— Voyons votre nouvelle ! soupira-t-elle après s’être signée une dernière fois.

En quelques phrases rapides, Thibaut retraça l’intervention quasi solennelle de la Dame du Krak à l’assemblée des barons et sa demande instante de la main d’Isabelle pour son fils Onfroi, mais il n’eut pas le temps de s’étendre sur le sujet. À peine avait-il prononcé le mot mariage que Marie se levait, rouge de colère et raide d’indignation :

— Jamais ! Livrer ma fille à cette femme ? Jamais, vous m’entendez ? Elle n’aurait à en attendre qu’avanies et méchanceté.

— Le roi n’est pas plus favorable que vous, madame, mais dame Etiennette est têtue, elle reviendra à la charge, à moins que le protosébaste ne fasse une demande pour un prince de la famille impériale. Ce qui pourrait être dans ses intentions…

— Cela non plus ne saurait me convenir. J’entends garder ma fille près de moi et il faudra bien que le roi, mon beau-fils, tienne compte. de ma volonté. En outre, je n’oublie pas que le mal dont il souffre le conduira au tombeau dans peu d’années sans doute et ma fille, à sa mort, deviendra reine de Jérusalem.

— Nul n’en serait plus heureux que moi, car ce serait un baume sur la blessure qu’ouvrira en moi le trépas de mon cher seigneur mais… il y a aussi la princesse Sibylle qui vient de prendre époux, et elle est l’aînée.

— La fille de la putain ? Jamais les hauts barons ne l’accepteront ! Le sang d’Isabelle est entièrement royal. Cela fera la différence en temps voulu. Vous direz au roi que la princesse sa sœur n’ira pas à Byzance épouser un des nombreux cousins de l’empereur pour s’y perdre dans leur foule, et ne sera pas non plus livrée à la Dame du Krak pour qu’elle en fasse un otage. À présent, allons prier ! J’entends les simandres(10) qui nous appellent à l’office du soir.

Il fallut bien la suivre. Thibaut réprima un soupir. Il était aussi bon chrétien que n’importe qui, plein d’amour et d’humilité pour le Rédempteur crucifié, mais s’il priait chaque jour comme le devait tout bon chevalier, il ne voyait pas l’utilité de passer la moitié de son temps à genoux sur la terre ou la pierre à la manière des moines. Ainsi que l’avait dit tout à l’heure Isabelle, ce palais semblait extraordinairement religieux et à cette heure il eût de beaucoup préféré aller manger un morceau avant de s’étendre dans un coin tranquille pour y prendre un repos réparateur : ce voyage trop lent mais nécessaire au confort d’une jeune fille blessée dans sa chair l’avait fatigué plus qu’une rapide chevauchée. Cependant, il se résigna à passer une heure dans les fumées de l’encens et des cierges, consolé malgré tout par la présence d’une Isabelle qui lui envoyait sourires et clins d’œil tout en se tortillant sur son carreau de soie mince comme une galette.

L’office terminé, il se disposait à rejoindre le châtelet, commandant l’entrée de l’enceinte fortifiée, où logeaient les gardes et les éventuels visiteurs masculins, les seuls hommes autorisés à résider dans le palais de la reine douairière étant les prêtres ou les moines, lorsque quelqu’un le rattrapa : Isabelle.

— Quand partez-vous, sire Thibaut ? fit-elle un peu essoufflée d’avoir couru. Pas ce soir j’espère ?

— Non, madame, mais demain matin dès l’ouverture des portes. Je ne vous reverrai donc pas, ajouta-t-il avec une note de tristesse qui n’échappa pas à la fillette.

— Quand reviendrez-vous ?

— Pas de sitôt, je le crains. Je n’ai rien à faire ici…

— Et me voir ? Ce n’est pas important ?

Il était trop jeune pour savoir dissimuler les mouvements de son cœur et lâcha :

— Oh si ! S’il n’était que de moi, princesse, je voudrais vous voir toujours !

Le sourire qu’elle lui offrit fit rayonner son ravissant visage et battre un peu plus vite encore le cœur du jeune homme :

— Alors, faites ce qu’il faut pour cela : dites au roi mon frère que je l’aime… et que je m’ennuie à mourir ici ! Je voudrais tant rentrer à Jérusalem !

Implorante, elle s’accrochait à son bras et Thibaut s’accorda le bonheur de poser sa paume sur les deux petites mains : elles étaient douces et tièdes comme un plumage d’oiseau.

— Vous vous ennuieriez plus encore si l’on devait vous livrer à l’un de ceux qui briguent déjà votre alliance car vous n’auriez d’eux ni joie, ni bonheur.

— Parce qu’on me demande ? Et qui donc ?

— Vous le savez fort bien. Ce vieux soudard de Renaud de Châtillon à cause de qui mère Yvette vous a fait quitter le couvent. Il y a aussi dame Etiennette de Milly qui voudrait vous faire épouser son fils… Et ce ne serait pas pour vous rendre heureuse car vous seriez obligée d’aller vivre aux confins du royaume et des déserts, dans son redoutable Krak de Moab. Jérusalem vous paraîtrait encore plus éloignée.

— Je sais qu’elle déteste ma mère, que ma mère la déteste et je ne voudrais à aucun prix devenir sa fille. Mais, s’il faut vraiment me marier, pourquoi donc le roi mon frère ne me donnerait-il pas à quelque chevalier qui aurait place dans son estime et son affection ?

— Qui, par exemple ?

