— Le roi ne saurait vous répondre sur l’instant, noble Etiennette. Nous sommes ici pour attendre une ambassade du Basileus(9). La reine douairière Marie est sa nièce et l’empereur peut avoir des vues sur sa fille. Nous ne saurions engager la petite Isabelle sans son aveu…

Il n’y avait rien à répondre à cela : Etiennette était battue et Baudouin en remercia son ancien maître d’un léger sourire. Pourtant un champion inattendu se trouva brusquement aux côtés de la Dame du Krak prête à regagner sa place : Renaud de Châtillon accourut pour lui offrir son poing mais, au lieu de la ramener, il la retourna résolument vers le trône :

— Sire, clama-t-il si fort que sa voix puissante dut s’entendre jusque dans la cour d’honneur, le maître du royaume franc de Jérusalem n’a que faire de l’avis d’un Grec pour marier sa jeune sœur. Qu’elle porte en elle une part de ce sang maudit est bien suffisant. Donnez-lui pour époux un prince bien de chez nous : cela évitera aux enfants qu’elle aura d’hériter l’esprit tordu de Byzance. La seigneurie d’Outre-Jourdain vaut un royaume. Qu’elle aille au plus digne. Qu’en pensez-vous, vous autres ? ajouta-t-il en s’adressant aux autres barons.

Les approbations lui arrivèrent d’un peu partout, faisant naître sur sa face une grimace de triomphe. Presque seul, Raymond de Tripoli protesta :

— Où vous croyez-vous donc, sire Renaud ? Ce n’est un secret pour personne que vous haïssez l’empereur depuis l’humiliation qu’il vous a infligée, quand après vos sanglants exploits de Chypre il vous a contraint à venir demander pardon à ses genoux, les bras nus et tendant votre épée par la pointe. Vous étiez alors prince d’Antioche, mais à présent vous n’êtes plus que ce que veut bien le roi…

À cet instant s’éleva la voix de celui-ci :

— Tous ici connaissent votre sagesse et votre dévouement au royaume, mon beau cousin, et je suis le premier à vous en savoir un gré infini. Cependant il ne faut pas qu’ils vous poussent à manquer de charité envers le prochain. Quant à vous, messire Renaud, nul n’ignore ici quel magnifique guerrier vous êtes et tous avec moi souhaitent que cette épée, trop longtemps réduite à l’inaction, flamboie de nouveau au soleil des batailles ; mais, pour ce qui est de la politique, faites-moi la grâce de me la laisser ! Nous entendrons les ambassadeurs de Byzance. Quant à vous, gracieuse dame, je vous reverrai avec grand plaisir !

Il n’y avait rien à ajouter. Tous le comprirent et Guillaume de Tyr dissimula sa satisfaction, heureux de constater que son élève, en dépit de son jeune âge, pouvait se montrer aussi ferme que bon diplomate. À présent, la Dame du Krak regagnait sa place, menée fièrement par Renaud qui la couvait d’un œil ardent. Duquel, soudain, elle semblait captive. Depuis qu’il était apparu auprès d’elle, Etiennette avait senti une étrange émotion s’emparer d’elle. Sous ses doigts elle sentait les os et les muscles durs de ce poing énorme, solide comme un roc. Dans un instant, elle allait s’en séparer, s’en éloigner pour retourner vers son pays de Cocagne et ses châteaux trop grands, trop vides, et déjà elle en éprouvait quelque chose qui ressemblait à de la douleur. La stature de Renaud effaçait tout, jusqu’au souvenir de sa requête, jusqu’à sa haine pour Marie Comnène, pour laisser la place à une bien séduisante idée. Qu’avait-elle à se soucier de marier son fils quand elle-même se sentait encore si jeune, ses flancs si capables de porter les fruits de l’amour ? Sans le savoir, elle refaisait le parcours émotionnel de Constance d’Antioche qui, courtisée par tant de hauts barons, avait choisi un soldat de fortune, un chevalier errant mais qui avait su éveiller en elle tous les tourments et toutes les délices de la passion…

Renaud avait trop l’habitude des femmes pour ne pas se rendre compte de l’effet produit chez celle-là. Tout à l’heure il avait agi sous une impulsion irraisonnée, le besoin d’insulter son ennemi par personne interposée ; mais il découvrait que se déclarer le chevalier de cette dame était sans doute l’action la plus intelligente qu’il eût accomplie depuis son exploit d’Antioche. Elle était belle, et désirable… et combien plus désirables encore ses terres immenses et ses forteresses imprenables. Il souhaita de toutes ses forces lui plaire, la séduire et si possible l’épouser. Aussi en la ramenant à sa place eut-il l’un de ces gestes de courtoisie tendre qu’il savait rendre irrésistibles. Ramenant le poing de la dame vers sa bouche il posa un baiser léger, puis plia le genou :

— Accordez-moi la faveur de porter vos couleurs, gracieuse dame, et jamais, je le jure, vous n’aurez eu champion plus attentif à cet honneur. En tous lieux et contre tout appelant, je vous défendrai tant qu’il me restera un souffle de vie !

