— Je ne quitte le roi de jour ni de nuit ! protesta Thibaut en voulant écarter la grosse femme, mais elle tenait bon.

Baudouin de toute façon était déjà entré. Marietta alors se fit rassurante :

— Allons ! Je vous assure qu’il n’y a rien à craindre. Bien au contraire !

Là, cependant, un incroyable spectacle attendait Baudouin qui se crut, un instant, revenu dans la chambre nuptiale. Comme tout à l’heure il y avait, éclairée par un bouquet de chandelles rouges, une jeune fille en chemise blanche assise dans le lit parsemé de lavande et de pétales de roses. Les yeux baissés et les joues roses d’émoi, elle tenait ses petites mains croisées sur sa poitrine que révélait la finesse du tissu. Seule différait la couleur des cheveux : ceux de l’apparition étaient plus sombres que la nuit et, au lieu d’être tressés de perles, ils coulaient librement sur les douces épaules. Jamais Baudouin n’avait rien vu de plus ravissant…

Un instant suffoqué, il se reprit vite mais la belle image l’attirait et il vint s’asseoir au bord du lit :

— Demoiselle, murmura-t-il, pourquoi êtes-vous ici ?

Sans oser le regarder mais en rougissant davantage, elle répondit d’une voix mal assurée :

— Pour faire votre plaisir, mon seigneur et mon roi. La très noble dame votre mère a tout préparé elle-même afin qu’amour vous soit donné comme à la princesse en cette nuit qui lui appartient.

— Ma… mère ? Comment a-t-elle osé vous commander cela ?

Les yeux d’Ariane se relevèrent brusquement et le jeune roi vit qu’ils brillaient comme des diamants noirs :

— Commandé ? Oh, mon doux sire, je serais venue de moi-même si elle ne l’avait fait ! Vous savez bien que je vous aime ! Mais… vous l’aviez peut-être oublié ?

— Non… non, certes ! Comment… l’aurais-je pu ? Le baiser que vous m’avez donné fait la douceur de mes jours… et le tourment de mes nuits.

— Alors il faut me le rendre… ou me laisser vous en donner d’autres ! Beaucoup d’autres !

Elle avait quitté l’appui des oreillers et, glissant sur les draps de soie, s’était approchée tout près de lui. Il eut, à un pouce de ses lèvres, le joli visage rayonnant de joie et, autour de son cou, la douceur embaumée de ses bras frais. Elle s’approcha encore et leurs bouches s’unirent, se mêlèrent avec une passion qui les submergea. Sous ses mains Baudouin sentit la chaleur de ce jeune corps qui s’offrait à lui, contre sa poitrine la rondeur des petits seins durs et dans ses reins à lui la montée brûlante d’un désir où sombraient sa raison comme sa volonté. Cependant quand il sentit les doigts d’Ariane ouvrir son bliaut pour atteindre sa peau, il eut un sursaut, voulut l’écarter de lui :

— Non… non, je ne peux pas…

— Et moi je veux ! Je t’aime ! Tu ne peux savoir combien je t’aime. Je t’ai toujours appartenu et n’ai vécu que pour cet instant. Ne l’abîme pas ! Je suis si heureuse.

Il l’était aussi. Au point de ne pouvoir l’exprimer. Ariane, avec la science innée que donne l’amour sous le ciel d’Orient, l’enveloppait d’un réseau délicat de baisers, de caresses. Délicat mais irrésistible, et il succomba. Ce fut lui alors qui mena le jeu pour finalement s’emparer d’elle avec un sanglot de bonheur et une sorte de furie qui arracha à la jeune fille un cri de douleur quand il la déflora. Ce cri dégrisa Baudouin en lui rendant le contrôle de sa volonté. Avec un gémissement, il s’arracha d’elle, du lit et tituba plus qu’il ne marcha vers les colonnettes de la galerie où il s’accrocha pour laisser à son cœur le temps de se calmer. Sa tête sonnait comme un bourdon de cathédrale quand il entendit Ariane l’appeler d’une voix plaintive :

— Reviens, mon doux seigneur !

— Non ! Non, je n’aurais jamais dû ! Comment ai-je pu oublier ce que je suis… ce que tu es ?

Elle l’avait déjà rejoint et se coulait dans ses bras sans qu’il trouvât la force de la repousser :

— Ce que je suis ? Ton bien, ta servante, ton esclave mais surtout celle qui t’aimera tant qu’il lui restera un souffle de vie…

— Mais c’est à ta vie que je pense ! Moi, ce que je porte en moi, c’est la mort… Une mort affreuse, et tu es si belle, si pure, si jeune !

— Qu’importe ! De toute façon, je mourrai un jour ! Mets-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras car l’amour est fort comme la mort…

Il tressaillit, surpris par ses derniers mots :

— Tu connais le Cantique des Cantiques ? C’est à peine croyable !

— Pourquoi ? C’est le plus beau poème d’amour qui soit et les filles de ma race sont plus cultivées que tu ne le penses…

Elle riait à présent et ce rire le désarma, mais quand elle voulut l’entraîner à nouveau vers le lit, il résista :

— Il ne faut pas ! J’aurais trop de remords ensuite !

— Alors c’est que tu ne m’aimes pas, se plaignit-elle, prête à pleurer.

— Mais c’est parce que je t’aime que je veux t’épargner.

Il prit son visage entre ses mains et l’approcha presque à toucher ses lèvres.