— Pourquoi pas vous ? Je crois que… j’aimerais beaucoup devenir votre épouse… Thibaut.

Il dut fermer les yeux un instant, tant ce qu’il lisait dans les yeux bleus de la fillette l’éblouissait. Il dut aussi se forcer pour répondre :

— Vous êtes une grande princesse… et moi je ne suis qu’un bâtard…

— De très noble maison tout de même et, par votre alliance, vous serez plus encore. En outre… il me souvient, un jour, alors que vous quittiez le couvent avec mon frère, de l’avoir entendu vous dire… je ne sais à quel propos car vous remontiez tous deux à cheval : « Allons, ne sois pas si modeste ! Je te ferai prince et tu auras ma sœur », et il a ajouté : « Je sais bien que tu l’aimes… » Thibaut ! Est-il vrai que vous m’aimez ?

Éperdu, Thibaut n’osait pas regarder Isabelle. Ce qui lui arrivait là était trop beau, trop doux, trop soudain surtout, et il osait à peine y croire.

— C’est si facile de vous aimer, madame ! Pour moi, ce n’est pas cela le plus important : c’est…

— … de savoir si moi je vous aime, peut-être ?

Cette fois il plongea son regard dans les beaux lacs d’azur qui le tentaient :

— Peut-être, émit-il d’une voix si étranglée qu’elle se mit à rire, ce qui tout de suite effaroucha le garçon. Il serait cependant cruel d’en faire un jeu, madame…

— Un jeu ? Je n’ai jamais été aussi sérieuse et je vais vous répondre. Mais penchez-vous un peu : vous êtes décidément trop grand !

Il fit ce qu’elle demandait. Alors elle glissa ses bras autour de son cou que les raides broderies de sa robe griffèrent, mais il n’en sentit rien parce que Isabelle venait de poser ses lèvres sur les siennes après avoir chuchoté :

— Et cessez donc de m’appeler madame quand nous sommes seuls !

Le baiser qu’elle lui donna le bouleversa, tout inexpérimenté qu’il était et même un peu maladroit, mais c’était le premier qu’il recevait et lui eût-il été donné par les savantes houris du paradis de Mahomet qu’il ne l’eût pas grisé davantage. Il fut heureux de s’être gardé pur pour cet instant divin. En effet, et parce qu’il portait en lui cet amour dès avant la puberté, il n’avait jamais voulu répondre aux avances subtiles des dames ou demoiselles de la cour attirées par sa prestance, le contraste entre ses yeux d’acier froid et le charme de son sourire – à commencer par Agnès ! –, et celles plus appuyées et plus crues des filles follieuses au hasard des ruelles de la Ville sainte. Pur il était au moment où il avait reçu la chevalerie par l’épée de Baudouin, pur il était encore à cet instant où Isabelle lui offrait son âme…

Cependant le baiser l’enflamma d’un seul coup. Il referma ses bras autour de sa bien-aimée afin de sentir son Corps contre le sien… et découvrit que c’était impossible : l’empesage de broderies et de pierres qui couvrait la robe en faisait le plus efficace des porte-respect. Contre son visage, Isabelle se mit à rire :

— Tout beau, messire ! Les fiançailles ne sont pas le mariage et vous pouvez constater que les modes de Byzance s’entendent à vous y amener pucelle !

— Sommes-nous donc fiancés ?

Je croyais vous l’avoir fait entendre ? Mais, afin de mieux vous en convaincre, prenez cette bague et gardez-la jusqu’au jour où vous me donnerez l’anneau qui la remplacera.

Elle ôta une de ses bagues – un cercle de turquoises et de petites perles – qu’elle voulut lui passer au doigt, mais cette entreprise-là présentait elle aussi une difficulté insurmontable : aucun des doigts de Thibaut, même l’auriculaire, n’était assez mince pour la recevoir. Il la prit cependant et y posa ses lèvres avec une sorte de piété :

— Je la porterai sur mon cœur, au bout d’une chaîne. Grand merci, douce… Isabelle !

À nouveau elle le baisa sur la bouche, puis s’éloigna en courant comme elle était venue. Thibaut l’entendit encore lancer :

— N’oubliez tout de même pas de dire au roi mon frère que je m’ennuie ici !

L’écho d’une voix grondeuse qui appelait la princesse lui parvint aussitôt et, serrant bien fort la bague dans sa paume, il reprit son chemin vers les défenses du palais sur lesquelles s’étendait un coucher de soleil si glorieux, si doré, si triomphant que le jeune amoureux y vit le plus merveilleux des présages. Fiancé ! Il était le fiancé d’Isabelle, et même si aucun prêtre n’était venu bénir l’anneau qu’elle lui avait donné, même si le roi n’avait rien confirmé, il serait à jamais pour lui le plus sacré des engagements, le plus inviolable des serments.

Il allait atteindre le corps de garde pour prendre l’escalier menant à la grande salle quand un chevalier suivi d’un écuyer et de quatre cavaliers franchit la double herse relevée de l’entrée. Ses armes étaient magnifiques, encore que ternies par la poussière des chemins, mais Thibaut n’eut pas besoin de consulter les symboles brodés sur la cotte ou peintes sur l’écu pour identifier l’arrivant : le profil de faucon que révélait le camail d’acier lui était familier comme appartenant à l’un des plus fidèles soutiens de la couronne, l’un des plus puissants barons aussi : Balian d’Ibelin, l’ex-beau-frère et l’ennemi juré de la « reine mère ». Que venait-il faire ici ?