— Bientôt, dit-il – et sa voix était calme et unie comme l’eau d’un lac –, je n’aurai plus de visage acceptable. Mieux vaut que je n’en aie plus du tout pour personne. Sauf Marietta ! Je ne suis pas sûr que ma mère le supporterait, elle pour qui la beauté est la seule raison d’être !

— Mais moi je ne suis pas elle ! Mais moi je vous vénère et je vous aime, cria Thibaut soudain hors de lui. Votre visage ne m’effraie pas.

— Pas encore parce que tu y es habitué, mais cela viendra.

— Jamais ! Imaginez qu’au cours d’une bataille ma figure soit détruite : me rejetteriez-vous ?

— Tu sais bien que non.

— Alors pourquoi voulez-vous me rejeter maintenant ? Car c’est à quoi cela revient si vous ne voulez plus me montrer votre visage. Comment vous soigner ? Comment vous servir en ce cas ? Aurais-je démérité ?

— Ne pose pas de questions stupides ! Tu viens de te battre durant des jours pour sauver ma misérable vie. Je t’en remercie au nom de mon royaume… comme je te remercie aussi, Joad ben Ezra, ajouta-t-il en se tournant vers le médecin qui l’observait, bras croisés sur la poitrine, en triturant un bout de sa barbe. Je saurai te payer de ta peine.

— Si vous continuez d’accepter mes soins, je serai payé au centuple. Oh, je ne suis pas indifférent aux biens terrestres, mais, sire, je suis médecin avant tout et vous représentez le cas le plus fascinant de toute ma carrière, répondit-il avec dans les yeux une étincelle malicieuse. Et à moi non plus vous ne cacherez pas votre visage parce que je veux combattre le mal pied à pied, et si le Très-Haut le veut…

Baudouin garda le silence un instant, appréciant à leur valeur ces dévouements dont il n’aurait sans doute jamais douté sans le choc émotionnel ressenti en découvrant dans le miroir que son visage avait commencé sa destruction. Peut-être qu’au fond de lui-même il n’y avait jamais cru et sa décision de porter désormais un voile venait certainement du besoin de cacher les traces de son désespoir plus encore que les ravages de la lèpre.

— Merci ! dit-il enfin, et il se dirigea vers l’escalier.

Quand il parut dans la cour sous les rayons du soleil une sorte de frisson passa sur ces hommes en armes qui l’attendaient rangés autour du chariot tendu de noir où reposait le corps du défunt. La vue du léger tissu, immaculé et ondoyant, qu’encadrait l’acier du casque couronné d’or et qui changeait le visage en une brume neigeuse les frappa de plein fouet. Certains se signèrent, comprenant ce que cela signifiait. Sans se soucier de la douleur soudaine qu’il ressentit à la hanche, Baudouin enfourcha Sultan qu’il fit volter, cabrer même, puis il le calma en flattant son encolure soyeuse. Sa voix s’éleva, sonore et grave, tandis qu’il tirait son épée et la brandissait :

— Je suis toujours votre roi ! clama-t-il. Et même si vous ne voyez plus mes traits, sachez que, tant qu’il me restera un peu de forces, je continuerai à vous mener au combat, à défendre cette couronne que je tiens de mes pères et surtout notre sainte terre où coula le sang du Christ. Et, avec votre aide, nous triompherons encore de l’infidèle !

Un tonnerre d’acclamations lui répondit tandis que dansaient bannières et pennons. Poussant son cheval, Baudouin prit la tête du cortège pour traverser la ville et rejoindre la route de Jérusalem. Il avait gardé son épée à la main et les rayons du soleil frappant à la fois la lame étincelante et les feuilles d’or de la couronne l’environnaient d’une si grande lumière que les bonnes gens, croyant voir saint Georges en personne, s’agenouillaient dans la poussière sur son passage. Lui ne les voyait pas. Son regard s’attachait à la scintillante croix dorée plantée sur le dôme de Sainte-Marie-la-Verte et que l’astre du matin nimbait de gloire. Il sentit alors, avec une certitude aveuglante, qu’il était toujours le maillon entre cette foule craintive et le ciel étincelant, et qu’il fallait que ce lien tienne jusqu’à la limite extrême. Peut-être était-il la victime expiatoire nécessaire au salut de ce peuple, fragile comme il l’était lui-même devant les tentations du siècle, mais, de cet instant, il accepta…

Soudain, comme il franchissait les portes de la ville, il entendit une femme qui disait :

— Est-ce vraiment lui ou déjà son fantôme ? Il me fait peur…

Et un homme qui répondait :

— S’il pouvait faire aussi peur aux Sarrasins, ce serait bonne chose…

Chevauchant à la croupe de Sultan, Thibaut aussi avait entendu et il en éprouva une espèce de soulagement, presque de la joie. C’était peut-être la réponse à l’angoisse qui lui serrait le ventre depuis que le visage de son roi avait disparu sous la blanche mousseline. Le brumeux tissu pouvait le faire entrer vivant dans la légende, celle qui naît d’un mystère. Au lieu d’être un repoussoir, le royal chevalier au voile blanc allait attirer tous ces gens épris de merveilleux ou les frapper de terreur. De toute façon Baudouin en tirerait une force nouvelle… Tout au long des dix-huit lieues séparant Ascalon de Jérusalem, parcourues au rythme lent imposé par le char funèbre et la litière transportant la jeune veuve, le même phénomène se reproduisit : tous s’agenouillaient au passage de ce mort mené par un chevalier sans visage aux armes fulgurantes, donnant à penser que c’était peut-être là non plus le roi mesel, mais quelque archange descendu du ciel.

