— Pourquoi un prince ? fit Guillaume de Tyr entré selon son habitude sans se faire annoncer. La naissance est proche et, si le bébé est viable, point n’est besoin de faire venir quelque fils ou neveu de roi qui pourrait être tenté de travailler pour son propre compte. Un haut seigneur de chez nous, vaillant, intelligent et fidèle devrait suffire à la tâche.

— À qui pensez-vous ?

— À Baudouin de Ramla, le plus aîné des Ibelin. Il se dessèche d’amour pour la princesse dont le mariage l’a réduit au désespoir, mais il possède de grandes qualités et c’est votre féal sans discussion possible.

— Pourquoi pas ? Si ma sœur l’agrée…

— Il était loin de lui déplaire avant l’arrivée de Montferrat.

— C’est peut-être la solution… bien que nous ignorions s’il possède l’envergure nécessaire. Mais, si le temps me prenait de vitesse, vous pourriez recourir à un régent comme durant ma minorité. Mon cousin Raymond s’est admirablement acquitté de cette tâche et il est encore jeune… Et comme il semble incapable de procréer, il ne pourrait espérer implanter une dynastie aux lieu et place de la nôtre…

— Cela n’empêche pas l’ambition. En outre, vous savez bien que l’assemblée des barons ne l’accepterait pas ! De toute façon, ajouta le Chancelier avec douceur, nous avons grandement loisir de peser le pour et le contre. Comment vous sentez-vous, sire ?

— Très las mais, après tout, je suis encore convalescent. Un peu de repos devrait me rétablir tout à fait. À présent, parlons de ce qui vient de se passer ici. Les Byzantins ?

— Viendront vous saluer dès que vous le leur permettrez.

— Demain ! Ou plutôt après-demain. Ils attendront bien vingt-quatre heures de plus. J’ai une autre affaire à régler : ce mariage conclu sans l’autorisation royale. Thibaut, ajouta-t-il en se tournant vers son écuyer, va me chercher messire Renaud !

— Ne bougez pas, Thibaut, intervint Guillaume. Il n’est plus là !

— Plus là ? tonna Baudouin à qui la colère rendait des forces. Cela ressemble à de la désertion, une vilenie dont je le croyais incapable. Et qui commande ici ?

— Balian d’Ibelin. Entre parenthèses, il s’en tire à merveille car, s’il est plus froid, il est tout aussi vaillant que Renaud. Quant à celui-ci, il est venu me voir avant son départ pour le pays de Moab avec son épouse, c’est-à-dire il y a huit jours…

— Il a osé ? Vous ne l’avez pas fait jeter en prison sur-le-champ ?

— Non, sire, et je crois que vous allez comprendre. L’arrivée de la flotte byzantine lui a donné à penser. Si l’expédition prévue prend la mer en direction de l’Egypte, Saladin peut en conclure que les immenses terres d’Outre-Jourdain seront sans défenseur et, tout en repoussant vos assauts, envoyer des troupes par la mer Rouge faire main basse sur ce grand fief qui est au sud, la clef du royaume. Il mérite une punition, sans doute, mais…

— Son raisonnement n’est pas si bête ! Et puis, n’est-ce pas, personne ici ne croyait me revoir vivant ? Oublions cela ! D’autres nouvelles ?

— Oui, sire, et non des moindres : le comte de Flandre Philippe d’Alsace vient d’arriver à Césarée avec un important contingent. J’avoue que cela me comble de joie : je ne cesse d’écrire à l’Europe entière pour que rois et princes se soucient de la Terre Sainte, nous envoient des troupes, et…

— Par le Dieu Tout-Puissant que ne le disiez-vous plus tôt ? C’est la meilleure des nouvelles ! Voilà le salut qui nous arrive du ciel et la réponse à mes prières. Le comte de Flandre n’est pas roi, mais c’est l’un des hauts seigneurs de la Chrétienté et il est notre cousin très proche par le sang, mais aussi par l’amour pour la Terre Sainte puisque son père, le grand comte Thierry, est venu prier et guerroyer ici à quatre reprises. En outre, il a épousé Sibylle d’Anjou, fille de mon grand-père Foulque et de sa première femme Aremburge du Maine. Si Philippe est aussi vaillant que lui, le chef qui mènera les Francs en Égypte sur les vaisseaux de Byzance est tout trouvé ! Et moi, pendant ce temps, je préparerai si belle défense que lorsque Saladin, chassé de sa grasse Égypte, viendra regrouper ses forces de Syrie dans l’espoir de nous prendre à revers, tout sera prêt pour le recevoir ! Mon père avait raison : tant que le sultan tiendra l’Egypte, il n’y aura pas de paix durable possible pour le royaume !

La joie qui rayonnait sur le visage déjà si cruellement abîmé serra le cœur des deux hommes qui écoutaient, mais en son âme le Chancelier archevêque remercia Dieu : la foi en la grandeur de sa couronne habitait toujours Baudouin. En dépit du calvaire devenu soudain si rude, il restait le roi avec son poids d’espérance et ses grands desseins. Il avait compris que Saladin ne resterait pas toujours tapi dans son palais du Caire, trêve ou pas, et que la seule façon d’éviter qu’il n’étende à nouveau sa griffe vers le royaume de Jérusalem était de l’obliger à se défendre. Mais quitter son poste de vigilant gardien du royaume ne se pouvait. L’arrivée de Philippe d’Alsace le libérait même si, au fond de lui-même, il regretterait qu’un autre s’en allât cueillir les lauriers de la victoire.

