— Ainsi ferai-je ! soupira Baudouin après un instant de réflexion. Voulez-vous qu’à présent nous reprenions notre partie ? ajouta-t-il en désignant d’un geste courtois le siège resté vide de l’autre côté de l’échiquier d’ébène et d’ivoire…
Il est toujours difficile de convaincre un amoureux ; néanmoins Balian aimait son roi et, fort de la parole qu’il lui donnait, accepta d’éviter le Byzantin autant que faire se pouvait, mais il se rapprocha de Thibaut avec lequel, au fil des semaines et des mois, il noua une amitié en dépit de la dizaine d’années qui le séparait du jeune homme. Baudouin en fut heureux. D’abord parce que les Ibelin avaient toujours été proches de lui, ensuite parce qu’il souffrait de l’espèce d’isolement dans lequel, à la cour, on tenait volontiers son écuyer, trop continuellement en contact étroit avec lui pour que l’on ne se demande pas si la terrible maladie n’était pas en train de couver sous le haubert de mailles qu’il portait si souvent ; mais Thibaut tenait à être toujours prêt à recevoir les coups qu’une main criminelle pouvait avoir l’idée de diriger contre son roi.
L’hiver passa, aigre, frileux et inquiétant. Pendant la nuit de Noël une véritable tempête de neige s’abattit sur la Terre Sainte, transformant les dômes et les clochers de Jérusalem en une réduction de paysage montagneux, à la plus grande joie des gamins de la ville pour qui les batailles à coups de boules de neige étaient une distraction de choix parce que trop rare à leur gré. Ceux-là au moins étaient heureux, mais au palais l’inquiétude grandissait : la caravane chargée de rapporter d’Afrique les graines de l’encoba générateur de baume dont le lépreux avait besoin n’était jamais arrivée et, bien que Guillaume de Tyr en eût envoyé une seconde à l’automne pour essayer de savoir ce qu’elle était devenue et au besoin la remplacer, on achevait d’user la dernière fiole. La « reine mère » en était affectée, ce que chacun pouvait comprendre, mais l’humeur noire qu’elle affichait n’était pas due uniquement à un souci tout maternel : son jeune époux ne quittait plus sa ville de Sidon où elle se refusait obstinément à aller vivre comme il le lui demandait et, en outre, elle avait découvert que le bel Héraclius – qui ne mettait jamais les pieds dans son diocèse de Césarée – la trompait, discrètement et épisodiquement sans doute, mais la trompait tout de même avec la sémillante épouse d’un mercier de Naplouse – une ville que, selon Agnès, on aurait dû raser jusqu’aux fondations ! –, qui venait séjourner chez sa sœur à Béthanie quand le marchand se rendait à Acre pour s’approvisionner aux entrepôts du grand port. La belle se nommait Paque de Rivery, elle était d’une foudroyante beauté, sensuelle à souhait et, avec l’inconscience de ses vingt ans elle se plaisait à se parer au-dessus de sa condition et à parader dans Jérusalem dans des atours qui mettaient Agnès hors d’elle et Héraclius plutôt mal à l’aise… Cela donnait lieu à des scènes retentissantes dont se pourléchaient curieux et cancanières, mais qui scandalisaient l’entourage du roi. Celui-ci, pour couper court à tout ce bruit déplaisant, fit signifier au mercier de garder sa femme en sa maison de Naplouse et de s’en faire accompagner lorsqu’il se déplaçait à Acre pour ses affaires. En même temps, le Patriarche Amaury de Nesle fit savoir à Héraclius que la poursuite de cette aventure pouvait avoir les plus graves répercussions sur sa carrière ecclésiastique. Trop rusé pour s’entêter devant une telle coalition, l’ancien moine se le tint pour dit, voua une haine encore plus solide au Patriarche, mais regagna le lit d’Agnès et le palais de la citadelle retrouva son calme.
Pas pour longtemps. Quand revint un printemps singulièrement humide, un messager de la princesse Sibylle tomba aux genoux du roi, apportant une affreuse nouvelle : Guillaume de Montferrat atteint d’une maladie à laquelle les médecins n’avaient pas l’air de comprendre grand-chose était en train de mourir. La lettre de sa jeune épouse éplorée avançait l’hypothèse du poison…
Baudouin n’hésita pas même une seconde : il ordonna son départ pour Ascalon et fit chercher son médecin, Joad ben Ezra, pour qu’il l’accompagne. Naturellement ce fut autour de lui une levée de boucliers dont, pour une fois, Guillaume de Tyr fut le porte-parole :
— Vous allez courir un danger inutile, sire ! Les médecins d’Ascalon sont aussi bons que le vôtre et je suis certain que le comte est bien soigné. Vous devez songer à votre propre santé !
— Ma santé ? Que voulez-vous qu’elle m’apporte de pire que la lèpre ? Guillaume est mon frère par l’esprit et par le cœur. Il est celui dont j’ai fait choix pour continuer le royaume. Je veux – et il appuya sur le mot – aller vers lui et lui porter tout le secours possible. À lui et à ma sœur qui est en grand désarroi. Si c’est le poison j’ordonnerai une enquête pour punir le coupable et si c’est un mal quelconque, nous verrons à le combattre au mieux et nous prierons. Moi surtout pour que Dieu veuille conserver à mon royaume ce grand espoir que Guillaume représente. Mon cheval et une escorte réduite ! Un grand arroi me ralentirait. Je veux être parti dans une heure !
