— Elle dans ce palais ! Comme c’est surprenant ! Je croyais bien ne plus jamais la revoir et voilà que je la retrouve chez les dames ! C’est assez incroyable, non ?

Le roi parlait pour lui-même et pour les courants d’air, pourtant Thibaut n’hésita pas à s’introduire dans son monologue.

— Elle vous l’a dit : votre mère l’a fait chercher…

— Non ce n’est pas cela qu’elle a dit. Je l’entends encore : « Votre mère m’est venue prendre ! » Ma mère se serait rendue elle-même au quartier arménien pour l’en ramener ? Quand on la connaît, cela n’a pas de sens.

— Elle semble être une très habile brodeuse pour ce que j’en ai pu voir…

— Mais il y en a déjà beaucoup parmi les dames et demoiselles qui l’entourent. Alors pourquoi celle-là ? Tu devrais essayer de savoir, Thibaut !

L’écuyer fit la grimace. S’aventurer dans les entours de la « reine mère » ne lui souriait guère. D’autant moins que Renaud de Sidon, l’actuel époux de la dame, était parti pour son fief afin d’y rejoindre le comte Raymond de Tripoli et d’y accueillir avec lui le marquis de Montferrat. Le fiancé, en effet, devait toucher terre dans le port de Sidon et Baudouin tenait à ce que belle et noble escorte lui soit donnée à sa sortie du navire pour l’amener avec honneur à Jérusalem. Jocelin de Courtenay l’accompagnait avec moult barons.

Thibaut n’était pas assez fat pour s’imaginer que, parce que son époux était au loin, Agnès l’entreprendrait, d’autant que le bel évêque de Césarée n’était jamais bien loin d’elle – l’état de grâce devait être son ordinaire car apparemment Héraclius la confessait de jour comme de nuit ! –, mais il la savait femme d’impulsion prompte à saisir le moment et il ne tenait pas à courir le moindre risque. La sagesse serait de s’adresser d’abord à Marietta : la nourrice du roi avait accès quand elle le voulait aux appartements d’Agnès. Cependant il fallait répondre à Baudouin :

— Je ferai votre volonté, sire, mais permettez-moi une question.

— Comme si tu avais besoin de ma permission !

— Cette jeune fille… Ariane pour lui donner son nom, semble vous intéresser.

Un grand sourire éclaira le visage songeur du roi.

— Elle s’appelle Ariane ? Quel joli nom et comme il lui va bien. Mais si tu savais cela, pourquoi ne me l’as-tu pas dit ?

— Parce que, cher seigneur, vous ne me le demandiez pas. Je croyais… que vous aviez oublié.

— Comment aurais-je pu l’oublier ? Ses lèvres avaient le goût de la pomme et la fraîcheur de la menthe… mais que désires-tu savoir ? Tu voulais me poser une question.

— Une question ? Pardonnez-moi, sire… Mais je crois que je l’ai oubliée…

— Cela te reviendra plus tard.

Le visage brun du jeune homme revêtait la plus candide innocence. En fait, Baudouin sans le savoir lui avait répondu et Thibaut venait de comprendre qu’il pensait beaucoup à « la jeune fille au bouquet de roses ». Sans doute au point d’en être tombé amoureux. Restait à savoir si c’était pour lui bonne ou mauvaise chose mais, se souvenant du regard rayonnant d’Ariane quelques instants plus tôt, Thibaut se décida pour la première éventualité : même un garçon de peu d’expérience comme lui voyait d’évidence qu’elle l’aimait de toute son âme…


L’arrivée de Guillaume de Montferrat, surnommé Longue-Epée, fut le signal de grandes réjouissances. Des réjouissances sans arrière-pensées d’ailleurs, tant il était évident que ce mariage serait béni par l’amour et que les fiancés s’étaient aimés au premier regard. Sibylle eut même pour son frère un élan de gratitude joyeuse, toute reconnaissante de lui avoir choisi si bel époux. Guillaume en effet était un garçon d’environ vingt-sept ans, de haute taille et bien proportionné. Son visage aurait pu servir de modèle au masque d’un empereur romain et ses yeux noirs contrastaient heureusement avec ses cheveux blonds. On le savait preux chevalier, habile à manier ce long glaive qui lui pendait au flanc. Sage et réfléchi, peu bavard mais bien disant, il semblait posséder toutes les qualités requises pour faire un excellent roi. Sibylle, elle, le trouva superbe et, comme il fut conquis d’emblée par la beauté de la jeune fille, il y avait là toutes raisons pour que leurs noces fussent une véritable fête.

Le jour du mariage, Jérusalem sentait les viandes rôties, les épices, les fleurs que l’on avait répandues par centaines sur le passage du cortège, le vin qui coulait des fontaines, la cire chaude et l’encens. La ville était pavoisée des ruisseaux jusqu’au sommet de la tour de David où dans le vent léger claquaient les deux bannières unies du roi et du marquis de Montferrat. Dans les rues on chantait, on dansait, on festoyait et dans la grande salle des Preux, au palais, toute parée de tapis et d’oriflammes, toute bruissante de soies précieuses, toute scintillante de lumières, les jeunes époux avaient pris place dans le double siège placé sous le grand écu de Jérusalem, vers lequel convergeaient les regards de la noble assemblée où se retrouvaient les grands noms du royaume. Sibylle, vêtue selon la coutume de satin rouge clair tissé et brodé d’or, son grand voile de même couleur retenu sur ses cheveux blonds par la couronne que lui avait offerte son frère, semblait curieusement intimidée, mais sous leurs paupières baissées ses yeux ne quittaient guère son époux, aussi ému qu’elle. Ils touchaient à peine à ce qu’on leur servait, mais sans cesse leurs mains se frôlaient et des vagues de chaleur montaient à leurs visages. Ils frémissaient visiblement de l’impatience de se retrouver seuls dans le grand lit parfumé de myrte et de pétales de roses qu’on leur préparait. Guillaume buvait beaucoup. Sans doute pour vaincre son émotion.

