De son côté et en se retrouvant en face de ce fils qu’il avait oublié, Jocelin ne fit pas montre d’une joie excessive et, s’il lui donna l’accolade sans vraiment l’embrasser, ce fut uniquement pour la galerie et parce que tous les yeux étaient fixés sur lui : ses yeux à lui, bleu pâle, un peu étirés vers les tempes comme ceux de sa sœur, restèrent de glace. Depuis il ne lui avait pas adressé la parole trois fois. Encore était-ce pour des remarques désagréables.

Cette nuit-là, Thibaut, soulevé de dégoût et de haine, dut faire appel à sa raison et au souvenir de ses vœux de chevalerie pour ne pas égorger comme un porc ce gros homme qui déshonorait le nom qu’ils portaient tous deux. Sans s’inquiéter d’ailleurs de savoir s’il n’était pas sérieusement blessé à la suite de sa rencontre avec la muraille, il se soucia uniquement d’Ariane demeurée inerte et nue sur le sol, bras et jambes écartés dans la position où son agresseur l’avait clouée ; mais, en se penchant sur elle, Thibaut vit ses yeux grands ouverts sur une affreuse expression de désespoir et les larmes qui en coulaient.

En hâte il ramena sur elle les lambeaux de sa chemise déchirée, chercha son manteau pour l’en envelopper. Elle se laissait faire comme un petit enfant mais, quand Thibaut voulut la soulever, elle eut un gémissement de douleur en se laissant aller en arrière et le jeune homme, inquiet, se demanda s’il allait réussir à soulever ce poids inerte. Or il fallait à Ariane des soins que seules des femmes ou un médecin pouvaient donner. Bandant ses muscles, il se penchait pour une nouvelle tentative quand un trottinement qui s’approchait lui fit lever la tête. À son soulagement il reconnut Marietta et courut vers elle. La nourrice de Baudouin n’eut pas besoin de longues explications. Elle prit feu tout de suite :

— Vous voulez l’emmener chez dame Agnès pour qu’elle soit la risée des donzelles qui la servent ?

— Où alors ?

— Chez moi ! Prenez-la aux épaules, je prends les jambes…

Marietta devait à la maladie de Baudouin et à son statut de nourrice d’habiter une petite pièce, prise entre la chambre royale et la muraille, qui servait aussi d’apothicairerie. Elle y disposait d’un coffre, d’un entassement de matelas et de coussins, d’une cruche et d’une cuvette. On y accédait directement par l’escalier. Ariane y fut déposée, après quoi Marietta mit Thibaut à la porte.

— Allez à vos affaires maintenant ! Je sais comment soigner ça. Elle n’est pas, et de loin, la première fille violée qui me passe par les mains.

— Mais elle est sans connaissance ! Vous êtes sûre qu’elle n’est pas en danger ? Pourtant je suis arrivé vite et ce fils de chien n’a pas eu beaucoup de temps…

— Il n’en faut pas beaucoup pour forcer une fille quand on l’a d’abord étourdie d’un coup de poing. Rassure-toi !

Son corps guérira vite, mais pour son esprit ce sera plus long. Pauvrette ! Il a eu ce qu’il voulait, ce mauvais !

— Comment ça, ce qu’il voulait ? Est-ce que…

— Je dis ce qui est : depuis qu’elle est arrivée il lui tourne autour. Dame Agnès le sait bien qui lui a déjà fait remontrances. Elle voulait que la petite arrive vierge au roi. Il a dû la suivre, la guetter.

— Je croyais qu’il avait peur de la lèpre ?

— Il doit être ivre : il pue le vin ! Allez-vous-en, maintenant ! J’ai à faire !

Avant d’aller rejoindre Baudouin, occupé à recevoir le message de Byzance, Thibaut retourna au passage voûté dans l’intention d’ôter à Courtenay toute envie de recommencer. Même s’il ne gardait guère d’illusions sur ce qu’il valait, l’idée d’avoir été engendré par un tel misérable lui était odieuse. L’eût-il rencontré que le sénéchal du royaume eût passé un fort mauvais quart d’heure car le jeune homme était si furieux qu’il était prêt à le tuer. Mais il ne le trouva plus. Seule, sur le mur, une légère trace de sang disait qu’il avait été là.

3

Les dames de Naplouse

Le lendemain, après avoir assisté au départ des jeunes époux vers leur fief d’Ascalon et leur lune de miel, le roi tint un conseil élargi, profitant de la présence à Jérusalem de tous ses barons. Les nouvelles arrivées dans la nuit justifiaient cette assemblée qui se tint dans la salle où était le trône, un haut siège de bronze, d’ivoire et d’or surmonté d’un dais bleu et or et des armes de la maison d’Anjou-Ardennes. Tout autour les bannières et les écus des grands du royaume formaient une haie bruissante et colorée, chaque baron – dont plusieurs étaient des femmes ! – disposant d’une sorte de stalle sous son écu armorié. Aucun rappel ici des décors moelleux de l’Orient, adoucis de tapis et de tentures précieuses : la vaste salle était sévère sous son appareillage de pierre mais imposante et d’une grande noblesse. On attendait une ambassade byzantine dont trois galères de guerre s’étaient ancrées dans le port d’Acre. C’était là la nouvelle portée par le messager de la nuit mais pour le moment, le roi, vêtu d’une robe bleu et or, la couronne sur la tête, assisté de Guillaume de Tyr qui se tenait debout auprès de lui, réglait diverses questions.