Baudouin aimait Ascalon, sa ville natale, et si les souvenirs de la toute petite enfance étaient un peu estompés, chaque fois qu’il y était retourné, du temps de son père ou ensuite, il retrouvait la même impression heureuse devant l’énorme Tell couronné de murailles blanches qui laissait glisser la ville jusqu’au port et à la mer bleue où la douceur du climat entretenait toute l’année une température sensiblement égale, où cèdres et palmiers dispensaient leurs ombres fraîches un peu partout, donnant l’impression que les remparts enfermaient autant de jardins que de maisons. En outre, les flancs de la colline en forme de bol renversé, constituée par les ruines des cités successives, laissaient parfois échapper des vestiges qu’il trouvait émouvants parce qu’il aimait y voir la trace des civilisations mortes avec leur mystère. Un endroit idéal pour une lune de miel royale et Baudouin n’aurait jamais imaginé que Sibylle, comtesse en titre ainsi que de Jaffa, pût y vivre un cauchemar. Le palais comtal, jadis bâti par les Fatimides d’Egypte à qui la ville avait été reprise en 1153, possédait cette clarté, cet art de vivre et ce charme des grandes demeures orientales ; mais quand le roi et sa suite y pénétrèrent toute lumière semblait s’en être retirée et le parfum des fleurs lui-même disparaissait sous les pénibles odeurs d’excréments combattues tant bien que mal par des encensoirs fumants.
Dans la chambre de Guillaume l’odeur était intolérable. Des médecins en robe noire s’affairaient autour de la couche où reposait le malade dont les servantes étaient en train de changer les draps souillés. Ils parlaient tous à la fois en faisant beaucoup de gestes avec cette faconde des Méditerranéens. Au milieu d’eux, le pauvre Guillaume gisait sans forces, jaune comme un coing, son corps amaigri ayant l’air de flotter dans sa peau comme si les beaux muscles de naguère s’étaient dégonflés.
— Le roi !
L’annonce, clamée par le gosier solide de Thibaut, fit l’effet d’une pierre dans une mare à grenouilles. Les robes noires s’éparpillèrent tandis que Baudouin, sans leur accorder un regard, s’avançait vers le lit sur lequel il se pencha :
— Mon frère, dit-il doucement en prenant entre ses mains gantées celle du malade, vous voilà bien mal en point. De quoi souffrez-vous ?
En dépit de son état, Guillaume s’efforça de sourire :
— Mes entrailles… Je crois qu’elles sont en train de pourrir. Je me vide sans cesse…
L’un des médecins retrouva le courage d’approcher tout en scrutant par en dessous le visage de ce jeune homme que l’on disait lépreux… et qui devait l’être si l’on en jugeait l’enflure des arcades sourcilières où la peau formait comme des écailles.
— Un flux malin du ventre, sire, mais il y a d’autres cas dans la ville. Le seigneur comte a dû boire de l’eau mauvaise…
— Et la comtesse, ma sœur ? A-t-elle aussi pris le mal ?
— Non, grâce à Dieu ! Elle n’entre plus dans cette chambre depuis… depuis…
Il cherchait à dater l’absence de Sibylle, mais Baudouin qui regardait avec compassion la figure de son beau-frère y vit soudain couler des larmes et comprit :
— Depuis longtemps, n’est-ce pas ? Le début de la maladie ?
— Nous… nous le lui avons vivement conseillé ! La jeune comtesse se doit à l’enfant qu’elle porte, fit le médecin soudain volubile et inquiet du ton cassant du roi.
Mais celui-ci lui imposa silence d’un geste et haussa les épaules :
— On ne risque pas d’attraper ce genre de maladie en épongeant un front en sueur ou en prononçant des mots de réconfort et d’amour.
L’attitude de Sibylle ne le surprenait pas. Son affection pour sa sœur – comme celle qu’il vouait à sa mère – était sans illusions. Il la savait frivole, jouisseuse et foncièrement égoïste. L’enfant qu’elle portait lui offrait une excuse idéale : même sans lui, elle se fût écartée de Guillaume dès les premiers symptômes. Elle tenait trop à sa beauté !
Cependant le médecin personnel de Baudouin, Joad ben Ezra, s’était penché sur le malade et l’examinait. Le jeune roi avait grande confiance en lui car c’était un homme sage et savant, un Juif chassé d’Espagne par les soldats de Youssouf, l’Almohade, comme Maïmonide lui-même avec lequel il avait étudié. Grisonnant, plutôt court sur jambes, la bedaine arrondie mais point agressive, la barbé carrée, le sourcil touffu, il parlait peu et lentement. Quand il eut achevé son examen dont les autres n’essayèrent pas de se mêler, il se redressa et dit :
— Il y a autre chose…
— Que veux-tu dire ?
— La dysenterie ne donne pas cette forte fièvre, ces écoulements sanglants et ces rougeurs de la peau que j’ai découvertes sur son corps.
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