Aux portes de la Ville sainte apparut la Vraie Croix(11), le plus haut symbole du royaume dont le bois fragilisé par le temps s’habillait d’or et de pierres précieuses, entourée par les Chevaliers du Temple, comme aux jours de bataille, et devant laquelle se détachait la lourde silhouette du Grand Maître Odon de Saint-Amand, dont Guillaume de Tyr qui le détestait disait qu’il soufflait la fureur par les narines, ne craignant ni Dieu ni les hommes. Vinrent aussi frère Joubert et ses Chevaliers de l’Hôpital Saint-Jean de Jérusalem, dont les robes noires frappées d’une croix blanche contrastaient si fort avec celles, blanches à croix rouge, des Templiers, leurs rivaux. Ceux-là venaient prendre livraison du mort car, n’étant pas roi, Guillaume de Montferrat ne pouvait gagner sur le Calvaire la sépulture royale. Celle-ci lui serait donnée dans la chapelle de l’Hôpital. Vinrent ensuite le Patriarche et aussi le Chancelier, mais c’était à la rencontre du roi, non à celle de son beau-frère.

À la vue de Baudouin IV, immobile et droit sur sa selle, la surprise se peignit sur tous ces visages, mais celui de Guillaume de Tyr refléta la douleur car il avait compris quelle souffrance se cacherait désormais sous le masque de voile blanc.

La mère aussi comprit quand, aux marches du palais, elle vint saluer son fils et recevoir sa fille au corps déformé par l’enfant à naître. Sibylle portait elle-même un voile mais celui-là, bleu comme le ciel, l’enveloppait tout entière et dissimulait une espérance. En voyant Baudouin, de lourdes larmes glissèrent en silence sur le beau visage d’Agnès : elle aussi avait longtemps cru qu’un miracle pourrait advenir… Mais cru vraiment ! De toute la foi qui somnolait au fond de son âme pervertie depuis longtemps par la révélation de sa beauté et de ce qu’elle pouvait en tirer de plaisir. Cette terre n’était-elle pas celle où l’impossible se réalisait ? Pourquoi alors les flots du Jourdain qui avaient guéri tant de lépreux étaient-ils impuissants à libérer son fils de l’horreur annoncée ? Elle savait ce que l’on chuchotait au palais comme à la ville : que l’enfant payait pour l’inconduite de sa mère, mais, de tout son orgueil, elle refusait à ces gens de rien le droit de la juger, comme elle se refusait à déverser dans l’oreille d’un prêtre – d’un vrai ! – les beaux péchés de chair qu’elle ne regrettait pas un seul instant. Demander pardon, même à Dieu, lui était impossible !

Pourtant, cet enfant, elle l’aimait et, dans sa douleur en face de ce visage caché, elle trouva l’impulsion d’un geste dont personne ne l’aurait crue capable. Lorsqu’il mit pied à terre, moins vite et avec plus de peine que d’habitude, elle s’élança vers lui, le prit dans ses bras, le serra contre elle et posa ses lèvres sur le visage dont elle souleva le masque de mousseline :

— Mon fils bien-aimé ! Vous êtes vivant et nous devons en remercier le Seigneur Dieu !

Bouleversé par cet instant d’amour pur, il lui rendit son étreinte en rejetant la tête en arrière.

— Ma mère, dit-il avec une infinie douceur, c’est pour l’enfant à naître qu’il faut prier Dieu ! Il aura besoin de votre force plus encore que de sa mère qui n’en a guère ! Veillez sur lui !

Il passa son chemin, une main appuyée à l’épaule de Thibaut. Celui-ci remarqua alors les deux hommes qui s’étaient tenus derrière Agnès et que Baudouin, trop ému sans doute, n’avait pas aperçus. Jocelin de Courtenay et Héraclius suivaient le roi des yeux. Un regard curieusement semblable et qui ne lui plut pas : la même haine brûlait dans leurs prunelles étrécies, une haine incompréhensible à moins qu’elle ne fût née de la déception de voir le roi revenir vivant des portes de la mort. Il pensa qu’il lui faudrait rester sur ses gardes plus que jamais…

En retrouvant celui qu’elle appelait volontiers son petiot, Marietta ne fit aucun commentaire mais, quand il eut enlevé le heaume et le voile, Thibaut vit bien qu’elle pâlissait et, dans le regard qu’elle échangea avec lui, il lut une grande douleur. Baudouin, lui, ne vit rien : il était trop las. La lente chevauchée de deux jours l’avait épuisé bien plus que ne l’eût fait une bataille. Peut-être était-ce parce qu’il mesurait à quel point il était affaibli et que l’avenir du royaume l’angoissait de nouveau. Il l’avoua d’ailleurs sans détour :

— Je ne tiendrai jamais jusqu’à ce que l’enfant soit en âge de régner. Montferrat mort, tout s’écroule. Après moi qui saura gouverner durant la minorité de l’héritier ? Si c’est un garçon ! Et même, c’est chose bien fragile qu’un petit enfant. Il faudrait peut-être que Sibylle accepte de se remarier ? Mais avec quel prince à présent ?