— Sire, notre roi bien-aimé !

Celle dont la voix haute et claire s’élevait et qui vint occuper le devant de la scène était sans doute la femme investie de la plus grande puissance du moment au royaume franc, puisqu’elle régnait seule sur l’immense seigneurie d’Outre-Jourdain qui, de Jéricho à la mer Rouge, englobait le riche pays de Moab où poussaient la vigne, l’olivier, les céréales et les champs de canne à sucre, traversé par les grandes routes caravanières rejoignant l’Arabie ou les riches contrées du golfe Persique(8). D’imprenables forteresses – Montréal et le Krak de Moab – y assuraient une garde vigilante, si impressionnante que l’on avait surnommé cette femme la « Dame du Krak ».

En fait elle s’appelait Etiennette de Milly, fille de Philippe de Milly, seigneur d’Outre-Jourdain retiré au Temple en 1167 à la mort de sa femme. Âgée d’à peine trente ans, elle était déjà deux fois veuve. D’abord d’Onfroi III de Toron, fils du vieux connétable et dont elle avait un fils d’une douzaine d’années – baptisé Onfroi comme ses père et grand-père –, et une fille, Isabelle, reine d’Arménie depuis l’année précédente. En secondes noces – l’énorme territoire ayant tout de même besoin d’un guerrier confirmé à sa tête – elle avait épousé le sénéchal Milon de Plancy, un Champenois têtu, teigneux, atrabilaire et vaniteux qui ne l’avait encombrée que deux ans : pour avoir voulu s’arroger la régence du royaume pendant la minorité de Baudouin, il avait été égorgé une nuit de décembre 1174 dans une ruelle d’Acre. Depuis Etiennette menait son monde avec fermeté et intelligence : le mariage de sa fille avec Roupen III d’Arménie en était la preuve.

La veille, elle avait été l’un des ornements des noces de Sibylle car sa beauté demeurait frappante. Elle n’était pas très grande mais le paraissait tant son attitude était fière et hautaine. Une ossature parfaite conférait à son visage, délicatement aquilin, une splendeur durable. Ses grands yeux bruns au regard direct ne cillaient pas, mais ses lèvres sensuellement ourlées disaient que cette femme froide et altière pouvait s’embraser. Autre particularité : elle était peut-être la seule amie d’Agnès avec qui elle avait toujours entretenu d’excellentes relations.

Et c’est en plein accord avec celle-ci qu’elle venait de quitter son siège et s’avançait vers le trône avec grâce et majesté, laissant flotter derrière elle le long voile violet qui enveloppait sa tête et son buste retenu au front par un cercle d’améthystes et de perles. Baudouin lui adressa un sourire et un geste courtois quand elle fut devant lui :

— Que veut de nous la noble dame d’Outre-Jourdain, notre féale et amie ?

— Que le roi resserre les liens qui nous attachent à sa couronne, moi et les miens. Ce palais résonne encore des échos de la fête d’hier. Belle et grande fête qui scellait l’accord de deux maisons par l’amour de deux jeunes gens ! Aussi ai-je pensé à une autre fête, à venir celle-là, mais qui serait tout aussi bénéfique pour le royaume.

— A quelle fête pensez-vous, madame ?

— A un autre mariage. Sire notre roi, je viens ici vous demander d’accorder à mon fils, Onfroi IV de Toron, à qui je remettrai toutes mes seigneuries, votre jeune sœur Isabelle afin qu’ensemble et quand le temps en sera venu, ils donnent au royaume les puissants défenseurs dont il ne saurait se passer.

Debout auprès du trône, un peu en arrière, Thibaut serra les poings. On s’occupait un peu trop, à son goût, de l’avenir de sa princesse. Après ce soudard de Châtillon, c’était cette harpie qui, à présent, voulait mettre la main sur elle ? Pas difficile de deviner pourquoi ! Marier son rejeton à celle qui, après Sibylle, pouvait prétendre à régner serait pour Etiennette une excellente opération car ainsi son fils deviendrait roi. Mais il n’eut pas le temps de suivre davantage le fil de ses pensées. Guillaume de Tyr intervenait à sa manière souriante :

— Belle et noble idée, sire, et qui pourrait retenir votre attention… dans quelques années. La princesse Isabelle n’a pas neuf ans et son prétendu douze, si je ne me trompe ?

Etiennette de Milly toisa l’importun :

— Dans les maisons princières, les alliances se concluent tôt et la fiancée est alors élevée près de celui qu’elle épousera le temps venu.

Thibaut frémit. La Dame du Krak, il le savait, haïssait Marie Comnène pour l’excellente raison qu’après la répudiation d’Agnès de Courtenay par Amaury Ier, elle avait espéré épouser le roi et par la même occasion coiffer la couronne de Jérusalem. Quelle espèce d’affection la fille de la « Grecque », comme elle l’appelait avec dédain, pourrait-elle en espérer ? Et il éprouva une nausée à la pensée que, peut-être, Baudouin allait accepter l’alliance et envoyer sa fragile petite sœur vivre son adolescence derrière les formidables murailles du Krak de Moab. Baudouin, pour l’instant, ne répondait rien. Mais le Chancelier, lui, avait encore quelque chose à dire. Il eut, pour la dame dressée devant lui comme un cobra prêt à frapper, un sourire plein de bonhomie :