— Oh oui, je t’aime ! Depuis le jour du bouquet de roses, tu es en moi comme une douce lumière… et un regret déchirant ! Si j’étais un homme comme les autres, je ferais de toi une reine…

— Non, tu ne le pourrais pas car je suis de trop petite naissance, mais il ne faut pas le regretter puisque nous sommes tout de même réunis. Accepte ce que le destin… et ta noble mère nous offrent ! Être auprès de toi, dans l’ombre mais tout près, est tout ce que je désire. Pour le reste je m’en remets au Dieu tout-puissant. Et aussi à l’amour ! Il lui arrive de faire des miracles…

De nouveau le charme opérait. Cette voix était si douce à entendre, ce qu’elle disait plus encore, que l’âme douloureuse du jeune roi la recevait comme un baume. Pourquoi refuser, refuser toujours et encore ? Il se sentait si las tout à coup de lutter contre lui-même.

— Comment rejeter ce que je désire le plus au monde ? chuchota-t-il dans ses cheveux, bouleversé du bonheur de la sentir se blottir plus étroitement contre lui.

Peut-être allaient-ils reprendre le chemin de ce lit au drap marqué d’une tache de sang quand au-dehors éclata le vacarme de portes roulant sur leurs gonds de bronze, de commandements militaires assortis du galop d’un cheval. Puis quelqu’un brailla :

— Un message de Byzance ! Au roi !

En hâte, Baudouin ramassa sur le dallage la chemise abandonnée par Ariane, puis le manteau posé sur un tabouret, l’aida à s’en envelopper, lui donna un baiser rapide, puis alla appeler Marietta pour qu’elle ramène Ariane chez sa mère. Mais la nourrice n’était pas là.

— Elle est allée aux cuisines chercher je ne sais quoi, expliqua Thibaut qui veillait au-dehors, étendu sur un banc. Voulez-vous que j’aille la chercher ?

— Non, coupa Ariane. Je peux fort bien rentrer seule ! Ce n’est pas si loin !

Et elle s’enfuit comme une ombre légère vers la vis de pierre de l’escalier, tandis que Baudouin rentrait dans sa chambre pour revêtir une tenue plus convenable à l’accueil d’un messager impérial. Thibaut ne le suivit pas tout de suite, pris par un désagréable pressentiment : quand la jeune Arménienne était passée devant lui en coup de vent, il avait eu la vague impression d’une menace. Il hésita un instant, puis cria à l’intention de son maître :

— Je vais la suivre. Il y a cette nuit beaucoup trop d’ivrognes répandus un peu partout dans le château.

À son tour, il dégringola l’escalier, traversa la cour du Figuier qu’il trouva déserte, s’engagea sous une voûte basse, puis dans un nouvel escalier plus étroit. Il entendit des cris, grimpa quatre à quatre et déboucha dans un passage éclairé par deux torches fichées dans les moellons du mur par des griffes de fer. Il vit alors que ce qu’il redoutait obscurément était en train de se passer. C’était Ariane qui avait crié mais qui, à présent, ne pouvait plus que gémir sous la main brutale de l’homme qui était occupé à la violer. Il l’avait dépouillée de son manteau et Thibaut ne voyait d’elle que ses jambes nues écartelées sous le poids de l’homme qui la besognait à grands coups de reins. Furieux tout à coup, il fondit sur le misérable, empoigna le col de sa robe dont les fils d’or brillaient dans l’ombre, l’arracha du corps de la pauvrette et le rejeta en arrière avec tant de force – la sienne était décuplée par la fureur ! – qu’il l’envoya cogner contre le mur où il s’affala, évanoui sous la violence du coup. Il était tombé juste sous l’une des torches et Thibaut n’eut aucune peine à le reconnaître : c’était Jocelin de Courtenay, son père…

Il en fut à peine surpris. Dès l’instant où il avait posé les yeux sur lui le jour de son retour avec Renaud de Châtillon, Thibaut n’avait éprouvé aucun élan d’aucune sorte, sinon la certitude qu’en face de cet homme il lui faudrait toujours rester sur ses gardes et qu’aucun lien, jamais, ne se tisserait. Même l’état misérable où Courtenay se trouvait alors ne l’avait pas ému parce qu’en dépit de son jeune âge il savait lire sous les apparences. Trop souple, trop glissant, trop fuyant, sous des dehors où la grâce le disputait à l’arrogance, Jocelin de Courtenay, au contraire de Raymond de Tripoli, n’avait tiré aucun enseignement de ses années de captivité : il n’en revenait que plus avide de jouir d’une vie et de privilèges que son titre de comte titulaire d’Edesse et de Turbessel ne justifiait pas plus que celui de prince d’Antioche pour son compagnon de geôle. Sa chance était de retrouver sa sœur installée dans le rôle superbe de mère d’un roi dont on pouvait prédire sans crainte de se tromper qu’il ne ferait pas de vieux os. D’un roi qu’il méprisa d’emblée tout en s’en effrayant, mais en dissimulant ses sentiments sous la plus bénigne apparence. Revêtu à présent de la dignité de sénéchal, il s’était fait donner un hôtel en ville et de quoi mener la vie fastueuse qui lui avait tant manqué, passant de longues heures à table ou au lit en compagnie de jolies filles ou de jeunes garçons, promenant le reste du temps à travers le palais sa silhouette toujours somptueusement vêtue de tissus précieux brodés d’or ou d’argent sous lesquels un ventre confortable commençait à s’arrondir.