Non loin d’eux, Agnès les regardait avec un demi-sourire. Il n’était pas difficile de deviner qu’avec ces deux-là la nuit de noces serait réussie et porterait peut-être un fruit. La date en avait été choisie d’après les phases de la lune et les règles de la fiancée. En outre, la veille, la « reine mère » avait elle-même trempé Sibylle dans un baquet d’eau de pluie conservé depuis la dernière averse, afin de la rendre féconde. Ne fallait-il pas assurer à tout prix la dynastie ? Oui, ce mariage était bonne chose et la vue de ce jeune couple qui brûlait de s’étreindre consolait Agnès d’avoir dû s’asseoir à la même table que nombre de ses ennemis. Car ils étaient tous venus – à l’exception des morts bien sûr ! Il y avait là le prince d’Antioche, Bohémond III le Bègue, un assez pauvre sire que menait par le bout du nez sa femme, Orgueilleuse de Harenc la bien nommée. Il y avait les deux frères d’Ibelin qui étaient aussi ceux d’Hugues, son troisième époux défunt : Baudouin de Mirabel et de Ramla et son cadet Balian II seigneur d’Ibelin, qui tous deux la détestaient : le premier parce qu’il était follement épris de Sibylle et que ce mariage le désespérait, le second parce qu’il aimait passionnément la rivale d’Agnès, la jeune reine douairière Marie Comnène, veuve d’Amaury, et souhaitait l’épouser. Ce que bien sûr « on » ne lui permettait pas. Il y avait surtout le pire de tous : Raymond de Tripoli, l’ancien régent, un bel homme de haute taille, le teint basané, le cheveu noir et raide, les épaules larges, le nez puissant et l’œil sombre et méditatif. Agnès aurait aimé le mettre dans son lit pour en faire sa chose, mais il se méfiait d’elle – non sans raisons ! – et semblait attaché à sa femme, Echive, veuve de Gautier de Saint-Omer, prince de Tibériade et de Galilée, et qui, en l’épousant, lui avait permis d’ajouter à son comté de Tripoli cette superbe principauté, faisant de lui le plus haut seigneur du royaume. Celui-là était très intelligent, cultivé aussi et fin politique, mais peut-être déplaisait-il à Dieu autant qu’à Agnès, car jusqu’à présent il n’avait tiré aucun enfant du ventre de sa princesse et devait se résigner à adopter les quatre fils issus de Saint-Omer et qui, un jour, lui reprendraient la Galilée. Enfin, il y avait Renaud de Sidon, son mari actuel, qu’elle ne voyait guère parce qu’il fuyait la honte d’être l’époux de la maîtresse d’Héraclius. Lui aussi buvait beaucoup et ne la regardait jamais. Tout à l’heure, une fois dégrisé, il repartirait pour Césarée ou pour Sidon, ses fiefs dont il s’occupait attentivement. Grâce à Dieu le mariage de Sibylle allait la mettre à l’abri de tous ces gens-là ! Et puis n’avait-elle pas désormais auprès d’elle son frère Jocelin, tout dévoué à sa cause et à la fortune familiale qu’il s’occupait activement de restaurer ?

Un dernier visage accrocha le regard de la « reine mère » : celui de Renaud de Châtillon qu’elle ne savait trop dans quelle catégorie ranger car il était rusé autant qu’elle-même. Fidèle à sa manière bien personnelle d’apprécier un homme et aussi pour savoir quel goût pouvait avoir ce fauve, elle avait couché avec lui mais c’était un amant trop brutal, sans nuances, bâfrant au lit autant qu’à table et incapable de donner à une femme raffinée tout le plaisir qu’elle était en droit d’espérer. Cependant ils s’étaient quittés en assez bons termes :

— Trouvez-moi une veuve bien riche et bien pourvue et je vous serai fidèle allié, lui avait-il déclaré sans plus de façons.

C’était plus facile à souhaiter qu’à réaliser : un fief comme Antioche ne se trouvait pas sous les pas d’un cheval et pour l’instant Renaud devait se contenter de régner sur les défenses de Jérusalem que le roi venait de lui confier, ce qui était tout à fait dans ses cordes. Un gouverneur un peu particulier. Très exact sans doute dans tous ses devoirs militaires, sachant commander et veiller sur l’état des fortifications, il était vénéré par les soldats que fascinaient sa légende et sa personnalité démesurée, mais il était tout aussi célèbre dans les bourdeaux de la ville et chez les marchands qu’il mettait plus ou moins en coupe réglée pour regonfler une escarcelle parvenue à une déprimante platitude.