Guillaume de Tyr qui lisait dans la pensée de son ancien élève ne put s’empêcher de sourire :

— Ne rêvez pas trop, sire ! Votre héros est marié depuis dix-huit ans à Isabelle de Vermandois.

— Je ne pensais pas à cela. De toute façon, une veuve ne saurait se remarier avant une année révolue et le pèlerinage de notre cousin ne durera peut-être pas si longtemps. Que cela ne nous empêche pas de remercier Dieu de nous l’avoir envoyé !

Baudouin ne tarda pas à s’apercevoir qu’il s’était un peu hâté de rendre grâces. Non que le comte de Flandre fût déplaisant à première vue. Ce grand féodal à la solide quarantaine, ami des lettres et des poètes, était précédé d’une réputation d’excellent administrateur. Il savait aussi faire œuvre de pionnier, ayant fait exécuter chez lui d’importants travaux, comme l’assèchement des immenses marais de l’Aa entre Watten et Bourbourg, et veillé à l’embellissement de plusieurs cités comme Cambrai et Lille. Aussi pouvait-on se demander pour quelle raison il avait quitté ses riches terres, emmenant un important contingent pour ce long et pénible voyage en forme de pèlerinage. Peut-être pour suivre l’exemple de son père, le comte Thierry, venu quatre fois avec tant de piété que le Patriarche d’alors lui avait remis une sainte ampoule contenant quelques gouttes du sang du Christ recueilli sur le Calvaire par Joseph d’Arimathie et qui, rapportée à Bruges, était devenue le centre de toute dévotion(12). Etait-ce pour obtenir du ciel l’héritier que, depuis dix-huit ans, son épouse Isabelle de Vermandois n’avait pas réussi à lui donner ? En observateur sagace de l’humanité, Guillaume n’y croyait guère. Le visage avenant du comte, ses grandes manières et son teint fleuri de bon vivant n’interdisaient pas qu’il y eût à se méfier de son œil gris-bleu froid comme la pierre et de sa mâchoire carnassière… Mais Baudouin était trop jeune pour s’arrêter à ces détails. L’accueil qu’il réserva à son cousin en présence de tous les barons et des envoyés de Byzance fut fastueux, mais aussi chaleureux. Avec l’enthousiasme de son âge il ne lui cacha pas qu’il voyait en lui l’homme providentiel grâce à qui, de compte à demi avec l’empereur, les visées expansionnistes de Saladin pourraient être détruites et le royaume franc capable de reprendre les terres déjà reconquises comme les comtés d’Edesse et de Turbessel. En outre, au cas où la mort le prendrait plus tôt que prévu, Philippe d’Alsace ne serait-il pas le meilleur régent possible, étant donné ses grandes qualités ?

Hélas, cette offre née d’un si grand oubli de soi et d’un tel souci du bien du royaume ne trouva pas chez le comte l’écho espéré. En face de ce visage voilé et couronné d’or qui lui rappelait sans doute un souvenir désagréable – son beau-frère Raoul II de Vermandois n’avait-il pas succombé à la lèpre douze ans plus tôt ? –, il opposa un refus, non seulement fort peu chrétien mais presque insultant : il n’était pas venu pour s’engager à quoi que ce soit ni rester plus longtemps que prévu. Quant à la régence, le roi pouvait bien en investir qui lui chantait.

Avec une patience infinie Baudouin ne riposta pas comme l’aurait mérité l’insolent, mais chargea les barons – peu satisfaits du personnage – de le convaincre de mettre au moins son épée au service de la Croix en allant combattre et réduire Saladin, son plus grand ennemi, la régence en cas de mort subite pouvant être confiée en son absence à un homme de guerre solide comme Renaud de Châtillon.

Le résultat fut encore plus désastreux. Philippe commença par leur dire qu’il ne voulait pas entendre parler du seigneur de Krak – lequel, survenu à toute allure pour la circonstance, faillit bien l’étrangler en réclamant raison de cette bonne parole ! Quant à l’Egypte, s’il y allait ce serait pour en devenir lui-même le roi. En outre, au cours de la conversation, le comte de Flandre eut le front de déclarer qu’en ce qui concernait l’avenir du royaume, il ne voyait pas pourquoi les deux sœurs du roi ne seraient pas données en mariage au fils d’un de ses vassaux, Robert de Béthune, un petit seigneur d’Artois qu’il avait emmené dans son voyage.

« En entendant ces paroles, écrivit plus tard Guillaume de Tyr, nous découvrîmes avec stupeur la perversité de cet homme et ses projets déloyaux. Lui qui avait été accueilli par le roi avec une infinie bienveillance oubliait sa qualité d’hôte, méprisait les lois de la succession et nouait des intrigues pour le détrôner. »

Baudouin, alors, lui écrivit une lettre fort sèche qui le rappelait au souci des convenances : une princesse ne pouvait se remarier avant un an et Guillaume de Montferrat n’était mort que depuis trois mois. En outre, une fille de roi et nièce d’empereur – cela pour Isabelle – ne pouvait se donner à n’importe qui. Comprenant qu’il était allé trop loin, Philippe demanda qu’on lui laisse le soin de choisir quelqu’un de tout à fait digne, mais sans donner de nom. Ce que roi et barons refusèrent en bloc.