— Vous savez cela ? fit-il sèchement.
— Pour vous bien servir, sire, j’ai besoin de tout savoir de ce qui se passe dans ce palais. Je sais qu’on l’a menée chez vous cette nuit, qu’elle en était heureuse car elle vous aime d’amour grand et vrai. J’espérais que vous le seriez aussi.
Sa voix était infiniment douce. Baudouin, cependant, lui tourna le dos pour qu’il ne vît pas les larmes qui lui montaient aux yeux.
— Je l’ai été, murmura-t-il. J’ai connu un moment de joie intense parce que j’avais oublié ce que j’étais et le mal que je porte. Son cri au moment où je l’ai déflorée m’a dégrisé… rendu à l’horrible réalité. Ma semence maudite ne s’est pas répandue en elle et de cela je remercie Dieu. Dieu qui ne m’a pas sauvé de la tentation !
— Ne l’accusez pas ! Cet amour qui se donnait à vous, il ne le condamnait pas ! Chacun est libre de son corps et cette jeune fille vous donnait le sien en toute connaissance de cause. Que s’est-il passé ensuite ?
— Le messager des Byzantins est arrivé et je l’ai renvoyée chez ma mère. Elle ne voulait pas qu’on la raccompagne, mais Thibaut s’en est inquiété. Il a couru derrière elle et vous savez la suite…
— Le Sénéchal a-t-il reconnu son agresseur ?
— Thibaut ne le pense pas. Tout a été très rapide et il faisait sombre.
— Et vous avez fait ramener la jeune fille chez votre mère ? Dans l’état où elle devait être, ce n’était guère…
— Marietta l’a prise chez elle et elle y est encore. J’ai prévenu ma mère – en la remerciant – que je la gardais, mais ce n’est pas mon intention. Il faut qu’elle parte et c’est pourquoi j’envoie Thibaut à Naplouse ce soir même : il va conduire Ariane chez ma belle-mère. Marie est un peu folle, mais c’est la bonté même et sa demeure un enchantement. Ariane y sera bien… et moi j’aurai l’esprit en paix. Ici, entre la méchanceté des femmes et cet ignoble Courtenay qui cherchera sans doute à recommencer ou à se venger d’autre manière, elle ne serait plus en sûreté. Par les plaies du Christ ! De quelle boue sont faits les hommes !
Tout en parlant, Baudouin s’était approché d’un coffre en cèdre sculpté sur lequel étaient posées son épée et sa dague. Il prit celle-ci, la dégaina et, sur les derniers mots, la planta avec fureur dans le précieux couvercle, puis l’en arracha et fixa la lame brillante comme s’il lui cherchait un autre fourreau. Guillaume de Tyr, inquiet du désespoir qui s’inscrivait sur son visage, s’élança et, calmement, ôta le poignard des mains du jeune homme :
— Non. Cela ne résoudrait rien et vous perdriez votre âme ! Mon fils… vous l’aimez déjà tant, cette enfant ?
— Vous me connaissez mieux que mon confesseur, n’est-ce pas ? fit-il avec amertume. Oh oui, je l’aime ! Et alors que je la voudrais toute à moi je dois l’écarter de ma personne, l’envoyer au loin !
— C’est cela le véritable amour : vouloir le bien de l’autre au détriment du sien propre. Naplouse n’est pas si loin ! Quinze petites lieues !
— Elles doivent être pour moi aussi vastes qu’un océan. Si je ne la revois pas, j’arriverai peut-être à l’oublier…
Guillaume se contenta de hocher la tête : il le connaissait trop pour s’illusionner sur cette éventualité venant d’un tel cœur, mais la sagesse était de l’y encourager. Thibaut, qui était allé chez Marietta prendre des nouvelles d’Ariane, revint à cet instant. Son sourire répondit au regard interrogateur de Baudouin :
— Elle va mieux que nous n’osions l’espérer. Marietta l’a bien soignée. J’ajoute qu’elle désire beaucoup vous voir, mais sans oser le demander. Elle est ravagée de honte à présent que ce monstre l’a souillée.
— Est-elle en état de voyager ?
— Voyager ? Mais pour aller où ?
— A Naplouse où tu vas la conduire ce soir ! Je ne veux pas qu’elle reste ici exposée à… toutes sortes d’avanies !
— Elle ne voudra jamais, émit Thibaut, anticipant les réactions de la jeune Arménienne. En outre, elle n’a jamais mis son… séant sur un cheval…
— Je ne lui laisse pas le choix. C’est un ordre ! Quant au cheval, après ce qu’elle vient de subir ce serait… difficile.
Tu prendras une mule… un âne… une litière, n’importe quoi. Mais il faut que demain matin, elle soit loin d’ici. Dis à Marietta de tout préparer ! Moi, je vais écrire à Marie…
Avec une grimace comique à l’adresse de Guillaume de Tyr qui le regardait en souriant, Thibaut se mit en devoir de s’exécuter. Il savait d’expérience que, lorsque Baudouin employait un certain ton, discuter était du temps perdu. Mais il revint peu après, et il était très ému :
— Sire, il vous faut la voir ne fût-ce qu’un instant ! dit-il. Elle est en larmes, persuadée que, si vous l’envoyez loin de vous, c’est parce qu’elle vous fait horreur.
— Elle, me faire horreur ? Mais, par tous les saints du Paradis, c’est le monde à l’envers ! C’est bon : va la chercher !
Elle fut là dans l’instant. Tellement semblable à une statue de la désolation que Baudouin ne put s’empêcher de rire. Ce qui la blessa.
