Apparemment l’arrivant se posait la même question à son sujet car il avait, lui, reconnu le bâtard de Courtenay, mais il était trop courtois pour la formuler. Aussi Thibaut se chargea-t-il de le renseigner :

— Je suis ici de par le roi, seigneur comte, dit-il en souriant. Envoyé extraordinaire en quelque sorte, mais dans le genre discret.

— Il faut qu’il en soit ainsi pour que l’on vous trouve en ce lieu sans escorte, répondit Ibelin aimablement. Cela fait honneur à votre courage car vous êtes encore bien jeune, mais on sait l’estime – justifiée – que vous porte notre sire ! Quant à moi, je suis mon propre envoyé, ajouta-t-il plus sérieusement. Il m’arrive de venir à Naplouse afin que la reine Marie soit toujours au fait de ce qui se passe à la cour. Vous savez que ses amis n’y sont guère bienvenus…

— Vous assurez la liaison ? fit Thibaut avec un bon sourire.

— En quelque sorte. Je me veux ses yeux et ses oreilles afin de pallier toutes les avanies que pourrait lui vouloir dame Agnès.

Thibaut pensa qu’il venait lui annoncer la requête de la Dame du Krak et choisit de ne pas dire qu’elle en était déjà informée. Balian d’Ibelin était un homme réservé, plutôt grave même. Or, à cet instant, il rayonnait d’une joie inconnue et le bâtard ne voulut pas lui gâcher son plaisir. Il salua courtoisement le comte et le laissa poursuivre son chemin vers le logis de la reine.

Il ne le vit pas à la table du souper et s’en étonna, mais pensa qu’il avait tant de choses à dire à la reine Marie qu’elle le retenait encore ou alors qu’il n’avait pas faim. Ce qui n’était pas son cas à lui. L’appétit de Thibaut était en effet sur le point de passer à l’état légendaire, d’autant plus qu’il ne le faisait pas grossir d’une ligne. Il est vrai que sa croissance n’était pas encore achevée !

À la table du capitaine commandant le château, il dévora joyeusement, but modérément à son habitude, puis, son repas achevé, éprouva le besoin d’aller faire quelques pas dehors avant d’aller dormir.

La nuit d’automne était belle, claire, limpide même et les jardins embaumaient le myrte et l’oranger. Après s’être assuré qu’il n’était pas interdit de s’y promener à condition ne pas approcher du château, il s’engagea dans une allée bordée de grands lauriers qui escaladait la pente du mont Garizim, en direction d’un petit oratoire niché dans un cercle de noirs cyprès qui avaient l’air de monter, autour de sa délicate construction, une garde silencieuse.

Il s’en approcha à pas lents, les assourdissant d’instinct afin de ne pas troubler la sérénité de cette belle nuit, respirant l’air si doux et admirant la beauté de la vallée endormie à ses pieds où se révélait si bien la splendeur de l’œuvre de Dieu. Il avait repris entre ses doigts l’anneau d’Isabelle et, de temps en temps, le portait à ses lèvres pour le baiser longuement.

Comme il arrivait près des grands cyprès, il eut soudain le désir d’aller remercier pour le grand bonheur reçu en ce jour. La porte de la chapelle était ouverte et il allait y entrer quand une voix de femme lui parvint, une voix qui disait :

— N’avons-nous pas assez attendu, mon doux ami ? Voilà trois ans que je suis veuve et le temps passe comme la fleur de la beauté. Pourquoi ne pas laisser celle de notre amour s’épanouir au grand jour ? Le roi vous aime et je sais que mon bonheur ne lui est pas indifférent.

— Nul plus que moi, ma reine, ne souhaite faire éclater aux yeux de tous la joie que vous me donnez. Le roi, en effet, vous confierait à moi avec plaisir mais il est auprès de lui une femme que notre félicité enragerait et malheureusement elle est puissante. Le diable est avec elle et le roi aime sa mère, ce qui est bien naturel. À Jérusalem vous ne seriez pas en sûreté. Moins encore peut-être votre fille, la petite Isabelle, dont on s’occupe un peu trop en ce moment. Oh, mon amour, si vous saviez comme il m’est cruel de prêcher ainsi la sagesse quand mon cœur est plein de vous…

Il y eut un soudain silence que seul un soupir vint troubler. Figé sur place, Thibaut n’osait plus bouger, quelque envie qu’il en eût, car il avait conscience d’être indiscret. Cependant il se décida et, en prenant d’extrêmes précautions, réussit à s’éloigner sans faire de bruit, point trop content de ce qu’il venait de découvrir. Que la reine Marie et Balian d’Ibelin s’aiment ne l’aurait pas autrement tourmenté – et même il eût été satisfait de lui savoir un défenseur de cette trempe ! – s’il n’y avait eu les convoitises dont Isabelle était le centre. Qui pouvait savoir si, pour vivre son bonheur au grand jour, Marie n’accepterait pas de marier sa fille à l’un de ses prétendants bien en cour ?