Un murmure mi-approbateur, mi-moqueur accueillit le coup d’audace, mais le visage d’Etiennette de Milly assombri par le refus royal rayonnait à présent d’une joie si forte que Guillaume de Tyr renonça à rappeler Châtillon à ses devoirs envers le roi ; pensant que les choses se terminaient mieux qu’il ne l’avait craint il remit à plus tard de surveiller ces deux-là. Les trompettes, sur les murs du palais, annonçaient les envoyés de Byzance et l’on se prépara à les recevoir.

En fait, si le sort de la jeune Isabelle fut invoqué au cours de la première entrevue, aucune demande précise assortie d’un acte ne fut formulée. Le protosébaste Andronic l’Ange qui menait la délégation venait seulement voir de quel œil Baudouin IV considérait les accords passés avant lui entre son père Amaury Ier et l’empereur Manuel à Constantinople, touchant une descente commune en Égypte afin de tenter de saper, sur ses bases mêmes, la puissance grandissante de Saladin avant qu’il ne soit trop tard.

Le jeune roi fit grand accueil au magnifique seigneur. Il était trop conscient des liens, personnels et familiaux, qui avaient uni son père au Basileus, pour ne pas souhaiter les garder intacts. Byzance était le meilleur et le plus puissant allié du royaume franc. Aussi ne laissa-t-il planer aucun doute sur ses intentions. Cependant la trêve existait, signée avec Turhan shah, et Jérusalem avait besoin qu’elle dure encore quelque temps afin de préparer comme il convenait une campagne certainement difficile et qui demanderait de forts contingents. Le mieux serait d’attendre les nouveaux croisés qui ne manqueraient pas de débarquer aux environs de Pâques. L’ambassadeur en demeura d’accord : il n’était d’ailleurs venu qu’avec peu de navires. L’important était d’être assuré que les accords tenaient toujours. Et l’on festoya joyeusement, buvant et levant bien haut les coupes de vin à la gloire de ceux qui réussiraient à abattre le Renard du Caire.

Seul le roi ne participait qu’en apparence. Dieu seul savait s’il serait de ceux qui libéreraient le royaume d’une menace singulièrement grave, car il ne s’illusionnait pas sur la qualité d’un ennemi dont il espérait seulement qu’il ne prendrait pas l’initiative de rompre une trêve devinée fragile. Tant qu’Alep tiendrait bon contre lui, Saladin aurait du grain à moudre avant de s’approprier la totalité de la Syrie et Jérusalem vivrait des jours paisibles. D’autre part, Baudouin n’aimait pas l’idée d’être le premier à rompre cette trêve si précieuse et les impatiences de l’empereur le contrariaient même s’il n’en laissait rien voir. Mais Guillaume de Tyr n’était pas de ceux-là : il lisait à livre ouvert dans l’esprit et le cœur de son élève :

— Vous avez fort bien fait, sire, de ne rien précipiter. Le Basileus, dont les troupes viennent de subir une sévère défaite en Anatolie, ne rêve que de vengeance ; mais pour aller attaquer l’Egypte, ses navires ont besoin de nos ports et de notre soutien, bien qu’il ait beaucoup plus d’hommes et de moyens que nous. Or, pour l’instant, la victoire est nôtre et vos barons comme vos hommes d’armes souhaitent en jouir en toute tranquillité. Rassembler l’ost serait d’un effet désastreux.

— Oh, je sais ! Seulement je crains que le protosébaste s’incruste ici pour attendre le printemps, le nouveau contingent venu d’Europe et le gros de la flotte byzantine… Auquel cas, il faudra bien prendre le chemin du Caire.

— Ce n’est pas certain. Il n’a que trois galères et préférera sans doute retourner passer l’hiver chez lui. Au besoin, nous pouvons l’y inciter… discrètement. Pour le moment, il souhaite aller présenter ses devoirs à la reine douairière, sa cousine.

— C’est bien naturel. En ce cas, je vais envoyer Thibaut avertir ma belle-mère.

— Pourquoi Thibaut, quand une lettre portée par un simple coureur de vos écuries suffirait ? s’étonna Guillaume qui, mieux que quiconque, savait que le bâtard détestait s’éloigner de Baudouin.

— J’ai pour cela une excellente raison, mon ami. Vous n’avez pas été sans remarquer, à la réception, l’absence du Sénéchal ?

— En effet. On m’a dit qu’il était souffrant. Ce qui m’a fort surpris : il aime tant à parader sur le devant de la scène qu’il doit être très malade pour avoir manqué cela.

— Il a fait la nuit dernière une mauvaise chute contre un mur. Il a pris une énorme bosse sur le côté de la tête cependant qu’une aspérité lui déchirait la joue. Ses jours ne sont pas en danger mais il n’est pas beau à voir…

— Il était ivre à ce point ? fit le Chancelier en riant.

— Non. En fait, c’est Thibaut qui lui a valu cela en l’arrachant du corps d’une jeune fille que ce bouc puant était en train de forcer.

Les sourcils en accent circonflexe, Guillaume examina le visage soudain blanc de colère du jeune roi et garda un instant le silence.

— Une jeune fille ! émit-il enfin. Ce n’est pas, j’espère, la petite Arménienne ? Celle que votre mère vous a offerte ?

De blanc, Baudouin passa au rouge profond :