :

— Je l’aime beaucoup, vous savez ? Pas au début, parce que je la croyais votre douce amie en dépit de ce…

— De ce que je vous ai avoué… et de cet anneau que je porte toujours au cou ? Oh, Isabelle !

— Je pensais qu’elle l’avait été et que par chevalerie vous vouliez la protéger, mais une nuit je l’ai entendue pleurer et elle m’a tout dit. Aussi m’est-elle devenue chère, comme une sœur puisque son être entier est à mon frère.

La voix d’Ariane se fit alors entendre, suppliante et désolée :

— Ramenez-moi auprès de lui, messire ! S’il souffre à ce point, il a plus que jamais besoin de se savoir aimé…