— Oh, sire, vous me plongez dans l’affliction, vous me chassez et cela vous fait rire ?
— Oui, parce qu’il n’y a aucune raison de vous mettre dans cet état. Je ne vous chasse pas : je vous mets à l’abri de l’infâme personnage qui a abusé de vous… et qui recommencera si l’on ne vous éloigne pas. À Naplouse vous serez bien. La reine Marie est bonne et ma petite sœur adorable… En outre, le Sénéchal n’y mettra jamais les pieds.
— Je pensais que…
— Je sais ce que vous pensiez, mais c’est une grave erreur. Vous m’êtes infiniment précieuse… et chère.
Ariane joignit les mains en un geste de ferveur tandis que ses yeux rougis s’illuminaient d’espérance :
— Oh, si je vous suis chère, gardez-moi ! Je ne veux vivre que pour vous et par vous. Mon doux seigneur, saurez-vous jamais combien je vous aime ?
Elle avait mis genou en terre et levait les mains vers lui. Il les prit pour la relever et, un instant, la tint contre lui.
— Peut-être que je le sais mieux que vous n’imaginez, fit-il avec une grande gentillesse. Vous m’avez fait le plus merveilleux des présents et la pensée de votre amour éclairera ma triste route. À présent, obéissez-moi et partez ! Ne me rendez pas cet instant plus cruel ! Dieu m’est témoin que je voudrais toujours vous garder contre moi !
Il effleura de ses lèvres les doigts de la jeune fille, puis les lâcha :
— Emmène-la, Thibaut ! Et veille bien sur elle. Il y a là une lettre pour la reine Marie. Prends-la et prends aussi une escorte !
— C’est inutile. Je préfère que nous passions inaperçus et le pays est calme.
Il allait emmener la jeune fille, docile cette fois mais dont les larmes coulaient de nouveau en silence :
— Attends ! dit Baudouin.
Le roi prit, à son chevet, un petit coffre serti d’émaux bleus, l’ouvrit, en tira un anneau où s’enchâssait la plus bleue des turquoises et vint le passer à l’annulaire d’Ariane :
— Cette bague m’a toujours été précieuse. Elle m’a été donnée par mon père lorsque j’ai eu dix ans. Il disait qu’elle m’apporterait la sérénité et la protection du ciel. Je ne peux plus la mettre, ni d’ailleurs aucune autre, ajouta-t-il en regardant ses doigts qui commençaient à s’épaissir. Mais toi, ma douce Ariane, garde-la en mémoire de moi.
Elle y posa aussitôt ses lèvres, puis supplia :
— Je vous reverrai, n’est-ce pas ?
— Si Dieu le veut ! Mais s’il ne le veut pas, sache que je n’aimerai jamais que toi !
Une heure plus tard, Thibaut et Ariane quittaient Jérusalem par la porte de David sur laquelle veillait la citadelle, et qui permettait de sortir sans traverser la ville ; puis ils remontèrent vers le nord pour rejoindre la route de Ramla et de Naplouse.
Au pied des montagnes de Samarie, la verte vallée de Naplouse – l’antique Sichem – était l’un de ces endroits bénis du ciel où la grâce du paysage se mêle à la profusion de la nature pour composer, entre ciel bleu et terre blonde, une corbeille de végétation, une oasis de douceur et de paix où le voyageur souhaite s’arrêter et l’âme se reposer. Figuiers, oliviers, lauriers, citronniers et orangers y poussaient à foison autour des maisons blanches, à terrasses ou à coupoles, sur lesquelles de grands palmiers mettaient une ombre mouvante.
La demeure de la reine douairière de Jérusalem s’élevait au-dessus de la ville sur les premières pentes du mont Garizim, jadis haut lieu de religion gnostique et ascétique des Samaritains. Après la prise de Jérusalem, au siècle précédent, Tancrède de Hauteville, qui serait un jour prince d’Antioche, y avait construit un château à la sicilienne, moitié défense, moitié palais – ce dernier avatar ayant pris le pas sur le premier quand le roi Amaury avait offert Naplouse en douaire pour sa jeune épouse. Il y avait fait porter une part des richesses qui avaient constitué la fabuleuse dot de la princesse byzantine, ce qui était prudent car lorsque après sa mort Agnès était revenue s’installer triomphalement à Jérusalem en commençant par chasser celle à qui elle ne pardonnait pas de porter une couronne qu’on lui avait refusée, elle n’avait tout de même pas osé demander que l’on pille sa demeure, sachant bien que Baudouin et Raymond de Tripoli, alors régent du royaume, s’y seraient fortement opposés.
Aussi, lorsque après deux jours d’un voyage où son compagnon avait fait en sorte de la ménager, Ariane aborda la demeure de l’ancienne souveraine, se crut-elle arrivée en paradis. Les appartements d’Agnès au palais de la citadelle n’étaient pas dépourvus de splendeur grâce à leur profusion bien orientale de tapis, de tentures et de coussins ; mais un concentré de la magnificence byzantine se retrouvait là dans le dallage de marbre figurant une prairie émaillée de fleurs, dans les mosaïques des murs représentant des anges aux longues ailes tournés vers une Mère de Dieu à l’œil absent, drapée d’azur et d’or, offrant à l’adoration un Enfant Jésus hiératique et bénisseur, dans les colonnes de porphyre soutenant une voûte étoilée qui rejoignait un portique ouvert sur un jardin de lauriers et d’orangers où chantait une fontaine.
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