DEUXIÈME PARTIE

UNE AGONIE À CHEVAL

4

Un voile de mousseline blanche

En dépit de ce qu’espéraient le roi et Guillaume de Tyr, le protosébaste fit entendre, à son retour de Naplouse, son désir de prolonger son séjour en Terre Sainte. Comme il l’expliqua aux deux hommes avec un aimable sourire, le temps se gâtait en Méditerranée – ce qui était exact ! – et, en outre, il ne voyait pas l’utilité d’imposer à ses galères un voyage de retour à Byzance suivi d’une nouvelle traversée au petit printemps quand il était si simple, puisque l’on était d’accord pour l’expédition d’Égypte, d’attendre tranquillement l’arrivée de la flotte de guerre. Il aurait ainsi le temps de perfectionner l’accastillage et l’armement de ses navires. De plus, souhaitant resserrer les liens entre la reine douairière et son pays natal, il comptait se rendre auprès d’elle à plusieurs reprises. À commencer par le temps de Noël qu’elle l’avait invité à passer chez elle.

— Ce qu’il y a de remarquable chez les Byzantins, c’est qu’avec eux rien n’est jamais simple, rien n’est jamais sûr ! soupira Guillaume de Tyr un soir qu’il jouait aux échecs avec le roi. Ils disent blanc un jour, noir le lendemain, et trouvent encore moyen de vous démontrer qu’ils obéissent en cela à la plus pure logique.

— Ces trois galères dans le port d’Acre vous soucient à ce point, monseigneur ? demanda Baudouin en avançant un pion pour laisser son fou menacer directement la reine de son adversaire.

— Pas vraiment, encore que des marins grecs inoccupés et lâchés en liberté dans un port soient rarement un élément de tranquillité ! Je me soucie davantage de la grande assiduité du protosébaste auprès de la reine douairière… Il passe à Naplouse les trois quarts de son temps.

— Et que craignez-vous ? Qu’il l’enlève comme fit le « cousin » Andronic avec la tante Theodora, la veuve du roi Baudouin III, et la perde de réputation ?

— Non. La reine Marie est trop sage pour cela. En outre, elle aime ailleurs. Ce que je redoute, c’est une dangereuse querelle entre lui et le seigneur d’Ibelin. Celui-là est éperdument amoureux d’elle…

De surprise, Thibaut lâcha l’épée dont il était occupé à nettoyer la poignée et qui rebondit sur les dalles en sonnant comme une cloche, ce qui fit se retourner les joueurs.

— Comment le savez-vous, monseigneur ? demanda-t-il, l’œil arrondi.

— Apparemment tu le sais aussi ? fit Baudouin tout aussi surpris. Et tu ne m’en as rien dit ?

— Sire, fit le bâtard sans se démonter, s’il arrive à un chevalier de surprendre le secret d’un autre chevalier, l’honneur commande qu’il le garde… même envers son roi. Durant la nuit que j’ai passée au château de Naplouse, j’ai, en effet, surpris un… entretien. Ce qui m’a étonné c’est que monseigneur Guillaume qui ne bouge d’ici l’ait appris…

— Mon ami, fit celui-ci, j’ai comme tout le monde des yeux et des oreilles, mais au surplus – et je le dois à ma charge – je dispose ici et là de quelques paires d’yeux. Et, justement enseigné par l’aventure scandaleuse de la reine Theodora, j’avoue au roi que je fais surveiller la reine douairière…

— Et vous ne m’en avez rien dit ? grogna le roi.

— Parce que cet amour ne représente aucun danger pour le royaume. Bien au contraire : ce n’est pas à vous, sire, que j’apprendrai que les Ibelin sont de haute et noble lignée et que le seigneur Balian, bien que cadet, mais fort apanagé, est parfaitement digne d’une reine veuve. Et puis il est votre féal. Je n’ai pas du tout envie qu’un poignard ou une flèche, aussi silencieux que grecs, nous le suppriment.

— Alors, marions-les ? Au moins Isabelle reviendrait à Jérusalem avec sa mère, fit Baudouin avec un mince sourire en direction de Thibaut.

— Sire ! Sire ! Je croyais vous avoir appris à regarder derrière les façades ! De quel œil votre mère verrait-elle sa rivale de toujours devenir sa belle-sœur ?

— Depuis qu’elle a épousé Sidon, elle n’est plus sa belle-sœur.

— Oh, Sidon ne la dérange pas beaucoup. Il ne quitte guère sa ville et…

— Faites-moi la grâce du reste, monseigneur ! coupa Baudouin soudain crispé. Si vous voulez dire que son inconduite a éloigné cet époux-là comme les autres, je n’ai pas besoin qu’on me le rappelle. C’est « ma » mère ! Et je l’aime !

Aussitôt, Guillaume jaillit de son siège et, passant derrière le jeune roi, posa ses deux mains sur les épaules qu’il sentit trembler.

— Elle vous aime aussi ! Calmez-vous, mon cher enfant ! À Dieu ne plaise que j’aie voulu vous blesser. Quand deux femmes se haïssent autant que celles-là, mieux vaut pour la paix du royaume les tenir écartées l’une de l’autre.

Au prix d’un effort et de quelques profondes respirations, Baudouin réussit à se dominer et retrouva même un sourire :

— Vous avez raison. Cela je le sais aussi… mais que conseillez-vous ?

— Parlez à Balian ! Bien franchement ! Dites-lui que j’ai surpris son secret et que vous n’êtes pas hostile au remariage de votre belle-mère avec lui, mais dans quelque temps, et demandez-lui comme un service d’éviter de rencontrer un protosébaste qu’il n’a aucune raison de redouter… et qui disparaîtra quand viendra le printemps comme les pluies de l’hiver.